CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 9 juin 2021, n° 17/19208
PARIS
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
Etablissement Lorillard (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Conseiller :
M. Gilles
Avocats :
Me Delay Peuch, Me Laventurier, Me Monta, Me Rivière
Vu le jugement du 25 septembre 2017 du tribunal de commerce de Paris qui a :
Dit recevable et mal fondée I'exception d'incompétence soulevée par SA Ets Lorillard et se déclare compétent,
Dit recevables et mal fondées les demandes formées par M. Z en son nom personnel,
Joint les causes enregistrées sous les numéros RG 20160045016 et RG 2015058318 sous le RG J 2017000431 ;
Débouté SAS X, Sarl Y et M. Z de leurs demandes de Prononcer la nullité des contrats n°20100831 et 20111102 signés entre SAS X et M. Z d'une part et avec SA Ets Lorillard d'autre part,
Débouté SAS X de sa demande de lui payer la somme de 17 921,48 euros au titre de redevances versées,
Débouté SARL Y de sa demande de lui payer la somme de 4 738 euros au titre de redevances versées,
Débouté SAS X de sa demande de lui payer la somme de 12 036,50 euros à titre de dommages et intérêts du fait d'investissements d'aménagement réalisés en pure perte,
Débouté SARL Y de sa demande de lui payer la somme de 54 489,61 euros à titre de dommages et intérêts du fait d'investissements d'aménagement réalisés en pure perte,
Débouté SAS X de sa demande de lui payer la somme de 4 397,50 euros à titre de dommages et intérêts du fait d'investissements en matériel réalisés en pure perte,
Débouté SAS X de sa demande de lui payer la somme de 189 483,79 euros à titre de dommages et intérêts du fait de loyers payés en pure perte,
Débouté SARL Y de sa demande de lui payer la somme de 74 890,84 euros à titre de dommages et intérêts du fait de loyers payés en pure perte ,
Débouté SAS X de sa demande de lui payer la somme de 16 747,50 euros à titre de dommages et intérêts du fait d'investissements en pure perte pour la publicité sur les produits Lorenove,
Débouté SARL Y de sa demande de lui payer la somme de 27 262,59 euros à titre de dommages et intérêts du fait d'investissements en pure perte pour la publicité sur les produits Lorenove,
Débouté SAS X de sa demande de lui payer la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts du fait de la perte de chance de mieux contracter,
Débouté SARL Y de sa demande de payer à M. Z la somme de 54 000 euros afin de l'indemniser de I'absence totale de revenus tirée de son activité exercée sous l'enseigne Lorenove au sein de la société X pendant la durée du contrat,
Débouté SAS X de sa demande de payer à M. Z la somme de 99 000 euros afin de l'indemniser de I'absence totale de revenus tirée de son activité exercée sous renseigne Lorenove au sein de la société X pendant près de trois ans,
Débouté SA Ets Lorillard de sa demande de condamnation de la SAS X à lui payer la somme de 50 000 euros au titre d'une procédure abusive,
Débouté SAS X et Sarl Y et M. Z de leurs demandes respectives au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamné solidairement SAS X et Sarl Y et M. Z à payer à SA Ets Lorillard la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires,
Ordonné l'exécution provisoire du présent jugement, en toutes ses dispositions, sans constitution de garantie,
Condamné solidairement SAS X et SARL Y et M. Z aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquides à la somme de 105,84 euros dont 17,42 euros de TVA.
Vu l'arrêt de cette cour du 31 juillet 2019, qui a :
Confirmé le jugement en ce qu'il a :
Dit que le tribunal de commerce de Paris est compétent,
Dit que Monsieur Z est recevable en ses demandes,
Rejeté la demande de nullité des contrats de distribution pour vice du consentement,
Rejeté la demande de nullité des contrats de distribution pour défaut de cause,
Rejeté les demandes fondées sur l'article L. 420-1 du code de commerce au titre de la préprogrammation des prix conseillés dans le logiciel utilisé et des opérations promotionnelles,
L'infirme pour le surplus,
Et statuant à nouveau
Dit que l'article VIII des contrats constitue une stipulation prohibée par l'article L. 420-1 du code de commerce,
Dit que cette stipulation est nulle sans que cette nullité affecte la validité de l'ensemble des contrats de distribution,
Dit, sur le préjudice dont la réparation est demandée, que la Cour ayant prononcé l'annulation de la seule clause de prix figurant aux contrats, il convient d'ordonner la réouverture des débats et d'inviter, avant dire droit, les appelants à conclure sur le principe, l'étendue et l'évaluation du préjudice qu'ils ont subis à raison de l'annulation de ladite clause »,
Dit qu'il sera sursis à statuer sur les demandes indemnitaires, renvoyant l'affaire à la mise en état pour fixation d'un nouveau calendrier de procédure et réservant les dépens et les autres chefs de demandes.
Vu les dernières conclusions des sociétés X et Y et M. Z président de la société X, déposées et notifiées le 15 mars 2021, priant la cour de :
Condamner la société Lorillard à payer à la société X la somme de 64 021,58 euros.
Condamner la société Lorillard à payer à la société Y la somme de 62 952,93 euros.
Condamner la société Lorillard à payer à M. Z la somme de 153 000 euros.
Condamner la société Lorillard à payer aux sociétés X et Y et à M. Z, unis en communauté d'intérêts, la somme de 24 291,53 euros au titre de l'article 700 CPC, outre les entiers dépens.
Débouter la SAS X et M. Z de leurs moyens et demandes ;
Vu les dernières conclusions de la société Etablissement Lorillard, déposées et notifiées le 5 mars 2021, demandant à la cour de :
Dire et juger que la Sas X, la Société Y et M. Z ne rapportent nullement la preuve d'un préjudice découlant de l'annulation de l'article L VIII des contrats de distribution ;
Débouter la Sas X, la Société Y et M. Z de leurs moyens et demandes ;
Condamner solidairement la Société X, la Société Y et M. Z à payer à la société Etablissement Lorillard la somme de 20 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Condamner solidairement la Société X, la Société Y et M. Z aux entiers dépens.
Vu l'ordonnance de clôture du 16 mars 2021.
SUR CE LA COUR
Par arrêt du 31 juillet 2019, auquel il est expressément référé pour l'exposé des faits et de la procédure antérieure, la Cour a dit que l'article VIII des contrats de distribution constitue une stipulation prohibée par l'article L.420-1 du code de commerce, et que cette stipulation est nulle sans que cette nullité affecte la validité de l'ensemble des contrats de distribution.
Sur la réparation du préjudice subi par les appelants
Les appelants font valoir qu'il est admis en jurisprudence qu'une entente entre concurrents a nécessairement causé un trouble commercial lorsqu'elle est reconnue (Cass com, 6 octobre 2015 n°13-24.854), et que l'article L. 481-7 du code de commerce issu de l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 transposant la directive (UE) 2014/104 du 26 novembre 2014 a institué une présomption simple qu'une entente entre concurrents cause un préjudice.
Ils en déduisent que la victime d'une pratique anticoncurrentielle n'a pas à rapporter la preuve du fait que l'entente lui a causé un préjudice en application de la présomption existante, qu'il leur appartient seulement de produire des éléments de preuve permettant l'évaluation de ce préjudice. Ils rappellent le principe de la réparation intégrale du préjudice et retiennent qu'une entente ayant contraint un distributeur à pratiquer des prix de vente artificiellement élevé doit conduire à la réparation du préjudice subi par le distributeur du fait de la diminution de ses volumes de vente, invoquant à cet égard, l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 19 décembre 2018 (n° 16/07213), ainsi que la méthode de comparaison appliquée comme méthode de quantification du préjudice.
S'agissant du lien de causalité entre la pratique anticoncurrentielle et le dommage subi, il est fait état de retours de clients mécontents ayant refusé les devis établis en raison de prix prohibitifs imposés par la société Lorillard.
La société X évalue son préjudice à hauteur de 64 021,58 euros en raison de la pratique anticoncurrentielle de prix imposés.
Pour ce faire, elle indique qu'il convient de déduire du chiffre d'affaires annuel, le coût des achats de matières et la cote part des charges variables par rapport au chiffre d'affaires global pour obtenir une marge sur coûts variables.
Elle poursuit qu'appliqués aux devis perdus, la perte de marge nette est égale à 141 921,64 euros pour 2011, 181 494,27 euros pour 2012 et 225 654,26 euros pour 2013 pour un total de 549 070,17 euros sur ces trois années.
Afin d'évaluer la part des devis ayant été perdus en raison de la clause de prix imposés mise en œuvre par la société Lorillard, elle propose de suivre une méthode comparative telle que proposée dans les fiches méthodologiques de la Cour, à savoir une comparaison sur le même marché observé en dehors de la période affectée par le fait générateur.
Elle indique que la différence de taux de transformation moyen avant/après prix imposés est de 11,66% la concernant et qu'en appliquant ce pourcentage à la somme de 549 070,17 euros de perte de marge nette sur les devis perdus pendant la période contractuelle, il en résulte une somme de 64 021,58 euros, montant de son préjudice.
La société Y estime que son préjudice doit être réparé à hauteur de 62 952,93 euros. Elle adopte le même raisonnement que la société X mais avec des sommes différentes. En effet, elle soutient que sa perte de marge nette sur les devis perdus est égale à 149 448,60 euros pour 2011-2012, et 56 954,46 euros pour 2013, soit un total de 206 403,06 euros. Elle soutient que la différence de taux de transformation moyen avant/après prix imposés est de 30,5%.et qu'en appliquant ce pourcentage de 30,5% au 206 403,06 euros de devis perdus pendant la période contractuelle, elle obtient la somme de 62 952,93 euros, montant auquel elle estime son préjudice en raison de la pratique anticoncurrentielle de prix imposés.
Enfin, M. Z demande la somme de 153 000 euros en réparation du préjudice subi du fait du prononcé de la nullité de l'article VIII des contrats de concession Lorenove. Il soutient que, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation, le tiers à un contrat peut invoquer sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage. Il se prévaut à cet égard de la jurisprudence selon laquelle un franchisé, personne physique doit être personnellement indemnisé par le franchiseur du fait des fautes de ce dernier, et peut être indemnisé du fait d'un manque à gagner en termes de rémunération. Il soutient que ces décisions ont été rendues sans considération de la qualification juridique du contrat concerné et que cette jurisprudence est applicable tant à un contrat de franchise qu'à un contrat de concession exclusive comme en l'espèce, ajoutant qu'il importe peu qu'il s'agisse d'une action en nullité de contrat et non d'une action en résiliation de contrat. Il dit s'être investi au sein des deux sociétés pendant près de 3 ans sans percevoir aucune contrepartie alors que si les deux sociétés avaient reçu les marges qu'elles auraient dû réaliser, elles lui auraient versé une juste rémunération.
S'agissant du montant de son préjudice, il retient une marge estimée à 3 000 euros par mois soit (3 000 x 33 mois) 99 000 euros pour toute la durée effective de son activité au titre du contrat conclu par la société X et (3 000 x 18 mois) 54 000 euros au titre du contrat conclu par la société Y, soit un montant total de 153 000 euros.
La société Etablissement Lorillard rétorque que :
- seul l'article VIII des contrats de concession a été annulé, sans que cela affecte la validité des contrats de distribution,
- les appelants effectuent un calcul théorique sans rapport avec la réalité d'un préjudice découlant de l'annulation de l'article VIII puisque leur préjudice serait constitué du fait que la marge brute de leur activité serait désormais supérieure à celle obtenue lorsqu'ils étaient concessionnaires Lorénove, réclamant à ce titre le montant des devis non acceptés « via le système informatique LORENOVE » alors qu'elle n'a jamais contrôlé ou refusé ces devis pour l'établissement desquels la société X bénéficiait d'une totale autonomie, qu'il n'existe aucun devis souscrit via Lorenove, que les pièces adverses 45 à 49 intutulées « devis non acceptés » sont des pièces internes sans valeur probante et qu'en tout état de cause, elle ne peut en être tenue responsable,
- son taux de transformation en interne des devis est de l'ordre de 30 à 40 % et seulement de 10 % lorsqu'elle participe à une foire, de sorte que le préjudice des appelants ne peut résulter du montant des devis non acceptés,
- les appelants sont libres de fixer leur tarif ce que la société ELCIA a confirmé dans son attestation du 25 octobre 2016 et qu'ils ne rapportent pas la preuve qu'elle a pu leur imposer un prix de vente dont il découle un préjudice,
- elle ne fait que conseiller à la demande d'un concessionnaire, un prix de vente ou un coefficient multiplicateur, fort de son expérience dans la vente directe depuis des décennies, mais ne l'impose nullement, ajoutant que la clause litigieuse prévoit que « le concessionnaire conserve néanmoins la liberté (...) de ne pas respecter ces prix de vente (...) conseillés »,
- si la clause prévoit exceptionnellement aussi que «le concessionnaire devra respecter les tarifs applicables à certains comptes et clients spéciaux négociés par LORENOVE dans l'intérêt commun du réseau», cette disposition vise les cas particulièrement rares où un client d'envergure nationale a souhaité négocier un tarif pour ses établissements sur toute la France et qu'une telle situation exceptionnelle ne s'est jamais produite avec les appelants, lesquels seraient bien en peine de rapporter la preuve contraire.
Elle en déduit que la preuve d'un préjudice découlant de l'annulation de l'article VIII des contrats n'est pas rapportée.
Elle ajoute qu'il appartient aux appelants de démontrer le préjudice découlant de cette clause annulée puisque si l'action a été introduite après le 11 mars 2017, la rupture des relations commerciales remonte à l'été 2013.
Enfin, elle s'étonne de l'approche de calcul du montant du préjudice par la comparaison de la marge habituellement obtenue par les sociétés X et Y avec celle des devis souscrits en qualité de concessionnaire Lorenove alors qu'il apparait difficile pour ces sociétés de dégager une marge brute supérieure à celle obtenue en qualité de concessionnaire Lorenove « dans le cadre de leurs activités autres que Lorevenove », ajoutant qu'aucune des pièces produites ne démontre un prix qu'elle aurait imposé, notamment par les pièces 55 à 57.
Sur ce, la Cour observe que la pratique de prix imposé par la société Lorillard a été retenue dans son arrêt du 31 juillet 2019 qui a dit nul l'article VIII des contrats comme contraire aux dispositions de l'article L 420-1 du code de commerce, sans toutefois que cette nullité affecte l'ensemble des contrats de distribution.
Au regard de la date des faits générateurs du dommage entre 2010 et 2013, la cour retient qu'une entente entre concurrents a nécessairement causé un trouble commercial lorsqu'elle est reconnue, ce qui est le cas en l'espèce.
Dès lors, c'est vainement que la société Lorillard soutient que la preuve d'un préjudice découlant de l'annulation de l'article VIII des contrats ne serait pas rapportée.
En outre, le lien de causalité entre la pratique anticoncurrentielle et le trouble commercial est suffisamment établi par les retours de clients mécontents ayant refusé les devis en raison de prix prohibitifs imposés par la société Lorillard ainsi qu'il résulte des pièces 45 et 46 des appelants.
La cour estime que le scenario contrefactuel proposé par les sociétés X et Y, comme méthode de quantification du préjudice qui consiste à comparer la part des devis ayant été perdue au cours de la période d'application de la clause de prix imposés mise en œuvre par la société Lorillard, en la comparant sur le même marché avec la période qui a suivi la pratique anticoncurrentielle en cause, est cohérente et doit être approuvée.
La société X justifie que la différence de taux de transformation moyen avant/après prix imposés est de 11,66% la concernant et qu'en appliquant ce pourcentage à la somme de 549 070,17 euros de perte de marge nette sur les devis perdus pendant la période contractuelle, il en résulte une somme de 64 021,58 euros, montant auquel sera évalué la somme à restituer à cette société.
De même, la société Y justifie que la différence de taux de transformation moyen avant/après prix imposés est de 30,5% la concernant et qu'en appliquant ce pourcentage à la somme de 206 403,06 euros de perte de marge nette sur les devis perdus pendant la période contractuelle, il en résulte une somme de 62 952,93 euros, montant auquel sera évalué la somme à restituer à cette société.
M. Z, tiers aux contrats peut invoquer sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage.
Mais la pratique des prix imposés ne constitue pas un manquement contractuel.
La nullité de la clause prononcée donne lieu à des restitutions mais non à des dommages-intérêts.
Dès lors, M. Z doit être débouté de ses demandes.
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile
La société Lorillard, qui succombe partiellement, est condamnée aux dépens de première instance et d'appel ; elle est déboutée de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile et condamnée à verser sur ce fondement à la société X et à la société Y la somme globale de 15 000 euros.
M. Z qui succombe en sa demande de condamnation de la société Lorillard, est débouté de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile .
L'équité ne commande pas de faire application de cet article au profit de la société Lorillard le concernant.
PAR CES MOTIFS :
La Cour,
Vu son arrêt du 31 juillet 2019,
Condamne la société Lorillard à verser à la société X la somme de 64 021,58 euros ;
La condamne à verser à la société Y la somme de 62 952,93 euros ;
Déboute M. Z de ses demandes;
Déboute la société Lorillard de ses demandes ;
Condamne la société Lorillard aux dépens de première instance et d'appel ainsi qu'à verser à la société X et à la société Y la somme globale de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.