CA Nîmes, 4e ch. com., 2 juin 2021, n° 20/03129
NÎMES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
M@tex (SARL)
Défendeur :
Gemu (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Codol
Conseillers :
M. Gagnaux, Mme Strunk
Avocats :
Selarl MBA & Associes, SAS Cabinet Kleber Avocats
EXPOSÉ
Vu la déclaration de saisine de la SARL M@tex faite le 2 décembre 2020 en suite de l'arrêt prononcé par la cour de cassation le 8 juillet 2020 cassant et annulant en toutes ses dispositions l'arrêt rendu par la cour d'appel de Montpellier le 5 juin 2018 afin d'obtenir réformation du jugement rendu par le tribunal de commerce de Montpellier le 2 novembre 2015.
Vu l'avis du 21 décembre 2020 de fixation de l'affaire à bref délai à l'audience collégiale du 6 mai 2021.
Vu l'ordonnance du 21 décembre 2020 de clôture à effet différé au 29 avril 2021.
Vu les dernières conclusions remises par la voie électronique le 23 avril 2021 par l'appelante et le bordereau de pièces qui y est annexé.
Vu les dernières conclusions remises par la voie électronique le 27 avril 2021 par la SAS Gemu, intimée, et le bordereau de pièces qui y est annexé.
La société Gemu Gmbh&Co.KG fabrique des systèmes de gestion des fluides, vannes, mesures et régulations utilisés en pharmacie et en biotechnologie. Elle est établie à Ingelfingen en Allemagne et distribue ses produits dans 22 pays.
La SAS Gemu dont le siège social est à Strasbourg, a été créée en 1981 afin de commercialiser en France des produits de la marque Gemu.
En 2006 et en accord avec la société mère, la SAS Gemu a décidé de mettre en place et de développer une cellule intitulée « Projet Afrique du Nord », après avoir constaté que les résultats du distributeur (société Mecainox) dans les pays du Maghreb étaient faibles.
Il a été décidé que cette nouvelle cellule serait dirigée et coordonnée par le directeur général de la SAS Gemu France, M. Daniel K., et par M. Jean-Marc S., responsable commercial pour la présentation et la vente des produits Gemu dans les régions du Sud de la France, depuis son embauche au mois de janvier 2000.
Dans le cadre du développement de ce nouveau marché, M.S. a fait de nombreux déplacements au Maghreb au cours des années 2006 à 2012 ; la SAS Gemu a loué un appartement meublé à Casablanca servant de base à M. S..
La SAS Gemu a constaté que le chiffre d'affaires réalisé sur le secteur stagnait et n'était pas proportionné aux efforts et frais de déplacement engagés.
M. K. a appris que l'épouse de M. S. avait créé au mois d'octobre 2008 la SARL M@tex, ayant pour objet social l'import-export de fournitures industrielles, les négoces industriels, la rémunération sur commissions de vente par présentation de tiers et les prestations commerciales diverses.
Reprochant à M. S. d'avoir prospecté et démarché des clients de la société Gemu dans les pays du Maghreb pour le compte de la société M@tex au titre de la fourniture de produits complémentaires et concurrentiels, cette société l'a licencié pour faute grave le 29 janvier 2013.
M. S. a contesté ce licenciement devant le conseil des Prud'hommes de Montpellier, par assignation du 4 février 2013.
La SAS Gemu a fait assigner la SARL M@tex (RCS de Montpellier n° 508 598 950) devant le tribunal de commerce de Montpellier, par acte d'huissier du 31 mars 2014, afin qu'il soit constaté que celle-ci s'était rendue coupable d'actes de concurrence parasitaire à son encontre, par l'intermédiaire de M. S., salarié de la société Gemu et conjoint de la gérante de la société M@tex et qu'elle soit condamnée à l'indemniser selon les règles de la concurrence déloyale à hauteur d'une somme provisionnelle de 100 000 euros, à parfaire après expertise.
Par jugement du 19 janvier 2015, le conseil des Prud'hommes de Montpellier a fait droit à la demande de la société Gemu en ordonnant un sursis à statuer dans l'attente de l'issue de la procédure pendante devant le tribunal de commerce.
Par jugement contradictoire du 2 novembre 2015, le tribunal de commerce a notamment, au visa de l'article 1382 du code civil :
- jugé que la concurrence déloyale de la société M@tex envers la société Gemu est établie
- débouté la société M@tex de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions
- ordonné une expertise judiciaire aux frais avancés de la société Gemu et désigné M. Guy B. avec mission de se faire communiquer les bilans complets et détaillés de la société M@tex pour les années 2009 à 2014 ainsi que le listing des clients depuis sa création et d'établir le chiffre d'affaires réalisé avec les clients ou fournisseurs de la société Gemu dans les pays du Maghreb ;
- réservé à la société Gemu la possibilité de parfaire sa demande de dommages et intérêts au titre de son préjudice après dépôt du rapport de l'expert ainsi que sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- réservé les dépens.
La société Matex a relevé appel du jugement et par arrêt du 5 juin 2018, la cour d'appel de Montpellier a infirmé le jugement déféré et débouté la société Gemu de l'ensemble de ses demandes.
La cour de cassation a, le 8 juillet 2020, cassé l'arrêt en toutes ses dispositions au motif qu'il n'avait pas été recherchée si la gérante de la société M@tex, dépourvue d'expérience et de compétence dans la vente de matériel utilisé en pharmacie et en biotechnologie, et qui était parvenue en moins d'un an à réaliser au Maghreb un chiffre d'affaires supérieur à celui de la société Gemu, ne s'était pas fautivement placée dans le sillage de cette dernière en utilisant le fichier clients lui appartenant pour développer un réseau de clients dans cette région.
La société M@tex, appelante, conclut à l'infirmation du jugement, au rejet des demandes adverses et à titre reconventionnel, elle sollicite la condamnation de la société Gernu à lui payer la somme de 20 000 euros, à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral pour procédure abusive outre celle de 8 500 euros, au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
La société Gemu, intimée et appelante incidente, conclut à la confirmation du jugement sauf en qu'il ne lui a pas alloué la somme de 100 000 euros à titre de provision à valoir sur la réparation de son préjudice, au rejet de la demande reconventionnelle et au renvoi du dossier à l'expert judiciaire. Elle sollicite l'allocation de la somme de 10 000 euros, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Pour un plus ample exposé il convient de se référer à la décision déférée et aux conclusions visées supra.
DISCUSSION
Sur le parasitisme :
Le parasitisme est l'ensemble des comportements sur lesquels un agent économique s'immisce dans le sillage d'un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire, de la notoriété acquise ou des investissements consentis.
Il comporte des spécificités par rapport à la concurrence déloyale : en effet, à la différence de la concurrence déloyale, le parasitisme résulte d'un ensemble d'éléments appréhendés dans leur globalité, il n'est pas nécessaire de démontrer une situation de concurrence et pour prouver la faute, il n'est pas non plus nécessaire d'établir le risque de confusion.
A la différence encore de l'acte de concurrence déloyale, le parasitisme est forcément intentionnel en ce que le parasite a la volonté de se placer dans le sillage du parasité.
Dès lors, la société M@tex ne peut valablement soutenir que la « concurrence déloyale/parasitisme ne peut être caractérisée par un faisceau de présomptions ».
Elle ne peut davantage se prévaloir de l'absence de concurrence directe entre M@tex et Gemu.
Elle ne peut non plus exiger de la société Gemu qu'elle rapporte la preuve d'un lien direct entre la baisse du chiffre d'affaires de Monsieur S. dans le cadre de son emploi au sein de la société Gemu et les faits de parasitisme reprochés à la société M@tex. D'une part, il s'infère nécessairement un préjudice d'un acte de concurrence déloyale. D'autre part, en matière de parasitisme, il doit être en réalité établi l'existence d'un avantage indû modulé à proportion des volumes d'affaires respectifs des parties affectés par ces actes, ce dernier point pouvant faire l'objet d'une mesure d'instruction comme décidé par le jugement déféré.
En effet, dans un arrêt de principe rendu par la cour de cassation le 12/02/2020 n°17-31.614, il est précisé que : « En matière de responsabilité pour concurrence déloyale, la chambre commerciale retient qu'il s'infère nécessairement un préjudice, fût-il seulement moral, d'un acte de concurrence déloyale (...). Cette jurisprudence, qui énonce une présomption de préjudice, sans pour autant dispenser le demandeur de démontrer l'étendue de celui-ci, répond à la nécessité de permettre aux juges une moindre exigence probatoire, lorsque le préjudice est particulièrement difficile à démontrer. En effet, si les effets préjudiciables de pratiques tendant à détourner ou s'approprier la clientèle ou à désorganiser l'entreprise du concurrent peuvent être assez aisément démontrés, en ce qu'elles induisent des conséquences économiques négatives pour la victime, soit un manque à gagner et une perte subie, y compris sous l'angle d'une perte de chance, tel n'est pas le cas de ceux des pratiques consistant à parasiter les efforts et les investissements, intellectuels, matériels ou promotionnels, d'un concurrent, ou à s'affranchir d'une réglementation, dont le respect a nécessairement un coût, tous actes qui, en ce qu'ils permettent à l'auteur des pratiques de s'épargner une dépense en principe obligatoire, induisent un avantage concurrentiel indu dont les effets, en termes de trouble économique, sont difficiles à quantifier avec les éléments de preuve disponibles, sauf à engager des dépenses disproportionnées au regard des intérêts en jeu. Lorsque tel est le cas, il y a lieu d'admettre que la réparation du préjudice peut être évaluée en prenant en considération l'avantage indu que s'est octroyé l'auteur des actes de concurrence déloyale, au détriment de ses concurrents, modulé à proportion des volumes d'affaires respectifs des parties affectés par ces actes ».
La société Gemu expose que Monsieur S., responsable de secteur chargé de déployer les activités de la société en Afrique du Nord, s'est servi de son emploi pour développer à travers la société M@tex dont le gérant de droit était son épouse, ses propres activités au détriment de son employeur. Elle l'a donc licencié pour faute grave et un procès prud'homal est en cours.
Contrairement à ce que soutient la société M@tex, tous les critiques de la société Gemu ne sont pas concentrées sur Monsieur S.. La société Gemu, dans le cadre de cette instance, soutient que la société M@tex, par l'intermédiaire de son agent, l'a parasité en profitant de son travail pour démarcher la clientèle de la société Gemu et lui proposer des produits complémentaires ou concurrents à ceux de son employeur.
Il est établi que la société M@tex a été créée en 2008, soit postérieurement à la décision prise de développer les activités de la société Gemu sur le territoire marocain. Le siège social de la société M@tex est situé à sa création à Lattes au domicile de la gérante qui est effectivement l'épouse de Monsieur S..
Ce dernier s'est vu financer le bail d'un appartement meublé à Casablanca à compter du 5 janvier 2008 par la société Gemu. Par avenant à son contrat de travail daté du 8 avril 2010, son secteur a été défini comme étant les pays du Maghreb (Tunisie, Maroc, Algérie).
Si la société M@tex dit à juste titre qu'il est possible, pour des époux, de voyager ensemble et fait valoir que les frais de voyage et les faux frais ont bel et bien été payés par ses soins, elle reste muette sur l'hébergement de l'intéressée et la société Gemu a donc raison de dire qu'elle a profité de l'appartement mis à la disposition de son époux. Or, les déplacements de Mme S. au Maroc étaient professionnels, ainsi qu'il en ressort des attestations produites par la société M@tex.
Le jugement déféré a ensuite exactement relevé que Mme S. sans aucun savoir-faire ni expérience dans le secteur concerné n'aurait jamais eu la capacité de développer seule aussi rapidement une activité d'import/export, de commission de vente par présentation de tiers etc…Il ne s'agit pas seulement d'une question de diplôme comme le circonscrit la société M@tex. Madame S. ne connaissait pas le secteur d'activité de la société Gemu, elle ne disposait d'aucun carnet d'adresse. Quand bien même on puisse avoir toutes les compétences requises d'un chef d'entreprise, il faut disposer d'un fichier clients de points de contacts personnels avant de parvenir à dégager un chiffre d'affaires et la société M@tex ne communique aucune pièce l'établissant.
Par contre, il est justifié par un constat d'huissier du 18 février 2014 qu'il y avait de nombreux clients communs Gemu/M@tex, dont seule une petite série a été extraite par l'huissier de justice. Par conséquent, la société M@tex a parasité la clientèle de la société Gemu pour développer son activité, ce qu'elle a pu aisément faire par l'intermédiaire de Monsieur S..
Alors que M. S. parvenait en 2009 à dégager un chiffre d'affaires de 112 412 euros pour la société Gemu, la société M@tex dégageait dès sa première année d'activité complète un chiffre d'affaires de 139 033 euros. Ce montant n'a pu être atteint, au moins partiellement, que par l'exploitation du fichier clientèle de la société Gemu.
Il résulte de ce qui précède que la société M@tex s'est effectivement immiscée dans le sillage de la société Gemu afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts d'implantation, de la notoriété acquise ou des investissements consentis (dont la location d'un appartement à Casablanca pour le compte de son responsable de secteur, budget alloué à ce dernier lui permettant de se constituer une clientèle ensuite parasitée).
Il convient de préciser que la société Gemu avait programmé à l'avance son implantation dans le secteur du Maghreb, avait choisi un responsable de secteur en la personne de Monsieur S. connaissant le secteur, lui avait donné les moyens financiers de développer l'activité de la société.
Quelques mois après sa mise à disposition d'un appartement et alors que Monsieur S. était bien implanté dans le secteur, la société M@tex était créée et s'immiscait dans le sillage de la société Gemu. Cette chronologie démontre le caractère intentionnel du parasitisme, tout comme les déplacements professionnels communs et l'absence de toute information donnée par Monsieur S. à son employeur sur la création de cette société, qui n'a été découverte que par hasard.
Le jugement déféré sera par conséquent confirmé en toutes ses dispositions, la mesure d'expertise s'avérant effectivement utile pour la détermination exacte du montant du préjudice subi par la société Gemu.
Dès lors, la société M@tex sera déboutée de sa demande de dommages intérêts, la procédure intentée par la société Gemu n'étant nullement abusive.
La société Gemu a formé appel incident aux fins d'obtenir une provision de 100 000 euros, prétention qui ne fait l'objet d'aucun commentaire de la partie adverse. Cette demande étant fondée en son principe, il convient d'y faire droit mais de limiter son quantum à la somme de 40 000 euros
Sur les frais de l'instance :
La société M@tex, qui succombe, devra supporter les dépens des deux instances d'appel et payer à la société Gemu une somme équitablement arbitrée à 3 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS :
La Cour, statuant publiquement par arrêt contradictoire,
Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions,
Y ajoutant,
Condamne la société M@tex à payer une provision de 40 000 euros à la société Gemu,
Déboute la société M@tex de sa demande de dommages intérêts pour procédure abusive,
Dit que la société M@tex supportera les dépens d'appels et payera à la société Gemu une somme de 3 000 € par application de l'article 700 du code de procédure civile.
Renvoie l'affaire devant le tribunal de commerce de Montpellier pour mise en place de la mission d'expertise.