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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 3 juin 2021, n° 19/09887

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Défendeur :

Entreprise de Travaux Publics EGA (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Prigent

Avocats :

Me Gieldzyk, Me Boccon-Gibod

T. com. Paris, du 4 févr. 2019

4 février 2019

FAITS ET PROCÉDURE :

Monsieur X a exercé une activité de maçonnerie générale pendant plus de vingt ans au travers d'une entreprise individuelle du même nom.

La société Entreprise de Travaux Publics EGA (ci-après « EGA ») est une société de travaux publics spécialisée dans les travaux de terrassement et de voierie.

Jusqu'en 2011, Monsieur X a effectué des travaux de maçonnerie pour des chantiers dont la société EGA était le contractant général.

Par jugement du 2 septembre 2013, le tribunal de commerce d'Evry a prononcé l'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire à l'encontre de Monsieur X et a désigné Maître Z en qualité de liquidateur judiciaire, puis par ordonnance du juge commissaire du 22 décembre 2015, l'a remplacé par Maître Y.

S'estimant victime d'une rupture brutale de ses relations commerciales avec la société EGA intervenue en 2012, M. X et son liquidateur judiciaire, Maître Y, ont, par acte du 12 juillet 2016, fait assigner cette dernière devant le tribunal de commerce de Paris en paiement des sommes de 330 657, 74 euros au titre du préjudice financier et 50 000 euros au titre de préjudice moral sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce.

Par jugement du 4 février 2019, le tribunal de commerce de Paris a :

- condamné la SAS Entreprise de Travaux Publics EGA à payer la somme de 34 750 euros à Maître W ès qualités de mandataire judiciaire liquidateur de Monsieur X, outre intérêts de retard au taux légal à compter de la date du présent jugement ;

- condamné la SAS Entreprise de Travaux Publics EGA à payer à Maître W ès-qualités de mandataire judiciaire liquidateur de Monsieur X la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;

- ordonné l'exécution provisoire ;

- condamné la SAS Entreprise de Travaux Publics EGA aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 146,33 euros dont 23,96 euros de TVA.

Par déclaration du 7 mai 2019, Monsieur X a interjeté appel de ce jugement en ce qu'il a :

- condamné la SAS Entreprise de Travaux Publics EGA à payer la somme de 34 750 euros à Maître W ès qualités de mandataire judiciaire liquidateur de Monsieur X, outre intérêts de retard au taux légal à compter de la date du présent jugement ;

- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.

Par ordonnance du 17 décembre 2019, le tribunal de commerce d'Evry a désigné Maître W en qualité de mandataire ad hoc de l'entreprise individuelle de Monsieur X, Maître Y intervenant volontairement à l'instance d'appel alors pendante.

Une ordonnance sur incident rendue par le conseiller de la mise en état le 5 mars 2020 a rejeté l'incident soulevé par la société EGA tendant à voir déclarer M. X irrecevable pour défaut de qualité à agir et à voir déclarer irrecevable l'intervention volontaire de Me Z en sa qualité de mandataire ad hoc de l'entreprise X, le premier a été dit recevable dans sa demande au titre du préjudice moral comme personne physique et le second dans ses demandes au titre du préjudice patrimonial comme représentant les intérêts de l'entreprise X, personne morale.

L'ordonnance de mise en état du 5 mars 2020 a été confirmée par arrêt sur déféré du 5 novembre 2020.

Dans ses dernières conclusions notifiées par le RPVA le 27 janvier 2021, M. W, ès-qualités demande à la cour de :

Vu les dispositions des articles L. 442-6, I, 5°, L. 442-6, III et D. 442-3 du code de commerce ;

Vu les pièces versées au débat ;

- réformer le jugement rendu le 4 février 2019 par le tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a :

. condamné la SAS Entreprise de Travaux Publics EGA à payer la somme de 34 750 euros à Maître W, ès qualités, outre les intérêts de retard au taux légal à compter de la date du présent jugement ;

. débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.

Et statuant à nouveau :

- constater que les relations commerciales établies entre l'entreprise de Monsieur X et la société EGA ont été brutalement rompues par la société EGA et ce, sans respect d'un préavis raisonnable, causant ainsi un préjudice certain à Monsieur X ;

- condamner la SAS Entreprise de Travaux Publics EGA à payer à Maître W, ès-qualité de liquidateur judiciaire de Monsieur X, la somme de 144 560,00 euros au titre du préjudice financier subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales qu'il avait établies avec la société EGA, en considération notamment de ce que la société EGA aurait préalablement dû respecter un préavis d'une durée de 24 mois, outre les intérêts de retard au taux légal à compter de la date de l'arrêt à intervenir ;

- condamner la société EGA à payer à Monsieur X la somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral qu'il a subi ;

- condamner la société EGA à payer à Maître W, es-qualité de liquidateur judiciaire de Monsieur X ainsi qu'à Monsieur X la somme de 5 000 euros chacun sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile outre les entiers dépens de la présente instance.

Dans ses dernières conclusions notifiées par le RPVA le 14 janvier 2021, la société Entreprise de Travaux Publics EGA demande à la cour de :

Vu les articles L. 420-2 et L. 442-6, I, 5° du code de commerce,

A titre principal,

- confirmer le jugement du 4 février 2019 du tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a débouté Monsieur X de sa demande au titre du préjudice moral ;

- réformer pour le surplus le jugement du tribunal de commerce de Paris du 4 février 2019 ;

Et statuant à nouveau,

- constater que l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce n'est pas applicable aux relations commerciales ayant lié EGA et Monsieur X ;

Et en conséquence,

- débouter Me Z et Monsieur X de l'intégralité de leurs demandes à l'encontre de la société EGA ;

A titre subsidiaire,

- constater que Monsieur X et Me Z ne rapportent pas la preuve que les relations commerciales ont duré plus de dix ans ;

- constater l'absence d'état de dépendance économique de l'entreprise de Monsieur X par rapport à la société EGA ;

Et en conséquence :

- dire que le préavis dont aurait pu bénéficier l'entreprise de Monsieur X ne pouvait avoir une durée supérieure à 3 mois, correspondant à une indemnité qui ne saurait excéder 5 880 euros ;

En tout état de cause,

- condamner Monsieur X et Me Z aux entiers dépens de l'instance, dont distraction au profit de la SELARL Lexavoué Paris-Versailles, et au paiement de 8 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 28 janvier 2021.

La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits, prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS

Sur la rupture brutale de la relation établie

L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa rédaction applicable au litige dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'économie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. Lorsque la rupture de la relation commerciale résulte d'une mise en concurrence par enchères à distance, la durée minimale de préavis est double de celle résultant de l'application des dispositions du présent alinéa dans les cas où la durée du préavis initial est de moins de six mois, et d'au moins un an dans les autres cas.

La relation commerciale, pour être établie au sens de ces dispositions, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.

Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis.

Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.

Sur la relation commerciale établie :

L'intimée conteste le caractère établi de la relation d'affaires entretenue avec l'entreprise X en faisant valoir qu'elle n'était tenue par aucun contrat-cadre, ni aucune exclusivité et qu'elle faisait appel aux services de l'entreprise X selon les besoins et les marchés obtenus par elle comme cocontractant principal. Elle soutient que chaque contrat de sous traitance n'était conclu que dans l'hypothèse de l'obtention d'un marché, ce qui rendait la relation précaire.

Pourtant, il n'est pas contesté qu'a existé un flux d'affaires continu entre les parties au moins à partir de 2002 jusqu'à 2011 inclus.

L'entreprise X ne fournit ses liasses fiscales qu'à partir de 2002, le document manuscrit établi par M. X lui-même pour les prestations de 1997 à 2001 et qui n'est confirmé par aucune autre pièce n'est pas suffisant pour prouver l'existence d'une relation antérieure à 2002.

Au vu des extraits des Grands livres clients de l'entreprise X produits pour les exercices de 2002 à 2011, les chiffres d'affaires tirés de la relation avec la société EGA sont les suivants : (pièces 9 à 18 de l'appelant)

- en 2002 : 205 538,33 euros

- en 2003 : 122 057,63 euros

- en 2004 : 138 093,32 euros

- en 2005 : 133 438,07 euros

- en 2006 : 213 516,12 euros

- en 2007 : 340 471,89 euros

- en 2008 : 306 056,75 euros

- en 2009 : 284 224,86 euros

- en 2010 : 204 104,34 euros

- en 2011 : 168 328,87 euros.

Il en ressort que la relation commerciale entre les parties depuis 2001 a présenté un caractère suivi et stable, sans qu'il soit nécessaire qu'un contrat cadre ou une exclusivité ait été conclu entre elles.

La cessation totale des commandes à compter de 2012 n'est pas contestée, et il n'est pas justifié de motif particulier à cette rupture. En effet, la société EGA se contente d'affirmer qu'elle a orienté dès 2011 une partie significative de son activité vers le secteur public ne nécessitant pas la pose de dallage ou réalisation de bordure habituellement sous-traitée à l'entreprise X, mais elle n'en justifie pas, et cela ne l'aurait de toute façon pas dispensé d'en informer explicitement l'entreprise X en lui donnant un délai pour réorganiser son activité et lui permettre de trouver d'autres clients.

La société EGA n'allègue pas non plus d'une défaillance de l'entreprise X dans l'exécution de ses prestations.

Par conséquent, en rompant sans préavis une relation commerciale établie depuis au moins 10 années, alors qu'aucune inexécution par l'autre partie de ses obligations ou un cas de force majeure n'est invoqué, la société EGA est à l'origine d'une rupture brutale.

Le jugement de première instance sera confirmé sur l'existence d'une rupture brutale imputable à la société EGA.

Sur le délai du préavis :

L'entreprise X critique le jugement du tribunal de commerce en ce qu'il a limité la durée de préavis pour sa réorganisation après la rupture brutale à 6 mois et soutient qu'un préavis de 24 mois était nécessaire au vu de l'ancienneté et du caractère substantiel de la relation commerciale entretenue avec la société EGA ainsi que l'existence d'un état de dépendance économique.

La société EGA réplique que le délai de 24 mois sollicité est excessif et estime qu'au vu de la jurisprudence actuelle le préavis qui aurait pu être octroyé ne devrait pas dépasser 3 mois.

Sur ce,

Une relation commerciale stable a duré entre les parties au moins 10 années, ce qui incitait M. X à penser qu'il pouvait légitimement et raisonnablement anticiper une certaine continuité du flux d'affaires avec la société EGA, son donneur d'ordres principal.

Au vu des documents comptables versés par les parties, il apparaît que sur les deux derniers exercices (de 2009 à 2011) avant la rupture de la relation commerciale entre les parties, le chiffre d'affaires de l'entreprise X tiré de sa relation avec la société EGA représentait une moyenne de 62 % de son chiffre d'affaires global, ce qui correspond à une part prépondérante de son chiffre d'affaires total. (pièces 16 à 18 de l'appelant et pièce 6 de l'intimée)

Concernant la demande de l'appelante sur l'allongement du préavis du fait de sa dépendance économique à la société EGA, il convient de relever que d'une part, l'entreprise X avait d'autres clients (38 %) et d'autre part, qu'elle proposait des services pour des travaux de maçonnerie dans le bâtiment, ce qui ne correspond pas à une activité de niche, et avait donc d'autres alternatives que de se trouver dans une situation de dépendance économique envers un client déterminé.

Ainsi les premiers juges ont à bon droit refusé de prendre en compte une situation de dépendance économique justifiant un allongement de la durée du préavis.

Au vu de l'ancienneté et de l'intensité de la relation commerciale ayant existé entre les parties au moment de la rupture et du contexte économique du secteur du bâtiment qui permet de diversifier ses clients, un préavis de 10 mois était nécessaire et suffisant pour permettre à l'entreprise X de réorganiser son activité en recherchant de nouveaux clients.

Le jugement de première instance sera infirmé sur la durée du préavis retenue.

Sur la réparation du préjudice

L'entreprise X sollicite une indemnisation au titre de son gain manqué et M. X, personne physique, demande une indemnisation au titre de son préjudice moral.

Le calcul du gain manqué du fait de l'arrêt brutal des relations

Il convient de rappeler que l'on ne peut obtenir réparation que du préjudice entraîné par le caractère brutal de la rupture et non du préjudice découlant de la rupture elle-même.

L'entreprise X aurait dû bénéficier de 10 mois de préavis après la rupture de la relation commerciale avec la société EGA. Il convient donc de calculer le gain manqué sur l'activité de l'entreprise X avec la société EGA sur cette période.

Au vu des liasses fiscales de l'entreprise X, son chiffre d'affaires annuel moyen tiré de sa relation d'affaires avec la société EGA, sur les 2 derniers exercices avant la rupture (2010 et 2011), est de 186 216 euros (204 104,34 +168 328,87 /2).

L'appelant ne produit pas d'attestation d'un expert-comptable donnant la marge brute réalisée.

La marge brute moyenne retenue par les premiers juges à hauteur de 50 % est critiquée par l'intimée, laquelle propose une marge d'environ 15 % mais en s'appuyant sur un chiffre d'affaires reconstitué à partir de ses propres données. Or, dans le secteur du bâtiment pour une entreprise individuelle travaillant en sous-traitance sur les années 2010 et 2011, la marge brute doit être fixée à 25 %.

Le préjudice dû au gain manqué sera fixé comme suit :

25 % de (186 216 euros /12 mois) x 10 mois, soit 46 554 euros.

Le préjudice moral subi par M. I..., personne physique

Si M. X prétend que la perte de son client le plus important constitue un préjudice particulier du fait de sa liquidation judiciaire prononcée en septembre 2013, cependant, il n'est pas démontré que c'est la brutalité de la rupture de la relation avec la société EGA, et non pas la cessation des marchés, qui a été la cause de la liquidation judiciaire et de la cessions des actifs de l'entreprise. En outre, il n'est pas justifié les allégations de l'appelant selon lesquelles ses enfants ont dû racheter l'immeuble lui servant de domicile principal pour en éviter la cession forcée.

Par conséquent, la demande de ce chef sera rejetée.

Le jugement entrepris sera infirmé quant au montant du préjudice retenu pour indemniser la rupture brutale.

Sur les frais et dépens

Le jugement du tribunal de commerce sera confirmé en ce qu'il a condamné la société EGA aux dépens et aux frais irrépétibles de la première instance.

En cause d'appel, la société EGA succombant partiellement, supportera les entiers dépens de l'appel.

L'intimée participera en outre à hauteur de la somme globale de 3 000 euros aux frais irrépétibles complémentaires que l'entreprise X et M. X ont dû engager en appel.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Statuant publiquement et contradictoirement,

INFIRME le jugement entrepris sur la durée du préavis retenue et le quantum des dommages et intérêts accordés au titre du préjudice de la rupture brutale, le confirme pour le surplus,

Statuant à nouveau de ces chefs infirmés,

DIT que le préavis nécessaire à l'entreprise X pour se réorganiser à la suite de la rupture de la relation commerciale avec la société Entreprise de Travaux Publics EGA était de 10 mois,

CONDAMNE la société Entreprise de Travaux Publics EGA à payer à l'entreprise X représentée par Me Z en qualité de mandataire ad hoc la somme de 46 554 euros en réparation du préjudice subi pour rupture brutale de la relation commerciale,

Y ajoutant,

CONDAMNE la société Entreprise de Travaux Publics EGA à payer à l'entreprise X et M. X la somme globale de 3 000 euros, soit 1 500 euros à chacun des appelants, au titre de frais irrépétibles en application de l'article 700 du code de procédure civile,

CONDAMNE la société Entreprise de Travaux Publics EGA aux entiers dépens de l'appel.