CA Paris, 12 juillet 1990
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Groupement des négociants en matériaux de la construction du nord de l'île (GIE)
Défendeur :
Ministre de l'Economie, des Finances et du Budget
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Schoux
Conseillers :
M. Collomb-Clerc, Mme Aubert, M. Canivet, M. Guérin
Avocat :
Me Ferrandini
Vu les mémoires, pièces et documents déposés au greffe à l’appui du recours ;
Saisi le 22 mars 1989, par le ministre d’Etat, ministre de l’économie, des finances et du budget, de la situation de la concurrence dans le secteur de la distribution des ciments en Haute-Corse, le Conseil de la concurrence a, selon décision n° 90-D-02 du 9 janvier 1990, relevé l’existence dans ce secteur d’activités de pratiques restrictives de concurrence par entente sur les prix ;
Aux termes de sa décision, il a, d’une part, enjoint à l’association dénommée Groupement des négociants en matériaux de construction du nord de l’île pour la réception et la distribution des ciments en vrac (GNMNI), de ne plus établir et diffuser des listes de prix de vente, ou autres documents ayant le même objet, applicables à la vente de ciment et de tout autre liant par ses adhérents, d’autre part, infligé au GNMNI une sanction pécuniaire d’un montant de 200.000 F ;
Le Conseil de la concurrence a également infligé une sanction pécuniaire à cinq entreprises ayant leur siège en Haute-Corse (non en cause devant la cour) pour leur participation à cette entente sur les prix ;
Il a, enfin, ordonné la publication de sa décision dans le Moniteur des travaux publics et dans le Journal de la Corse ;
La cour est saisie du recours formé à titre principal contre ladite décision par le GNMNI et de celui exercé, à titre incident par le ministre chargé de l’économie.
Référence étant faite à la décision attaquée pour l’exposé des faits et le déroulement de la procédure, il convient de rappeler les éléments suivants :
Diverses entreprises du département de la Haute-Corse, se livrant au négoce en gros des matériaux de construction, ont en raison des contraintes économiques résultant notamment de leur situation insulaire, constitué entre elles, le 29 juin 1967 une association régie par la loi du 1er juillet 1901 et ayant pris la dénomination de Groupement des négociants en matériaux du nord de l’île pour la réception et la distribution des ciments en vrac, ci-après GNMNI.
Cette association, sise rue du Nouveau-Port, docks de Toga, à Bastia, et qui réunit onze entreprises, a pour objet déclaré d’assurer, pour le compte de ces adhérents, la réception, puis la conservation dans des silos portuaires qu’elle loue à cet effet à la chambre de commerce de Bastia, ainsi que la livraison, sur le lieu de ses installations, de ciments auxdites entreprises.
Le GNMNI offre, en outre, à ses adhérents, et à partir d’équipements lui appartenant, la possibilité d’une livraison en sac, les opérations d’ensachage étant accomplies en ce cas par la SARL Colonna d’Istria en sous-traitance.
En contrepartie de ces diverses prestations de services, l’association, qui réceptionne exclusivement du ciment de la catégorie CPJ 45 R produit sur le continent par les deux seules sociétés Ciments Lafarge et Ciments Vicat, lesquelles demeurent propriétaires de la marchandise jusqu’à sa livraison à chacun des membres du GNMNI, perçoit des adhérents une redevance s’élevant respectivement en 1988, à 22,43 F et 26,99 F la tonne de ciment, selon que celle-ci ait été achetée en vrac ou ensachée.
A la suite d’une enquête déclenchée d’office le 5 septembre 1988 par les services de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, il est apparu que le GNMNI avait de 1985 à 1988 établi et diffusé auprès de ses adhérents divers barèmes de prix TTC, portant aussi bien sur le ciment CPJ 45 R livré par son intermédiaire que sur d’autres liants ne transitant pas par lui.
L’enquête a également fait ressortir que sur les onze entreprises adhérentes à ce groupement, cinq de celles-ci, à savoir les sociétés Etablissements avenir agricole, Casinca matériaux, Etablissements du CRET, Matériel et matériaux de construction du L.A.P. et Matériaux de construction Lucchetti et Cie (non en cause devant la cour), avaient appliqué les prix de revente tels qu’arrêtés et transmis par ledit groupement professionnel.
Aux termes de la décision déférée, le Conseil de la concurrence a estimé que ces diverses pratiques constituaient à l’égard du GNMNI, et des cinq sociétés précitées, une entente sur les prix contrevenant, en raison de la date des faits, tant aux dispositions de l’article 50 de l’ordonnance n° 45-1483 du 30juin 1945 que de celles de l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986.
Le Conseil de la concurrence a en revanche écarté le second grief fait notamment au GNMNI, et selon lequel les conditions d’adhésions audit groupement telles que prévues à l’article 7 de ses statuts, de même que les clauses de l’article 8 interdisant aux entreprises adhérentes de rétrocéder la marchandise obtenue par l’intermédiaire du groupement, devaient être interprétées comme étant destinées à limiter le nombre des opérateurs intervenant sur le marché du ciment de la catégorie CPJ 45 R, et avaient, par-là, pour objet et pour effet de restreindre et de fausser le jeu de la concurrence.
Contestant le grief d’entente sur les prix retenu à son encontre par le Conseil de la concurrence, le GNMNI conclut à l’annulation sur ce point de la décision attaquée et, subsidiairement, à sa réformation quant à la sanction pécuniaire à lui infligée.
Il soutient, à cet effet, que les barèmes de prix établis par ses soins et adressés selon le requérant aux seuls adhérents en faisant la demande, n’avaient d’autre objet que d’informer ces derniers de l’évolution des tarifs en vigueur, de telle sorte que les membres du GNMNI auraient toujours conservé en l’occurrence la liberté de déterminer eux-mêmes les prix de revente des produits que leur livrait, au moindre coût, et conformément à sa vocation statutaire, le groupement.
L’association requérante prétend également qu’à supposer même que l’établissement et la diffusion de telles listes puissent être regardés comme constituant une entente sur les prix, celle-ci n’a été en tout état de cause que de faible portée et n’a pas affecté le libre jeu de la concurrence.
Le GNMNI soutient, de surcroît, qu’en permettant à ses membres, et conformément à l’objet déclaré de l’association, de pratiquer, au seul profit en définitive du consommateur, des prix inférieurs à ceux des revendeurs non adhérents au groupement, ou encore voisins de ceux du continent, il a ce faisant apporté un progrès économique dans la distribution des ciments en Haute-Corse lui permettant de bénéficier à ce titre des dispositions tant de l’article 51 de l’ordonnance n° 45-1483 du 30juin 1945 que de l’article 10 de l’ordonnance du 1er décembre 1986.
Au rebours de l’argumentation développée par l’association requérante, le ministre d’Etat, ministre de l’économie, des finances et du budget, fait valoir à l’appui de son recours incident que les diverses constatations effectuées durant l’enquête administrative établissent, selon lui, que le GNMNI a pris l’initiative de fixer les prix et de les faire appliquer par les adhérents et qu’il a ainsi, et sans pouvoir arguer d’un quelconque fait justificatif, porté entrave à la concurrence par une entente illicite sur les prix.
Par son recours incident, le ministre demande également que soit retenu, contrairement à l’appréciation du Conseil de la concurrence, à la charge du GNMNI, le grief d’atteinte à la concurrence imputé au groupement et tiré des stipulations des articles 6 et 7 de ses statuts.
Selon lui, de telles clauses statutaires qui, d’une part, subordonnent l’accès à l’association à la réalisation d’un important quota de vente par les postulants et, d’autre part, interdisent aux membres du GNMNI toute rétrocession par eux de marchandise à des entreprises étrangères au groupement, ne font que renforcer et «institutionnaliser» les pratiques restrictives de concurrence relevées au titre de l’entente sur les prix.
Le ministre demande en conséquence une aggravation de la sanction pécuniaire infligée au GNMNI.
Le ministère public conclut, pour sa part, à la confirmation, en toutes ses dispositions de la décision déférée.
Pour un pus ample exposé des prétentions, des moyens et des arguments des parties, la cour se réfère aux écritures de celles-ci.
Sur quoi, la cour :
Sur l’entente sur les prix imputée au GNMNI :
Considérant qu’il a été découvert et saisi au siège du GNMNI, le 22 septembre 1988, dans le cadre de l’enquête administrative, diverses listes établies par son ancien président et se rapportant non seulement au ciment CPJ 45 R livré par ce groupement à ses adhérents, mais également à divers autres liants utilisés en matière de construction et dont cet organisme n’assurait pas la distribution ;
Que ces listes contenaient pour la période allant de juillet 1984 à novembre 1987 des indications de prix de vente au détail TTC pour chacun desdits produits ;
Considérant, d’une part, que l’argumentation de l’association requérante selon laquelle ces barèmes de prix avaient été diffusés aux seuls membres adhérents en ayant fait la demande, est contredite par le secrétaire dudit groupement qui, entendu par les enquêteurs, a précisé que les tarifs en cause avaient fait l’objet, à la demande même de L’ancien président, d’une diffusion par ses soins auprès de «l’ensemble des adhérents du groupement» (annexe 9) ;
Que ce point a été confirmé par le comptable de l’entreprise Luccheti Fils (annexe 12) ;
Considérant, d’autre part, que les renseignements recueillis au cours de l’enquête administrative auprès de plusieurs adhérents controuvent l’affirmation faite par la direction actuelle du GNMNI et selon laquelle de telles listes de prix étaient diffusées à titre «purement informatif» ;
Que, notamment, le président du conseil d’administration de la SA Casimat, après avoir lui aussi indiqué que des barèmes de prix lui étaient adressés par le secrétaire du GNMNI, a ajouté qu’il appliquait «strictement» ces tarifs (annexe 6) ;
Que le gérant de la SARL Société d’exploitation des Etablissements Ducret a précisé que les prix de vente des produits par lui commercialisés étaient «fixés» par le GNMNI soit par téléphone, soit par courrier (annexe 11) ;
Que le comptable de l’entreprise Lucchetti et Fils a fait une déposition allant dans le même sens (annexe 12) ;
Que le gérant de la SARL Société de matériels et matériaux de construction du Cap a indiqué avoir pratiqué des prix « conformes » à ceux conseillés par le groupement (annexe 13) ;
Qu’enfin le comptable de la SA Etablissements Avenir agricole a déclaré aux enquêteurs que les prix pratiqués par cette société étaient établis «à partir d’un prix de vente conseillé à quai Bastia diffusé par le groupement... » (annexe 14) ;
Considérant que le GNMNI, qui est donc mal fondé à soutenir, en fonction de ces diverses constatations, que les barèmes de prix découverts à son siège n’avaient qu’un caractère « informatif», ne saurait non plus expliquer l’établissement de ces listes par son souci, selon lui, de «définir» à l’intention de ses adhérents le prix de revient des produits en évaluant le coût de ses propres prestations, alors qu’il apparaît de l’enquête que le ciment CPJ 45 R livré aux membres du groupement faisait directement l’objet d’une facturation à ceux-ci par les sociétés Ciments Lafarge et Ciments Vicat, et que le GNMNL facturait à part le coût de ses prestations ;
Qu’il convient, en outre, de rappeler que figuraient également sur les listes en cause les prix de vente de divers liants dont le GNMNI n’assurait pas la distribution à ses adhérents ;
Considérant qu’il résulte ainsi de l’ensemble des éléments ci-dessus rap portés que les dirigeants du GNMNI, outrepassant en la circonstance la mission qui leur était statutairement assignée, ont pris l’initiative, sous couvert d’une rationalisation de la distribution du ciment en Haute-Corse, d’organiser et de préconiser une entente sur les prix auprès des membres du groupement, lequel couvre, comme l’a révélé par ailleurs l’enquête administrative, une part importante de ce marché (35 p. 100) ;
Que cette entente, en regard de laquelle le GNMNI n’est pas fondé à invoquer pour sa décharge, puisqu’étant sans rapport avec lui, le progrès économique apporté par ailleurs par le groupement dans la distribution des ciments, a eu en l’occurrence pour objet, et de surcroît en partie pour effet, de restreindre et de fausser le libre jeu de la concurrence devant s’exercer entre les membres, commerçants indépendants par les prix ;
Considérant que l’association requérante ne saurait trouver, non plus, un fait justificatif dans le désir qu’avait eu le groupement d’éviter par son intervention toute disparité des prix par rapport à ceux du continent ;
Qu’il importe peu également, au regard de l’entente réalisée, que les prix pratiqués par les adhérents aient été selon le GNMNI inférieurs à ceux des autres intervenants sur le marché ;
Considérant que les pratiques d’alignement des prix telles qu’établies à la charge de l’association requérante tombent, dès lors, en raison de la date des faits, sous le coup des dispositions tant de l’article 50 de l’ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 que de l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Qu’il convient, en conséquence, et sur ce chef, de confirmer la décision attaquée.
Sur le grief d’atteinte à la concurrence imputé au GNMNI et tiré des clauses des articles 6 et 7 de ses statuts :
Considérant qu’entre autres conditions exigées pour être membre de l’association, il est prévu à l’article 6 des statuts du GNMNI la réalisation durant trois années consécutives, par l’éventuel adhérent au groupement, d’un tonnage annuel minimal de ciment vendu ;
Que ce quota de vente initialement fixé à hauteur de 4800 tonnes a été réduit ultérieurement, selon décision de l’assemblée générale des membres dudit groupement en date du 28 octobre 1986, à 2 400 tonnes ;
Considérant, par ailleurs, qu’il est fait interdiction, à l’article 7, aux membres du GNMNI, sous peine d’être exclus du groupement, de permettre à des personnes étrangères audit groupement de s’approvisionner directement aux taux de redevance des adhérents ;
Que cette clause interdit en fait aux membres du groupement, et sur leur contingent, toute rétrocession de ciments de la catégorie CPJ 45 R aux distributeurs non adhérents au GNMNI, les privant ainsi d’une source d’approvisionnement à des prix restant compétitifs et d’avoir accès au marché, compte tenu de sa structure et de son fonctionnement ;
Considérant qu’en effet l’enquête administrative se rapportant à ce marché régional a fait ressortir, d’une part, les diverses contraintes qu’entraîne l’insularité de la Corse et, d’autre part, l’absence pour ce qui concerne le département de la Haute-Corse, à l’exception de la Balagne, de tout équipement en dehors de ceux exploités par Le GNMNI pour la réception et le stockage des ciments de la catégorie CPJ 45 R produits par les sociétés Vicat et Ciments Lafarge ayant leurs sièges et leurs usines sur le continent, de telle sorte qu’il existe une quasi-impossibilité pour les entreprises commercialisant ces ciments de s’approvisionner directement auprès des producteurs ;
Que les enquêteurs ont constaté qu’ainsi, et pour ce qui concerne cette partie du territoire de la Corse, tous les revendeurs grossistes participant au marché avaient été conduits à adhérer au GNMNI, lequel groupement doit dès lors, et selon l’expression du rapporteur, être regardé sous l’angle économique comme constituant «un passage obligé» pour la distribution des ciments de la catégorie CPJ 45 R, la plus utilisée en Corse ;
Considérant qu’en fonction de ces divers éléments apparaît comme abusive et de nature à restreindre le jeu de la concurrence, compte tenu du quasi-monopole dont dispose pour cette partie de la Corse le GNMNI dans la distribution du ciment CPJ 45 R, la clause contenue à l’article 7 de ses statuts et tendant sous peine d’exclusion de ses membres à inter dire à ceux-ci, et sur leur contingent de marchandise, toute possibilité de rétrocession aux distributeurs qui n’adhèrent pas à ce groupement ;
Qu’il importe peu, dans ces conditions, que le GNMNI ait abaissé de lui-même, en 1986, le quota de vente exigé des entreprises pour avoir accès au groupement ou, comme il est encore soutenu, que ce critère n’ait pas reçu d’application ;
Qu’il convient, dès lors, d’enjoindre au GNMNI de modifier la clause de l’article 7 de ses statuts faisant défense absolue à ses membres d’approvisionner directement et sur leur contingent les distributeurs de ciment non adhérents audit groupement ;
Sur la sanction pécuniaire :
Considérant que le montant de la sanction pécuniaire est déterminé selon les modalités prévues par l’article 13 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Qu’il n’est pas allégué par le GNMNI que le maximum fixé par le texte susvisé, de 5 p. 100 du montant du chiffre d’affaires hors taxes réalisé au cours du dernier exercice, ait été en l’occurrence dépassé ;
Que, dès lors, compte tenu de l’injonction devant être faite au groupement quant à la modification de ses statuts, la sanction infligée par le Conseil de la concurrence suffit sur le plan pécuniaire à réprimer les pratiques anticoncurrentielles telles que retenues à la charge du GNMNI par la cour ;
Par ces motifs :
Rejette la demande d’annulation de la décision du Conseil de la concurrence déférée à la cour ;
La confirme en ce qui concerne la sanction pécuniaire infligée ;
Sur le recours incident du ministre d’Etat, ministre de l’économie, des finances et du budget, reforme la décision entreprise et y ajoutant :
Enjoint à l’association Groupement des négociants en matériaux de construction du Nord de l’île pour la réception et la distribution des ciments en vrac (GNMNI) de modifier dans un délai de quatre mois à compter de l’arrêt la clause de l’article 7 dc ses statuts faisant défense absolue à ses membres d’approvisionner directement et sur leur contingent de ciment les distributeurs non adhérents au groupement ;
Condamne ladite association aux entiers dépens.