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Décisions

Cass. com., 9 juin 2021, n° 19-10.943

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

SNCF (Epic)

Défendeur :

Euro Cargo Rail (Sasu), Autorité de la concurrence, Ministre de l'économie et des finances

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Guérin

Rapporteur :

Mme Poillot-Peruzzetto

Avocat général :

M. Douvreleur

Avocats :

SCP Bernard Hémery, Carole Thomas-Raquin, Martin Le Guerer, SCP Baraduc, Duhamel et Rameix, SCP Piwnica et Molinié

Aut. conc., du 18 déc. 2012

18 décembre 2012

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 20 décembre 2018), rendu sur renvoi après cassation (chambre commerciale, financière et économique, 22 novembre 2016, pourvois n° 14-28.224 et 14-28.862), à la suite d'une saisine d'office de pratiques mises en oeuvre dans le secteur du transport ferroviaire de marchandises et d'une plainte de la société ECR, l'Autorité de la concurrence (l'ADLC), par une décision n° 12-D-25 du 18 décembre 2012, a dit établi que la SNCF a enfreint les dispositions de l'article 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et de l'article L. 420-2 du Code de commerce, lui a infligé une sanction pécuniaire unique au titre de certaines pratiques (griefs n° 2, 3, 4 et 8) et a prononcé des injonctions au titre des prix d'éviction (grief n° 10) pratiqués sur le marché du transport ferroviaire de marchandises par train massif.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en ses première, deuxième et troisième branches

Enoncé du moyen

2. La SNCF mobilités fait grief à l'arrêt du rejet de sa demande tendant à voir réformer l'article 5 de la décision n° 12-D-25 du 18 décembre 2012 ayant dit qu'il est établi que L'EPIC SNCF a enfreint les dispositions de l'article 102 TFUE et de l'article L. 420-2 du Code de commerce en pratiquant des prix d'éviction sur le marché du transport ferroviaire de marchandises par train massif et de ne réformer que partiellement l'article 8 de cette décision faisant différentes injonctions à la SNCF, alors : « 1°) qu'il ne peut pas être exclu que les coûts et les prix des concurrents puissent être pertinents dans l'examen de la pratique tarifaire d'une entreprise dominante, notamment lorsque la structure des coûts de cette entreprise n'est pas précisément identifiable ; qu'en refusant en l'espèce de prendre en compte les coûts et les prix des concurrents de la SNCF dans le test de coûts, tout en constatant l'absence "de données fiables permettant de calculer le CMML" (coût marginal moyen à long terme) (cf. arrêt § 137) ainsi que l'absence au dossier "de données suffisantes" permettant de savoir “si les prix pratiqués par la SNCF au cours de la période 2007-2009 étaient inférieurs […] ou supérieurs […] au CEM” (coût évitable moyen) et sans constater qu'il en serait ainsi pour des raisons non objectives, la cour d'appel a violé les articles 102 TFUE et L. 420-2 du Code de commerce ; 2°) qu'il est de principe qu'il ne peut pas être exclu que les coûts et les prix des concurrents puissent être pertinents dans l'examen de la pratique tarifaire de l'entreprise dominante en cause au principal ; qu'en refusant en l'espèce de prendre en compte dans le test de coûts, les coûts et les prix des concurrents de la SNCF et de retraiter les coûts de cette dernière, aux motifs que, même si les coûts de la SNCF sont très supérieurs à ceux de ses concurrents, que celle-ci supporte des obligations réglementaires pesant sur elle seule et se trouve dans une situation désavantageuse par rapport à des opérateurs concurrents ne supportant pas les mêmes contraintes, "le choix des clients peut être motivé par d'autres paramètres que le seul prix", que "par conséquent, il ne peut être exclu que des prix pratiqués par l'entreprise en position dominante, et qui ne lui permettent pas de couvrir ses coûts, produisent un effet d'éviction, alors même que de tels prix permettraient aux concurrents, plus efficaces en termes de coûts, de couvrir leurs propres coûts, si une telle politique de prix est de nature à priver en tout ou partie les concurrents du principal moyen dont ils disposent, à savoir la concurrence par les prix, pour pénétrer le marché", sans rechercher ni apprécier ce qu'il en était concrètement sur le marché pertinent en cause, à savoir celui du transport de marchandises par train massif, la cour d'appel a statué par voie de motifs généraux et hypothétiques, en violation de l'article 455 du code de procédure civile ; 3°) qu'il ne peut être exclu que les coûts et les prix des concurrents puissent être pertinents dans l'examen de la pratique tarifaire d'une entreprise dominante, notamment lorsque le niveau de coût de cette entreprise est tributaire de la situation de désavantage ou d'avantage compétitifs dans laquelle elle est susceptible de se trouver ; qu'en retenant en l'espèce que si "la SNCF était à l'époque des faits dans l'incapacité de faire totalement disparaître son désavantage relatif en termes de coûts à raison des obligations réglementaires pesant sur elle seule (…)", cela ne justifiait pas de prendre en compte les coûts de ses concurrents dès lors que cette prise en compte ne permettrait pas d'apprécier la licéité de la pratique tarifaire de la SCNF sans indiquer les raisons concrètes pour lesquelles il en serait ainsi, se contentant de relever surabondamment que cette prise en compte obligerait à tenir également compte des avantages importants que tire la SNCF de sa qualité d'ancien opérateur historique sans même indiquer pourquoi la prise en compte de ces avantages ne serait pas possible, la cour d'appel, qui, par ces motifs généraux, a considéré de façon abstraite que les coûts et les prix des concurrents ne pouvaient pas être pertinents dans l'examen de la pratique tarifaire d'une entreprise dominante, ancien monopole d'Etat, a violé les articles 102 du TFUE et L. 420-2 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

3. En premier lieu, si l'arrêt relève « le défaut de données fiables » dans la phase de calcul du coût marginal moyen à long terme (CMMLT) et constate que « le dossier ne contient pas les données suffisantes », c'est, d'une part, pour justifier la décision de l'Autorité de recourir au tableau de répartition des charges communes, initialement produit par la SNCF, et, d'autre part, pour déterminer, dans la seconde phase de la mise en oeuvre du test de coûts, s'il convient ou non de rapporter la preuve d'une stratégie d'éviction, ce dont il résulte que, contrairement à ce que soutient le moyen, la cour d'appel a reconnu la fiabilité des données utilisées, peu important qu'elles n'aient pas été produites par la SNCF dans le but de calculer le CMMLT.

4. En deuxième lieu, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a précisé que si, afin d'apprécier la licéité de la politique de prix appliquée par une entreprise dominante, il convient, en principe, de se référer à des critères de prix fondés sur les coûts encourus par l'entreprise dominante elle-même et sur la stratégie de celle-ci (arrêts du 3 juillet 1991, AKZO/Commission, C-62/86, Rec. p. I-3359, point 74, et du 2 avril 2009 France Télécom/Commission, C-202/07P, point 108), il ne peut être exclu que les coûts et les prix des concurrents puissent être pertinents dans l'examen de la pratique tarifaire en cause au principal, ce qui pourrait notamment être le cas lorsque la structure des coûts de l'entreprise dominante n'est pas précisément identifiable pour des raisons objectives, ou lorsque la prestation fournie aux concurrents consiste en la simple exploitation d'une infrastructure dont le coût de production a déjà été amorti, de sorte que l'accès à une telle infrastructure ne représente plus un coût pour l'entreprise dominante économiquement comparable au coût que ses concurrents doivent supporter pour y accéder, ou encore lorsque les conditions de concurrence spécifiques du marché l'exigent en raison, par exemple, de la circonstance que le niveau de coûts de l'entreprise dominante est tributaire précisément de la situation d'avantage compétitif dans laquelle la position dominante place cette entreprise (CJUE 17 février 2011, affaire C-52/09, Konkurrensverket contre TeliaSonera Sverige AB).

5. La CJUE a, en outre précisé que l'analyse relative au caractère abusif des pratiques tarifaires d'une entreprise dominante se fait uniquement par référence à ses tarifs et coûts, peu important la circonstance selon laquelle ses concurrents seraient soumis à des conditions légales et matérielles moins contraignantes pour fournir leurs services de télécommunications aux abonnés, qui n'est susceptible d'affecter ni le fait qu'une entreprise dominante ne peut se livrer à des pratiques tarifaires de nature à évincer du marché concerné des concurrents au moins aussi efficaces, ni le fait qu'une telle entreprise doit, compte tenu de sa responsabilité particulière au titre de l'article 82 CE, être en mesure de déterminer elle-même si ses pratiques tarifaires sont conformes à cette disposition (CJUE 14 octobre 2010, Deutsche Telekom, C-280/08).

6. Après avoir relevé qu'aucun des exemples d'exception à la référence aux coûts de l'entreprise dominante, conduisant à préférer les coûts des concurrents, n'est transposable à l'espèce, l'arrêt retient d'abord que, dans le cas d'un marché avec dominance, a fortiori d'un ancien monopole d'Etat, le choix des clients peut être motivé par d'autres paramètres que le prix. Il retient ensuite qu'il ne peut être exclu que des prix qui ne couvriraient pas les coûts pratiqués par l'entreprise dominante, mais qui couvriraient ceux des concurrents plus efficaces, produisent des effets d'éviction, si une telle politique de prix est de nature à priver en tout ou en partie les concurrents du principal moyen dont ils disposent, à savoir la concurrence par les prix, pour pénétrer le marché tenu par une entreprise en position dominante. L'arrêt retient encore que le désavantage, à l'époque des faits, de la SNCF sur ses coûts, du fait de ses obligations réglementaires, ne lui permet pas de le compenser par une pratique anticoncurrentielle et que la déduction des surcoûts engendrés par cette qualité priverait les nouveaux entrants du principal moyen dont ils disposent pour pénétrer le marché. Il ajoute qu'une telle prise en compte nécessiterait d'intégrer dans l'analyse les avantages relevant d'une autre forme de concurrence que de la concurrence par les prix.

7. En cet état, c'est à bon droit que la cour d’appel, par une appréciation concrète de la situation sur le marché du transport par train massif, en a déduit que la position d'opérateur historique, si particulière fût-elle face à des concurrents même soumis à des conditions légales et réglementaires moins contraignantes, ne justifie pas de tenir compte, dans la mise en oeuvre du test du concurrent plus efficace, des coûts de ces derniers.

8. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le moyen, pris en ses quatrième et cinquième branches

Enoncé du moyen

9. La SNCF mobilités fait ce même grief à l'arrêt, alors : « 4°) que si les prix inférieurs à la moyenne des coûts “variables” ou au CEM (coût évitable moyen), c'est-à-dire aux coûts qui varient en fonction des quantités produites, doivent être considérés, en principe, comme abusifs, dans la mesure où, en appliquant de tels prix, une entreprise occupant une position dominante est présumée ne poursuivre aucune autre finalité économique que celle d'éliminer ses concurrents, les prix inférieurs à la moyenne des coûts totaux ou au CMMLT (coût marginal moyen à long terme) mais supérieurs à la moyenne des coûts variables ne sont considérés comme abusifs que s'il est démontré qu'ils sont fixés dans le cadre d'un plan ayant pour but d'éliminer un concurrent ; qu'en retenant en l'espèce que la SNCF a mis en oeuvre des pratiques contraires aux articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE en présentant des offres de prix inférieurs au CMMLT dans le cadre d'une stratégie d'éviction établie par le fait qu'elle aurait fait le choix de remporter certains contrats stratégiques sans avoir égard à la rentabilité de l'opération et sans se préoccuper des pertes qu'ils entraînaient et avait remporté plusieurs contrats en proposant des prix de 15 à 30 % inférieurs à ses coûts, fondant ainsi la preuve d'une stratégie d'éviction de la SNCF sur une comparaison des prix proposés par celle-ci pour certains contrats avec les coûts qui seraient les siens, tout en constatant par ailleurs que le dossier ne contenait pas de données suffisantes lui permettant de déterminer si les prix pratiqués par la SNCF au cours de la période litigieuse 2007-2009 étaient inférieurs ou supérieurs au CEM, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations en violation des articles précités ; 5°) qu'en retenant que caractérise une stratégie d'éviction le fait de gagner un contrat à n'importe quel prix, sans avoir égard à l'importance des pertes qu'il génère car aucune rationalité économique ne peut être trouvée à une telle politique de prix, dont l'unique finalité envisageable est l'éviction d'un concurrent de tel ou tel trafic et que la SNCF avait mis en oeuvre une telle stratégie sur certains trafics qualifiés par elle de “stratégiques”, sans rechercher si la SNCF n'avait pas, pour ces trafics, fait des offres à des prix qui lui permettaient de couvrir, tout ou partie de ses coûts variables ou fixes qui n'auraient pas été couverts si elle n'avait pas remporté les contrats de ces trafics, minimisant ainsi ses pertes totales et faisant preuve de rationalité économique, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE. »

Réponse de la Cour

10. Après avoir relevé qu'avant la période litigieuse, les pertes de la SNCF étaient durables et que la preuve de contrats non rentables conclus après l'ouverture à la concurrence ne suffit pas à établir la réalité d'une stratégie d'éviction, à la différence de celle de sa recherche de gagner un contrat à n'importe quel prix, peu important les pertes générées, l'arrêt retient qu'il n'est pas nécessaire de rapporter cette preuve pour l'ensemble des contrats, certains étant stratégiques pour la SNCF et donc, également, pour ses concurrents, et que la pratique de la SNCF d'aligner ses prix sur ceux de ses concurrents afin de rester compétitive n'est pas abusive en tant que telle mais le devient s'il ne s'agit plus de protéger ses intérêts mais de renforcer sa position et d'en abuser. L'arrêt retient ensuite qu'il résulte des termes du courriel du 15 décembre 2006 relatifs à certains contrats jugés stratégiques, que la SNCF, « en vue de limiter au maximum la pénétration des nouveaux entrants », a contracté « sans considération de rentabilité », de sorte que leur seul objet ne pouvait être que l'éviction des concurrents. Il relève encore que, selon un courriel du 21 décembre 2007 accompagnant un document de chiffrage financier, le contrat OI/BSN ayant généré une perte de 2,3 millions d'euros hors frais de structure, porte la mention « à conserver malgré les coûts de production élevés ». Il retient enfin qu'il résulte de divers courriers électroniques envoyés par des « analystes coûts » de la SNCF et d'échanges entre son département Fret et la filiale VFLI, que la société Fret SNCF a remporté le contrat AO Condat Le Lardin sur la base d'une offre bâtie sur une sous-estimation des coûts, dont l'entreprise était consciente, aboutissant à un prix ne couvrant pas les coûts cependant que l'offre par sa filiale VFLI aurait permis de dégager une marge positive ce qui démontre que l'utilisation par la SNCF d'outils de cotation des coûts conduisant à une évaluation notoirement sous-estimée caractérise un comportement délibéré de la part de cette entreprise.

11. De ces constatations et appréciations, la cour d’appel, qui ne cherchait pas à chiffrer une perte en procédant au test de coût mais seulement à caractériser l'intention de l'entreprise dominante d'éliminer la concurrence et qui n'avait pas à effectuer la recherche invoquée par la cinquième branche, que ses constatations rendaient inopérantes, a pu déduire que le fait pour une entreprise en position dominante de proposer des prix de 15 à 30 % inférieurs à ses coûts pour remporter les contrats les plus importants, ceux-là même qui permettaient aux nouveaux entrants sur le marché de se développer, sans avoir égard à la rentabilité de l'opération, s'analyse comme une politique visant à protéger une position dominante.

12. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne la société SNCF mobilités aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile,  

Rejette la demande formée par la société SNCF mobilités et la condamne à payer la somme de 3 000 euros à la société Euro cargo rail et la somme de 3 000 euros à la présidente de l'Autorité de la concurrence.