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Décisions

CJUE, 4e ch., 3 juin 2021, n° C-910/19

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Bankia SA

Défendeur :

Unión Mutua Asistencial de Seguros (UMAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Vilaras

Juges :

M. Piçarra (rapporteur), M. Šváby, M. Rodin, Mme Jürimäe

Avocat général :

M. Richard de la Tour

Avocats :

Me Fatás Monforte, Me Salinas Aguirre, Me Sarmiento Ramírez-Escudero, Me Lozano García

CJUE n° C-910/19

3 juin 2021

LA COUR (quatrième chambre),

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 3, paragraphe 2, et de l’article 6 de la directive 2003/71/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, concernant le prospectus à publier en cas d’offre au public de valeurs mobilières ou en vue de l’admission de valeurs mobilières à la négociation, et modifiant la directive 2001/34/CE (JO 2003, L 345, p. 64), telle que modifiée par la directive 2008/11/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 mars 2008 (JO 2008, L 76, p. 37) (ci-après la « directive 2003/71 »).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Bankia SA à l’Unión Mutua Asistencial de Seguros (UMAS) au sujet de l’engagement de la responsabilité de Bankia, en tant qu’émetteur d’une offre de souscription d’actions, du fait des informations fournies dans un prospectus publié préalablement à cette offre.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3 La directive 2003/71 a été abrogée, avec effet au 20 juillet 2019, par le règlement (UE) 2017/1129 du Parlement européen et du Conseil, du 14 juin 2017, concernant le prospectus à publier en cas d’offre au public de valeurs mobilières ou en vue de l’admission de valeurs mobilières à la négociation sur un marché réglementé (JO 2017, L 168, p. 12). Toutefois, compte tenu de la date des faits du litige au principal, les dispositions de la directive 2003/71 demeurent applicables.

4 Les considérants 10, 16, 18, 19, 21 et 27 de la directive 2003/71 énonçaient :

« (10) La présente directive et ses mesures d’exécution ont pour objet de garantir la protection des investisseurs et l’efficacité des marchés, conformément aux normes réglementaires exigeantes édictées par les enceintes internationales compétentes.

[...]

(16) L’un des objectifs de la présente directive est de protéger des investisseurs. Il convient donc de différencier les besoins de protection des diverses catégories d’investisseurs, notamment en fonction de leur niveau de compétence. Il n’est ainsi pas nécessaire de publier un prospectus en cas d’offre limitée aux investisseurs qualifiés. La revente ultérieure de ces valeurs ou leur vente directe au public par voie d’admission à la négociation sur un marché réglementé exige, en revanche, la publication d’un prospectus.

[...]

(18) La fourniture d’une information complète sur ces valeurs mobilières et leurs émetteurs renforce, conjointement aux règles de conduite, la protection des investisseurs. En outre, cette information constitue un moyen efficace de renforcer la confiance du public dans les valeurs mobilières, contribuant ainsi au bon fonctionnement et au développement des marchés concernés. La façon appropriée de rendre cette information disponible consiste en la publication d’un prospectus.

(19) L’investissement en valeurs mobilières, comme toute autre forme d’investissement, comporte des risques. Des garanties visant à protéger les intérêts des investisseurs effectifs et potentiels doivent être mises en place dans tous les États membres, pour permettre auxdits investisseurs d’évaluer ces risques en connaissance de cause et de prendre ainsi leurs décisions d’investissement en pleine connaissance de cause.

[...]

(21) L’information constitue un facteur déterminant pour la protection des investisseurs ; le prospectus devrait contenir un résumé indiquant les principales caractéristiques de l’émetteur, des garants éventuels et des valeurs mobilières et les principaux risques présentés par ceux-ci. Pour rendre ces informations facilement accessibles, le résumé devrait y être rédigé dans un langage non technique et, en général, sa longueur ne devrait pas dépasser 2 500 mots dans la langue dans laquelle le prospectus a été établi initialement.

[...]

(27) La protection des investisseurs devrait être garantie par la publication d’une information fiable. Actuellement, les émetteurs de valeurs mobilières admises à la négociation sur un marché réglementé sont assujettis à des obligations permanentes d’information, mais ne sont pas tenus de publier régulièrement des renseignements actualisés. Outre ces obligations, les émetteurs devraient au moins dresser une liste annuelle des informations publiées ou mises à la disposition du public au cours des douze derniers mois, y compris de celles portant sur toutes les obligations de déclaration prévues dans une autre législation communautaire. [...] »

5 En vertu de l’article 2, paragraphe 1, de cette directive :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

d) “offre au public de valeurs mobilières” : une communication adressée sous quelque forme et par quelque moyen que ce soit à des personnes et présentant une information suffisante sur les conditions de l’offre et sur les titres à offrir, de manière à mettre un investisseur en mesure de décider d’acheter ou de souscrire ces valeurs mobilières : cette définition s’applique également au placement de valeurs mobilières par des intermédiaires financiers ;

e) “investisseurs qualifiés” :

i) les personnes morales agréées ou réglementées en tant qu’opérateurs sur les marchés financiers, et notamment les établissements de crédit, les entreprises d’investissement, les autres établissements financiers agréés ou réglementés, les entreprises d’assurances, les organismes de placement collectif et leurs sociétés de gestion, les fonds de pension et de retraite et leurs sociétés de gestion, les courtiers en matières premières, ainsi que les entités non agréées ou non réglementées dont l’objet social exclusif est le placement en valeurs mobilières ;

ii) les gouvernements nationaux et régionaux, les banques centrales, les organisations internationales et supranationales comme le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne, la Banque européenne d’investissement, et les autres organisations internationales analogues ;

[...]

iv) certaines personnes physiques : sous réserve de reconnaissance mutuelle, un État membre peut agréer les personnes physiques qui sont résidents dans cet État membre et qui ont demandé expressément à être considérées comme des investisseurs qualifiés, lorsque ces personnes remplissent au moins deux des critères prévus au paragraphe 2 ;

v) certaines [petites et moyennes entreprises (PME)] : sous réserve de reconnaissance mutuelle, un État membre peut agréer les PME ayant leur siège statutaire dans cet État membre et qui ont demandé expressément à être considérées comme des investisseurs qualifiés ;

[...]

h) “émetteur” : une personne morale qui émet ou se propose d’émettre des valeurs mobilières ;

[...] »

6 L’article 3 de ladite directive, intitulé « Obligation de publier un prospectus », prévoyait :

« 1. Les États membres n’autorisent aucune offre de valeurs mobilières au public sur leur territoire sans publication préalable d’un prospectus.

2. L’obligation de publier un prospectus ne s’applique pas aux catégories d’offres suivantes :

a) une offre de valeurs mobilières adressée uniquement aux investisseurs qualifiés ; [...]

[...]

3. Les États membres font en sorte que toute admission de valeurs mobilières à la négociation sur un marché réglementé situé ou opérant sur leur territoire soit subordonnée à la publication d’un prospectus. »

7 L’article 4 de la même directive prévoyait des dérogations à l’obligation de publier un prospectus pour certaines catégories de valeurs mobilières.

8 L’article 5 de la directive 2003/71 disposait :

« 1. Sans préjudice de l’article 8, paragraphe 2, le prospectus contient toutes les informations qui, compte tenu de la nature particulière de l’émetteur et des valeurs mobilières offertes au public ou admises à la négociation sur un marché réglementé, sont des informations nécessaires pour permettre aux investisseurs d’évaluer en connaissance de cause le patrimoine, la situation financière, les résultats et les perspectives de l’émetteur et des garants éventuels, ainsi que les droits attachés à ces valeurs mobilières. Ces informations sont présentées sous une forme facile à analyser et à comprendre.

2. Le prospectus contient des informations concernant l’émetteur et les valeurs mobilières devant être offertes au public ou proposées à la négociation sur un marché réglementé. Il comprend également un résumé. Le résumé expose brièvement et dans un langage non technique les principales caractéristiques de l’émetteur, des garants éventuels et des valeurs mobilières et les principaux risques présentés par ceux-ci, dans la langue dans laquelle le prospectus a été établi initialement. Le résumé comporte également un avertissement au lecteur lui indiquant :

[...]

d) qu’une responsabilité civile est attribuée aux personnes qui ont présenté le résumé, y compris sa traduction, et en ont demandé la notification, mais uniquement si le contenu du résumé est trompeur, inexact ou contradictoire par rapport aux autres parties du prospectus.

[...] »

9 L’article 6 de cette directive, intitulé « Responsabilité concernant le prospectus », prévoyait :

« 1. Les États membres veillent à ce que la responsabilité des informations fournies dans un prospectus incombe au moins à l’émetteur ou à ses organes d’administration, de direction ou de surveillance, à l’offreur, à la personne qui sollicite l’admission à la négociation sur un marché réglementé ou au garant, selon le cas. Le prospectus identifie clairement les personnes responsables par leur nom et fonction, ou, dans le cas des personnes morales, par leur nom et siège statutaire, et fournit une déclaration de leur part certifiant que, à leur connaissance, les données du prospectus sont conformes à la réalité et ne comportent pas d’omissions de nature à en altérer la portée.

2. Les États membres veillent à ce que leurs dispositions législatives, réglementaires et administratives en matière de responsabilité civile s’appliquent aux personnes responsables des informations fournies dans les prospectus.

Les États membres veillent cependant à ce qu’aucune responsabilité civile ne puisse être attribuée à quiconque sur la base du seul résumé ou de sa traduction, sauf contenu trompeur, inexact ou contradictoire par rapport aux autres parties du prospectus. »

Le droit espagnol

10 L’article 28 de la Ley 24/1988, de 28 de julio, del Mercado de Valores (loi 24/1988, relative au marché de valeurs du 28 juillet 1988, BOE no 181, du 29 juillet 1988, p. 23405), dans sa version applicable au litige au principal, prévoyait :

« 1. La responsabilité des informations fournies dans le prospectus incombe au moins à l’émetteur, à l’offreur ou à la personne qui sollicite l’admission à la négociation sur un marché secondaire officiel ainsi qu’à leurs administrateurs, conformément aux conditions établies par voie réglementaire.

[...]

2. Les personnes responsables des informations fournies dans le prospectus y sont clairement identifiées par leurs nom et fonction, ou, dans le cas des personnes morales, par leurs dénomination et siège statutaire. De même, elles doivent fournir une déclaration certifiant que, à leur connaissance, les données du prospectus sont conformes à la réalité et ne comportent pas d’omissions de nature à en altérer la portée.

3. Conformément aux conditions établies par voie réglementaire, toutes les personnes visées aux paragraphes précédents sont, le cas échéant, responsables pour tous les dommages et préjudices causés aux détenteurs de valeurs mobilières acquises à la suite d’informations erronées ou d’omissions de données pertinentes dans le prospectus ou dans le document devant, le cas échéant, être élaboré par le garant.

[...]

4. Aucune responsabilité ne peut être attribuée aux personnes mentionnées aux paragraphes précédents sur la base du seul résumé ou de sa traduction, sauf si son contenu est trompeur, inexact ou contradictoire par rapport aux autres parties du prospectus ou s’il ne fournit pas, lu en combinaison avec les autres parties du prospectus, les informations essentielles permettant d’aider les investisseurs lorsqu’ils envisagent d’investir dans ces valeurs mobilières. »

11 L’article 30 bis, paragraphe 1, de cette loi disposait :

« Une offre au public de vente ou de souscription de valeurs mobilières se définit comme toute communication adressée sous quelque forme et par quelque moyen que ce soit à des personnes et présentant une information suffisante sur les conditions de l’offre et sur les titres à offrir, de manière à mettre un investisseur en mesure de décider d’acheter ou de souscrire ces valeurs mobilières.

L’obligation de publier un prospectus ne s’applique à aucun des types d’offre suivants, qui ne sont donc pas considérés comme des offres publiques aux fins de la présente loi :

a) une offre de valeurs mobilières adressée uniquement à des investisseurs qualifiés.

[...] »

Le litige au principal et les questions préjudicielles

12 Au cours de l’année 2011, Bankia a présenté une offre publique de souscription d’actions, divisée en deux volets, en vue de son introduction en Bourse. Un premier volet était adressé aux investisseurs autres que les investisseurs qualifiés, au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous e), de la directive 2003/71 (ci-après les « investisseurs de détail ») ainsi qu’aux employés et aux administrateurs de cette société, tandis qu’un second volet, dit « volet institutionnel », était adressé aux « investisseurs qualifiés ».

13 Les deux volets de l’offre ont été proposés à compter de la date d’enregistrement du prospectus auprès de la Comisión Nacional del Mercado de Valores (commission nationale du marché des valeurs mobilières, Espagne), à savoir le 29 juin 2011. Entre cette date et le 18 juillet 2011, s’est déroulée la période dite de « constitution du livre d’ordres », au cours de laquelle les éventuels investisseurs qualifiés pouvaient formuler des propositions de souscription. Le 18 juillet 2011, le prix des actions a été fixé à 3,75 euros, tant pour le volet concernant les investisseurs de détail que pour le volet institutionnel. Les propositions de souscription ont été sélectionnées et sont devenues irrévocables après avoir été confirmées. L’adjudication aux investisseurs des actions correspondantes a eu lieu le même jour et l’admission à la cote officielle est intervenue le jour suivant.

14 Dans le cadre de l’offre de souscription, Bankia a contacté l’UMAS, un établissement actif dans le secteur de l’assurance mutuelle et considéré comme un investisseur qualifié. Le 5 juillet 2011, l’UMAS a souscrit une offre d’achat de 160 000 actions, à raison de 3,75 euros chacune, correspondant à un montant total de 600 000 euros.

15 À la suite d’une reformulation des comptes annuels de Bankia, les actions de cette société ont perdu quasiment toute leur valeur sur le marché secondaire et leur cotation a été suspendue.

16 L’UMAS a formé un recours contre Bankia tendant, à titre principal, à la nullité, pour vice de consentement, de l’ordre d’achat des actions et, à titre subsidiaire, à l’engagement de la responsabilité de Bankia du fait du caractère fallacieux du prospectus. La juridiction de première instance a constaté la nullité de l’ordre d’achat des actions et a ordonné la restitution des sommes versées par l’UMAS, sans se prononcer sur la responsabilité de Bankia.

17 Bankia a interjeté appel de ce jugement devant l’Audiencia Provincial de Madrid (cour provinciale de Madrid, Espagne), qui, contrairement à la juridiction de première instance, a rejeté l’action en nullité de l’UMAS, mais a fait droit à l’action en responsabilité concernant le prospectus.

18 C’est à la suite de cet arrêt que Bankia a formé un pourvoi devant la juridiction de renvoi, le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne), lequel avait déjà jugé, dans le cadre de procédures engagées par des investisseurs de détail, que le prospectus émis par Bankia contenait de graves inexactitudes quant à la situation financière réelle de cette société.

19 La juridiction de renvoi relève que le volet de l’offre destiné aux investisseurs de détail avait rendu obligatoire la publication du prospectus, qui, sans être destiné aux investisseurs qualifiés, a pu influer sur la décision d’investissement de ces derniers. Selon cette juridiction, ni la directive 2003/71 ni le droit espagnol ne prévoient expressément la possibilité pour des investisseurs qualifiés d’engager la responsabilité de l’émetteur du fait d’un prospectus erroné lorsque l’offre publique de souscription est mixte, c’est-à-dire adressée tant à des investisseurs de détail qu’à des investisseurs qualifiés. Elle souligne que l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2003/71 dispense de l’obligation de publier un prospectus les émetteurs d’offres qui sont exclusivement adressées aux investisseurs qualifiés, ces derniers étant réputés disposer de la capacité et des moyens d’information leur permettant de prendre leur décision de manière éclairée, tandis que le considérant 27 de cette directive énonce que la protection des investisseurs doit être garantie par la publication d’une information fiable, sans opérer de distinction entre les différentes catégories d’investisseurs.

20 Dans ces conditions, le Tribunal Supremo (Cour suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) Lorsqu’une offre publique de souscription d’actions s’adresse tant à des investisseurs de détail qu’à des investisseurs qualifiés et qu’un prospectus a été émis à l’attention des investisseurs de détail, [l’article 3, paragraphe 2, et l’article 6 de la directive 2003/71 doivent-ils être interprétés en ce sens que] l’action en responsabilité concernant le prospectus peut [...] être exercée par les deux catégories d’investisseurs ou uniquement par les investisseurs de détail ?

2) Dans l’hypothèse où il serait répondu à la question précédente que les investisseurs qualifiés peuvent également exercer cette action, est-il possible d’apprécier leur degré de connaissance de la situation économique de l’émetteur de l’offre publique de souscription d’actions indépendamment du prospectus, eu égard à leurs relations juridiques ou professionnelles avec ledit émetteur (participation à son actionnariat, à ses organes d’administration, etc.) ? »

Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle

21 L’UMAS fait valoir que la demande de décision préjudicielle est irrecevable, en premier lieu, au motif que les questions posées par la juridiction de renvoi n’ont pas été soulevées par les parties au principal et qu’elles ne peuvent l’être d’office par le juge de renvoi. En deuxième lieu, la demande de décision préjudicielle ne satisferait pas aux exigences de l’article 94 du règlement de procédure de la Cour, en raison de ses omissions et défaillances dans la présentation des faits ainsi que dans l’exposé des raisons ayant conduit la juridiction de renvoi à saisir la Cour. En troisième lieu, la législation nationale en cause au principal ne laisserait place à aucun doute quant aux personnes pouvant exercer l’action en responsabilité prévue à l’article 6 de la directive 2003/71.

22 Il convient de rappeler, en premier lieu, que le système instauré par l’article 267 TFUE en vue d’assurer l’unité de l’interprétation du droit de l’Union dans les États membres institue une coopération directe entre la Cour et les juridictions nationales par une procédure étrangère à toute initiative des parties. Partant, si la juridiction de renvoi est libre d’inviter les parties au litige dont elle est saisie à suggérer des formulations susceptibles d’être retenues pour l’énoncé des questions préjudicielles, c’est à elle seule qu’il incombe de décider en dernier lieu tant de la forme que du contenu de celles-ci (voir, en ce sens, arrêt du 18 juillet 2013, Consiglio Nazionale dei Geologi, C‑136/12, EU:C:2013:489, points 28 à 30).

23  Dès lors, à supposer que, comme le fait valoir l’UMAS, la présente demande de décision préjudicielle porte sur des questions non soulevées par les parties au principal, cette circonstance ne saurait entraîner son irrecevabilité.

24 En second lieu, les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence (arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 43). Le refus de la Cour de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que lorsque, notamment, les exigences concernant le contenu de la demande de décision préjudicielle figurant à l’article 94 du règlement de procédure ne sont pas respectées, ou lorsqu’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation de la règle de droit de l’Union sollicitée n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal ou encore lorsque le problème est de nature hypothétique (voir, en ce sens, arrêt du 3 septembre 2020, Supreme Site Services e.a., C‑186/19, EU:C:2020:638, point 42).

25 Or, les arguments avancés par l’UMAS à l’égard de la législation espagnole applicable au litige au principal ne permettent pas de remettre en cause la présomption de pertinence dont bénéficient les questions posées par la juridiction de renvoi. En outre, cette dernière a respecté les exigences de l’article 94 du règlement de procédure, dès lors qu’elle a exposé avec une précision suffisante les éléments de fait et de droit en cause dans le litige au principal, l’objet de ce dernier ainsi que le lien existant entre celui-ci et l’interprétation des dispositions du droit de l’Union sollicitée.

26 Partant, la demande de décision préjudicielle est recevable.

Sur les questions préjudicielles

Sur la première question

27 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 6 de la directive 2003/71, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 2, sous a), de celle-ci, doit être interprété en ce sens que, dans le cas d’une offre publique de souscription d’actions adressée tant à des investisseurs de détail qu’à des investisseurs qualifiés, l’action en responsabilité du fait des informations fournies dans le prospectus peut être exercée non seulement par les investisseurs de détail mais également par les investisseurs qualifiés.

28  Selon une jurisprudence constante de la Cour, lors de l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, il y a lieu de tenir compte non seulement des termes de celle-ci et des objectifs qu’elle poursuit, mais également de son contexte ainsi que de l’ensemble des dispositions du droit de l’Union [arrêt du 11 mars 2020, X (Recouvrement de droits additionnels à l’importation), C‑160/18, EU:C:2020:190, point 34 et jurisprudence citée].

29 Il convient de relever à cet égard que la directive 2003/71 n’identifie pas les investisseurs qui peuvent exercer une telle action en responsabilité. En effet, cette directive se borne à identifier, à son article 6, paragraphe 1, les personnes dont la responsabilité peut être engagée du fait du contenu erroné ou lacunaire du prospectus.

30 Quant aux objectifs poursuivis par cette directive, il ressort, notamment, du considérant 10 de celle-ci que la protection des investisseurs ainsi que le bon fonctionnement et le développement des marchés en constituent le noyau fondamental (voir, en ce sens, arrêt du 17 septembre 2014, Almer Beheer et Daedalus Holding, C‑441/12, EU:C:2014:2226, points 31 et 33).

31 Il découle, en outre, d’une lecture combinée des considérants 18, 21 et 27 de la directive 2003/71 qu’une information complète, fiable et facilement accessible sur les valeurs mobilières et les émetteurs renforce la protection des investisseurs et constitue un moyen efficace de renforcer la confiance du public, contribuant ainsi au bon fonctionnement et au développement des marchés concernés, en évitant qu’ils ne soient entravés par des irrégularités (voir, en ce sens, arrêt du 17 septembre 2014, Almer Beheer et Daedalus Holding, C‑441/12, EU:C:2014:2226, point 33).

32 Dans ce contexte, la publication d’un prospectus, ainsi qu’il ressort du considérant 19 de cette directive, contribue à la mise en place des garanties visant à protéger les intérêts des investisseurs effectifs et potentiels, pour permettre à ceux-ci d’évaluer les risques que comporte l’investissement en valeurs mobilières et de prendre ainsi leurs décisions d’investissement en pleine connaissance de cause.

33 Il résulte de ce qui précède qu’un investisseur qui a participé à une offre de valeurs mobilières dans le cadre de laquelle un prospectus a été publié peut légitimement se fonder sur les informations fournies dans ce prospectus et est, par conséquent, en droit d’exercer une action en responsabilité du fait de ces informations, que ledit prospectus ait été émis à son intention ou non.

34 Cette interprétation de l’article 6 de la directive 2003/71 n’est pas infirmée par la distinction entre les investisseurs de détail et les investisseurs qualifiés qui résulte de l’article 3 de cette directive.

35 Certes, l’article 3, paragraphe 2, de ladite directive prévoit une série de dérogations à l’obligation générale de publier un prospectus, établie au paragraphe 1 de cet article, notamment lorsque l’offre de valeurs mobilières est exclusivement adressée aux investisseurs qualifiés. Comme énoncé au considérant 16 de cette même directive, le législateur de l’Union a entendu différencier les besoins de protection des diverses catégories d’investisseurs, notamment en fonction de leur niveau de compétence. Ainsi, les offres de valeurs mobilières exclusivement réservées aux investisseurs qualifiés échappent à l’obligation de publication préalable d’un prospectus, ces derniers, à la différence des investisseurs de détail, pouvant avoir accès, par leurs propres moyens, aux informations nécessaires à leurs décisions d’investissement, indépendamment du prospectus.

36 Toutefois, il ne saurait être déduit de l’article 3, paragraphe 2, sous a), de la directive 2003/71, qui, en tant que dérogation au principe établi à l’article 3, paragraphe 1, de cette directive, est d’interprétation stricte (voir, par analogie, arrêts du 29 juillet 2019, Funke Medien NRW, C‑469/17, EU:C:2019:623, point 69, ainsi que du 3 mars 2020, Gómez del Moral Guasch, C‑125/18, EU:C:2020:138, point 30), que les investisseurs qualifiés sont privés de la possibilité d’intenter l’action en responsabilité, prévue à l’article 6 de la directive 2003/71, du fait des informations contenues dans un prospectus publié en application de l’article 3, paragraphe 1, de celle-ci.

37 En effet, dans le cas d’une offre mixte, telle que celle en cause au principal, qui s’adresse tant aux investisseurs qualifiés qu’aux investisseurs de détail, l’ensemble des investisseurs, quelle que soit leur qualité, disposent de ce document qui est censé, ainsi qu’il a été relevé au point 33 du présent arrêt, contenir des informations complètes et fiables sur lesquelles ils peuvent légitimement se fonder. Par ailleurs, comme l’a précisé M. l’avocat général au point 30 de ses conclusions, les dérogations à l’obligation de publication d’un prospectus, visées à l’article 3, paragraphe 2, de la même directive, n’interdisent pas la publication volontaire d’un tel document à l’intention de l’ensemble des investisseurs.

38 Or, ainsi que l’a souligné, en substance, M. l’avocat général au point 38 de ses conclusions, le fait que les articles 3 et 4 de la directive 2003/71 prévoient, de façon détaillée, de nombreuses dérogations à l’obligation de publier un prospectus, alors que l’article 6 de cette directive énonce un principe, ne souffrant aucune exception, de responsabilité civile en cas de prospectus erroné, doit conduire à une interprétation de cette dernière disposition selon laquelle, dès lors qu’un prospectus a été publié, une action en responsabilité civile doit pouvoir être engagée du fait des informations fournies dans celui-ci, et ce quelle que soit la qualité de l’investisseur qui s’estime lésé.

39 Compte tenu de ce qui précède, il convient de répondre à la première question que l’article 6 de la directive 2003/71, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 2, sous a), de cette directive, doit être interprété en ce sens que, dans le cas d’une offre publique de souscription d’actions adressée tant à des investisseurs de détail qu’à des investisseurs qualifiés, l’action en responsabilité du fait des informations fournies dans le prospectus peut être exercée non seulement par les investisseurs de détail, mais également par les investisseurs qualifiés.

Sur la seconde question

40 Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2003/71 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à des dispositions nationales qui, dans le cadre d’une action en responsabilité intentée par un investisseur qualifié du fait des informations fournies dans le prospectus, permettent, voire imposent, au juge de prendre en considération le fait que cet investisseur avait ou devait avoir connaissance de la situation économique de l’émetteur de l’offre publique de souscription d’actions, eu égard à ses relations avec celui-ci et indépendamment du prospectus.

41 À cet égard, il convient de rappeler d’emblée que l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2003/71 prévoit, à son premier alinéa, que les États membres veillent à ce que leurs dispositions législatives, réglementaires et administratives en matière de responsabilité civile s’appliquent aux personnes responsables des informations fournies dans les prospectus. Cet article 6, paragraphe 2, n’exige donc pas l’adoption de dispositions spécifiques de droit national dans ce domaine, sous réserve, conformément au second alinéa de ce paragraphe, qu’aucune responsabilité civile ne puisse être attribuée à « quiconque » sur la base du seul résumé du prospectus ou de sa traduction, à moins que le contenu de ceux-ci ne soit trompeur, inexact ou contradictoire par rapport aux autres parties du prospectus.

42 Il en découle que l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2003/71 accorde, ainsi que l’a relevé, en substance, M. l’avocat général aux points 44, 47 et 49 de ses conclusions, une large marge d’appréciation aux États membres pour établir les modalités de mise en œuvre de l’action en responsabilité du fait des informations fournies dans le prospectus.

43 Par ailleurs, il ressort de l’article 3, paragraphe 2, sous a), de cette directive, lu à la lumière du considérant 16 de celle-ci, que, si le prospectus de vente de valeurs mobilières contient les informations essentielles aux investisseurs de détail afin de leur permettre de prendre leurs décisions d’investissement en pleine connaissance de cause, les investisseurs qualifiés, compte tenu, notamment, de leur niveau de compétence, ont, en revanche, normalement accès à d’autres éléments d’information susceptibles d’éclairer leurs prises de décision.

44 Il est donc, en principe, loisible aux États membres, en adoptant, le cas échéant, des dispositions spécifiques dans leurs ordres juridiques nationaux en matière de responsabilité civile, de permettre, voire d’imposer, que le niveau de compétences de l’investisseur qualifié ainsi que ses relations avec l’émetteur de valeurs mobilières concerné soient pris en considération au stade de la mise en œuvre de la responsabilité du fait des informations fournies dans le prospectus, au titre de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2003/71.

45 Cependant, si les États membres disposent d’une large marge d’appréciation dans la mise en œuvre de l’action en responsabilité prévue à l’article 6 de cette directive, en application du principe d’autonomie institutionnelle et procédurale, ce principe doit toutefois être appliqué dans le respect des principes d’équivalence et d’effectivité, afin de préserver l’effet utile des dispositions de droit de l’Union applicables (voir, par analogie, arrêt du 19 décembre 2013, Hirmann, C‑174/12, EU:C:2013:856, point 40).

46 Le principe d’équivalence impose que les dispositions procédurales nationales régissant des situations soumises au droit de l’Union ne soient pas moins favorables que celles régissant des situations similaires soumises au droit interne, tandis que le principe d’effectivité exige que de telles dispositions ne rendent pas impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 19 décembre 2019, Deutsche Umwelthilfe, C‑752/18, EU:C:2019:1114, point 33).

47 En conséquence, dans l’hypothèse où des dispositions de droit national permettent, voire imposent, dans le cadre d’une action en responsabilité, au titre de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2003/71, de prendre en considération la connaissance de la situation économique de l’émetteur dont dispose ou doit disposer l’investisseur qualifié, eu égard à ses relations avec celui-ci, il appartient à la juridiction nationale saisie d’une telle action en responsabilité de vérifier que ces dispositions ne sont pas moins favorables que celles régissant des actions similaires que le droit national prévoit par ailleurs ni n’ont pour effet, en pratique, de rendre impossible ou excessivement difficile l’exercice de ladite action en responsabilité.

48 Compte tenu de ce qui précède, il convient de répondre à la seconde question que l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2003/71 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à des dispositions de droit national qui, dans le cadre d’une action en responsabilité intentée par un investisseur qualifié du fait des informations fournies dans le prospectus, permettent, voire imposent, au juge de prendre en considération le fait que cet investisseur avait ou devait avoir connaissance de la situation économique de l’émetteur de l’offre publique de souscription d’actions, eu égard à ses relations avec celui-ci et indépendamment du prospectus, pour autant que ces dispositions ne soient pas moins favorables que celles régissant des actions similaires prévues par le droit national et qu’elles n’aient pas pour effet, en pratique, de rendre impossible ou excessivement difficile l’exercice de cette action.

Sur les dépens

49 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit :

1) L’article 6 de la directive 2003/71/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, concernant le prospectus à publier en cas d’offre au public de valeurs mobilières ou en vue de l’admission de valeurs mobilières à la négociation, et modifiant la directive 2001/34/CE, telle que modifiée par la directive 2008/11/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 mars 2008, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 2, sous a), de cette directive, telle que modifiée par la directive 2008/11, doit être interprété en ce sens que, dans le cas d’une offre publique de souscription d’actions adressée tant à des investisseurs de détail qu’à des investisseurs qualifiés, l’action en responsabilité du fait des informations fournies dans le prospectus peut être exercée non seulement par les investisseurs de détail, mais également par les investisseurs qualifiés.

2)  L’article 6, paragraphe 2, de la directive 2003/71, telle que modifiée par la directive 2008/11, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à des dispositions de droit national qui, dans le cadre d’une action en responsabilité intentée par un investisseur qualifié du fait des informations fournies dans le prospectus, permettent, voire imposent, au juge de prendre en considération le fait que cet investisseur avait ou devait avoir connaissance de la situation économique de l’émetteur de l’offre publique de souscription d’actions, eu égard à ses relations avec celui-ci et indépendamment du prospectus, pour autant que ces dispositions ne soient pas moins favorables que celles régissant des actions similaires prévues par le droit national et qu’elles n’aient pas pour effet, en pratique, de rendre impossible ou excessivement difficile l’exercice de cette action.