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Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 15 novembre 1989, n° ECOC8910143X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

La Cinq (SA), OFRP (Sté)

Défendeur :

Ministre de l'Economie, des Finances et du Budget

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Ezratty

Conseillers :

M. Culie, M. Canivet

Avocats :

Me Parleani, Me Saint-Esteben

Cons. conc., du 28 sept. 1989

28 septembre 1989

Vu les mémoires, les pièces et documents déposés au greffe à l'appui du recours.

Autorisé, à partir du 25 février 1987, à exploiter en France un service de télévision privée à vocation nationale, la société La Cinq a souhaité bénéficier, comme les chaînes concurrentes, des services de l’Eurovision lui permettant de disposer de droits de diffusion sur des événements d’actualité et certaines manifestations sportives à caractère international échangés entre les membres de l’Union européenne de radiodiffusion (UER) ou acquis par celle-ci.

A cette fin, elle a demandé à adhérer à l’association de droit suisse précitée dès le 25 février 1987 mais, n’ ayant obtenu aucune réponse, elle a saisi la Commission des communautés européennes d’une plainte, actuellement en cours, pour violation des articles 85 et 86 du traité du 25 mars 1957 instituant les communautés européennes.

Parallèlement à cette démarche, La Cinq a adhéré aux Organismes français de radiodiffusion et télévision (OFRT), association de la loi de 1901, qui regroupe, entre autres, les sociétés de télévision: TF1, Antenne 2, FR3 et Canal Plus, a notamment pour objet d’assurer la représentation internationale des entreprises françaises de communication audiovisuelle, et qui à ce titre est membre de l’UER à laquelle appartiennent, par ailleurs, individuellement, les grandes chaînes de télévision ci-dessus énumérées.

Par la suite, l’UER ayant admis, par modification de ses statuts, la sous-traitance de ses émissions, a conclu avec l’OFRT un protocole d’accord du 1er octobre 1987, prévoyant que l’organisation française établira un contrat de sous-licence avec les nouvelles sociétés de télévision La Cinq et M6.

Conformément à ce protocole, le même jour, l’OFRT et La Cinq ont signé une convention à l’effet de définir et organiser les conditions dans lesquelles cette chaîne pouvait acquérir les droits d’utiliser les sujets d’actualité, les programmes sportifs ou tous autres programmes offerts par l’Eurovision.

De la sorte, en l’attente des décisions à intervenir sur son admission en qualité de membre de l’UER, La Cinq estime avoir vocation à accéder sans réserve à l’Eurovision et prétend que cette faculté essentielle est compromise par les dispositions du titre III du règlement intérieur de l’OFRT, tels qu’ils résultent d’une modification adoptée dans les jours ayant précédé sa propre adhésion et instaurant, au bénéfice des sociétés déjà membres de l’organisation avant la date de nouvelles admissions à celle-ci et à I’UER, un droit d’accès prioritaire pour la retransmission des émissions sportives que l’UER avait antérieurement négociées; l’exercice de ce pacte de préférence étant prolongé durant cinq années en ce qui concerne certains événements sportifs internationaux et étendu à ceux du football français.

Reprochant à I’OFRT et à ses membres dits « anciens », bénéficiaires des dispositions susvisées, des pratiques contraires aux articles 7 et 8 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, La Cinq en a saisi le Conseil de la concurrence, par application de l’article 11 de ladite ordonnance.

Sur le fondement de l’article 12 du même texte et par la même requête du 28 juillet 1989, elle a demandé au Conseil d’ordonner les mesures conservatoires propres à faire cesser les pratiques dénoncées.

Le conseil a rejeté cette demande par décision du 28 septembre 1989 en jugeant que la requérante, qui n’avait pas précisé les mesures dont elle demandait le bénéfice, n’avait par ailleurs apporté aucun élément établissant l’existence d’un trouble d’exploitation grave et immédiat ou d’une incapacité à remplir sa mission qui résulteraient directement des dispositions du règlement intérieur de l’OFRT.

La cour est saisie du recours formé contre cette décision par La Cinq qui soutient que les dispositions critiquées du règlement intérieur tendant à l’exclure tant du marché des retransmissions sportives que de celui de la publicité dont elles sont le support, sont manifestement anticoncurrentielles et contraires à l’objet de I’OFRT, dans la mesure où elle la place en situation de grave désavantage par rapport aux autres sociétés de télévision, qu’elle compromet l’exercice de sa mission de chaîne dite « généraliste », qu’elle lui cause un manque à gagner particulièrement sensible dans la situation financière où elle se trouve et qu’enfin elle nuit à l’économie du secteur considéré.

Elle ajoute que l’atteinte qu’elle subit est immédiate, puisque sont actuellement soumis à négociations les droits de retransmission d’événements sportifs de première importance, tels les prochains jeux olympiques d’hiver et d’été et les coupes d’Europe et du monde de football dont elle est écartée de manière irréversible par l’effet des dispositions qu’elle critique.

A titre de mesures conservatoires, la requérante demande la suspension, jusqu’à l’issue de la procédure au fond, du titre III du règlement intérieur de l’OFRT, ou qu’il soit fait interdiction à cette organisation de laisser procéder en son sein à des répartitions contractuelles irréversibles des droits de retransmission sur des manifestations sportives et que la même mesure soit étendue aux conventions, soumises à la loi française, qui l’empêcheraient de concourir, à égalité, avec les autres membres de l’OFRT à la répartition des retransmissions.

Pour s’opposer à cette demande, l’OFRT soutient tout d’abord que, La Cinq n’ayant pas, en première instance, formulé les mesures conservatoires qu’elle sollicitait, sa demande initiale comme son recours sont irrecevables; elle ajoute que ladite demande est, en outre, dépourvue de fondement puisque La Cinq, qui a d’ores et déjà la possibilité de diffuser des événements sportifs importants, ne justifie d’aucun trouble d’exploitation, autre qu’un manque à gagner qui, à lui seul, ne constitue pas une atteinte grave et immédiate à des intérêts protégés; qu’en outre les obstacles à la concurrence, invoqués par cette société, ne résultent pas des dispositions du règlement intérieur qui sont applicables aux seuls membres de l'OFRT également adhérents à l’UER et, de ce fait, ne la concerne pas; qu’en réalité les exclusions dont elle se plaint procèdent directement et exclusivement de sa non-admission à l’UER; qu’il s’ensuit que ses demandes de suspension des effets du règlement intérieur ou des conventions de répartition prises par application de celui-ci, sont sans liens avec l’atteinte dénoncée et excèdent les limites de l’article 12 de l’ordonnance du 1er décembre.

Le ministre d’Etat, ministre de l’économie, des finances et du budget, estime que le contenu de la saisine du conseil montrant de manière suffisamment claire les mesures conservatoires à prendre, la demande n’était pas irrecevable et qu’elle est au surplus justifiée par les pratiques incriminées qui lui rendent impossible l’accès à la retransmission d’événements sportifs essentiels.

Les conclusions du ministère public visent aux mêmes fins.

Sur quoi la cour:

Considérant que si La Cinq n’a pas, dans sa requête initiale, précisément exposé les mesures conservatoires qu’elle sollicitait pour faire cesser les pratiques dénoncées, celles-ci se déduisaient suffisamment du contenu de son mémoire pour que sa demande soit recevable; que dans son recours, elle formule expressément, et dans les termes ci-dessus rappelés, les dispositions dont elle poursuit la mise en œuvre, permettant ainsi aux parties d’en débattre contradictoirement et à la cour d’en apprécier le bien fondé; que dès lors son recours doit être déclaré recevable;

Considérant que les clauses critiquées contenues dans les articles A et B du titre III du règlement intérieur de l’OFRT placent la requérante dans une position d’infériorité manifeste et délibérée à l’égard des autres sociétés ayant, avant elle, adhéré à cette association, quant au droit de retransmission d’événements sportifs fournis par l’UER et énumérés en annexe 2 et 3 dudit règlement (paragraphe A) ainsi qu’à ceux concernant le football français (paragraphe B) auxquels elle ne peut accéder que lorsque ses partenaires n’exercent pas leur droit de priorité;

Considérant qu’en ce qui concerne les émissions visées au paragraphe B, lesquelles ne proviennent pas de l’UER, la discrimination sus indiquée provient exclusivement du règlement intérieur de l’OFRT;

Considérant que pour les autres émissions concernées, il n’apparaît pas des documents produits que le pacte de préférence, établi au bénéfice des anciens membres de l’OFRT, résulte de l’appartenance directe de ceux-ci à l’UER ou des statuts de cette dernière association;

Qu’en effet, ni dans les clauses desdits statuts relatifs à l’adhésion des groupes d’organismes et aux transferts de droits auxquels ceux-ci peuvent désormais procéder, ni dans celles des contrats successifs des 25 août et 1er octobre 1987 passés entre l’UER et l’OFRT, prévoyant les conditions selon lesquelles cette dernière pouvait céder à ses nouveaux membres les programmes offerts par l’Eurovision, ni dans celles du contrat conclu à cette fin entre l’OFRT et La Cinq, n’est stipulé un quelconque droit de préférence au profit des sociétés ayant antérieurement adhéré à cette organisation;

Qu’il ne résulte pas davantage de ces engagements que les membres de l’UER auraient, en cette qualité et par rapport à ceux qui tiennent de contrats leur vocation à accéder à l’Eurovision, un droit d’attribution prioritaire des émissions qui en émanent;

Que ces conventions ont au contraire été conclues afin de permettre aux sociétés de télévision extérieures à l’UER, comme c’est actuellement le cas de La Cinq, de bénéficier, à des conditions financières certes particulières, mais sans restrictions, des programmes de l’Eurovision; qu’en l’état des documents soumis à l’examen de la cour et des débats, il apparaît que les discriminations entre ses membres, selon leur date d’admission ou leur appartenance à l’UER, ont été introduites à l’initiative et au seul usage interne de l’OFRT;

Considérant, ainsi que l’a apprécié le conseil, qu’il n’est pas exclu que la clause de priorité litigieuse, conduisant à interdire à La Cinq un libre accès à une source importante de l’information, puisse avoir pour objet ou pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché de l’acquisition des programmes sportifs; que dès lors la pratique dénoncée peut entrer dans le champ d’application des articles 7 et 8 de l’ordonnance du 1e décembre 1986;

Considérant qu’en privant La Cinq, à la discrétion de quatre des chaînes nationales concurrentes, de la possibilité de retransmettre des manifestations sportives de grand retentissement et intéressant un très large public, la disposition susvisée l’empêche de consacrer ses émissions à de tels événements qui participent cependant de la mission qui lui est reconnue de service de télévision à vocation générale et nationale;

Que, selon l’avis du président du Conseil supérieur de l’audiovisuel, cet état de fait provoque, dans la programmation de la chaîne, un déséquilibre qui, en lui-même, constitue un trouble d’exploitation; qu’il en résulte nécessairement un retentissement négatif sur le taux d’écoute de celle-ci et ses ressources financières; qu’en conséquence, la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate aux intérêts de l’entreprise plaignante;

Considérant que les procès-verbaux de réunions récentes de l’OFRT révèlent que se répartissent actuellement les droits de retransmission d’événements sportifs futurs d’importance primordiale; que, pour faire face à l’urgence engendrée par cette situation, il y a lieu d’ordonner, à compter du prononcé du présent arrêt, la suspension des effets des paragraphes A et B du titre III du règlement intérieur de l’OFRT, sans qu’il soit toutefois nécessaire de faire rétroagir cette mesure aux conventions déjà formées,

Par ces motifs:

Déclare recevable le recours de la société La Cinq,

Suspend, à compter du prononcé du présent arrêt et jusqu’à la décision du Conseil de la concurrence statuant sur la saisine de ladite société, les effets des paragraphes A et B du titre III du règlement intérieur de l’association Organismes français de radiodiffusion et de télévision,

Met les dépens à la charge de ladite association.