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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 25 juin 2021, n° 18/06118

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

D-FI (SA)

Défendeur :

SFR (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Ardisson

Conseiller :

Mme Sentucq

Avocats :

Me Casal, Me Regnier, Me Carbasse

T. com. Paris, du 19 févr. 2018

19 février 2018

1. A compter d'octobre 2003, la société D-FI, spécialiste des infrastructures informatiques, a vendu à la Société française de radiotéléphonie (« société SFR ») des matériels et des licences nécessaires à l'exploitation de son réseau de téléphonie, et tandis que le chiffre d'affaires entre les deux entreprises s'est établi à une moyenne de 325 000 euros sur les quatre premières années à plus de dix millions d'euros sur la moyenne de 2007 à 2014, il a chuté après à 1 145 968 euros en 2015.

2. Par ailleurs, à compter de septembre 2014, la société SFR a suspendu le paiement des factures puis n'a pas respecté son engagement de régler l'arriéré de 4 400 000 euros suivant l'échéancier qu'elle avait soumis le 16 janvier 2015.

3. Après que la direction « intégration et validation » de la société SFR a dénoncé par un courriel du 15 juillet 2015 ne plus référencer la société D-FI, cette dernière l'a vainement mise en demeure le 30 juillet suivant de reprendre la relation commerciale avant de l'assigner le 20 octobre 2015 devant le tribunal de commerce de Paris en paiement des dommages et intérêts de 1 062 000 euros au titre de la rupture brutale de la relation commerciale établie, 200 000 euros au titre du préjudice moral et 350 000 euros à raison du déséquilibre significatif dans ses droits et obligations ou des mesures de rétorsion imputée à la société SFR.

4. Par jugement du 19 février 2018, la juridiction civile a :

- dit que la société SFR a rompu brutalement, partiellement puis totalement, sans préavis, en violation des dispositions de l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce, la relation commerciale établie d'une durée de 8 ans qui la liait à la société D-FI, et fixé à 6 mois la durée du préavis dû,

- condamné la société SFR à payer à la société D-FI la somme de 399 699 euros, majorée des intérêts au taux légal à compter du présent jugement, en réparation du préjudice causé par brutalité de la rupture de cette relation,

- débouté la société D-FI de sa demande de dommages intérêts complémentaires pour réparer le préjudice moral causé par les conditions dans lesquelles la rupture a été mise en œuvre par la société SFR,

- condamné la société SFR à payer à la société D-FI la somme de 50 000 euros à titre de dommages intérêts, majorée des intérêts au taux légal à compter du jugement, en réparation du préjudice causé par sa faute sur le fondement de l'article 1382 du code civil pour avoir fautivement imposé, sans justification d'un état de nécessité, des délais puis un calendrier de paiements sur une durée très excessive au mépris des dommages causés,

- condamné la société SFR à payer à la société D-FI la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires,

- ordonné l'exécution provisoire sans constitution de garanties,

- condamné la société SFR aux dépens.

PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS EN APPEL :

Vu l'appel interjeté le 22 mars 2018 de la société D-FI ;

Vu les conclusions transmises par le réseau privé virtuel des avocats le 4 février 2021 pour la société D-FI afin d'entendre, en application de l'article L. 442-6, I du code de commerce :

- confirmer le jugement sauf en ce qu'il a dit que la relation commerciale établie liant D.FI et la société SFR était d'une durée de 8 ans et fixé à 6 mois la durée du préavis dû, et condamné la société SFR à payer à D.FI la somme de 399 699 euros, majorée des intérêts au taux légal à compter du jugement, en réparation du préjudice causé par la brutalité de la rupture,

- débouter la société SFR de l'ensemble de ses prétentions,

- dire que la société SFR a rompu brutalement, partiellement puis totalement, sans préavis, en violation des dispositions de l'article L. 442-6-I 5° du code de commerce, la relation commerciale établie d'une durée de 12 ans et fixer à 12 mois la durée du préavis dû,

- condamner la société SFR à payer :

979.981 euros, majorés des intérêts au taux légal à compter de l'arrêt, en réparation du préjudice causé par la brutalité de la relation partielle survenue le 31 décembre 2014,

230.319 euros, majorés des intérêts au taux légal à compter de l'arrêt, en réparation du préjudice causé par la brutalité de la relation totale survenue en mai 2015,

- condamner la société SFR à verser la somme de 30 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la société SFR en tous les dépens ;

Vu les conclusions transmises par le réseau privé virtuel des avocats le 25 janvier 2021 pour la Société française de radiotéléphonie afin d'entendre, en application des articles L. 442-6-I, 5°, ancien du code de commerce, 1382 et 1153 anciens du code civil,1355 du code civil et 480 du code de procédure civile :

- infirmer le jugement sauf en ce qu'il a rejeté la demande de la société D-FI visant à l'indemnisation de son préjudice moral,

- dire que la société D-FI ne démontre pas l'existence d'une relation commerciale établie avec SFR, la relation entre les parties ne présentant pas un caractère établi faute de stabilité dans la relation entre les sociétés SFR et D-FI,

- dire que la société D-FI ne démontre pas l'existence d'une rupture de la relation commerciale entre les parties, ni a fortiori d'une brutalité dans la prétendue rupture,

- dire que la société D-FI ne rapporte pas la preuve de l'ancienneté réelle de ses relations avec la société SFR, de son chiffre d'affaires et de sa marge brute,

- dire que la société D-FI a réorganisé en quelques semaines son équipe affectée à SFR,

- dire qu'en tout état de cause la société D-FI n'apporte pas la preuve du préjudice subi du fait de la prétendue rupture brutale de relations commerciales établies,

- dire que la société D-FI n'apporte pas la preuve d'un prétendu déséquilibre significatif ni de prétendues mesures de rétorsion,

- dire que la société SFR n'a pas commis de faute détachable du contrat,

- dire que la demande de La société D-FI sur le fondement des articles 1382 et 1153 anciens du code civil se heurte au principe de l'autorité de chose jugée,

 Déclarer la société D-FI irrecevable en ses demandes sur le fondement des articles 1382 et 1153 anciens du code civil, et mal fondé en ses autres demandes,

- débouter la société D-FI de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

- condamner la société D-FI à verser la somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la société D-FI aux entiers dépens.

SUR CE, LA COUR,

Sur la preuve de la relation commerciale établie et de sa rupture sans préavis

5. Pour voir infirmer le jugement qui l'a condamnée à des dommages et intérêts sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle de l'ordonnance du 24 avril 2019, la société SFR dénie, en premier lieu, qu'une relation commerciale établie ait existé en soutenant que les commandes de matériels informatiques matériels et des prestations dépendaient exclusivement des décisions de la direction de SFR et de ses besoins, qu'elle ne s'est jamais engagée sur un volume de commandes ou de chiffre d'affaires, qui n'était par ailleurs pas justifié par la nature des matériels fournis, que la société D-FI ne bénéficiait d'aucune exclusivité, et qu'en outre, les contrats de maintenance auxquels seule une continuité des relations contractuelles pouvait être rattachée ne représentaient que 20 % du chiffre d'affaires réalisé avec société D-FI, la société SFR relevant, enfin, que la société D-FI n'a dénoncé la rupture qu'elle invoque que plusieurs mois après le déclin des commandes de matériels.

6. Au demeurant, aucune de ces allégations n'est de nature à contester la réalité du caractère suivi, stable et habituel de la relation commerciale entre les deux sociétés, et tandis qu'ainsi que le conclut la société D-FI, l'importance du réseau de téléphonie de la société SFR représentait pour elle un client majeur pour la fourniture des matériels et des services qui leurs étaient associés, il se déduit que cette relation commerciale a indiscutablement été nouée au mois d'octobre 2013 à compter duquel plus de 233 000 euros de commandes ont été passées avant pour ne cesser de croître puis de s'établir à plus de dix millions d'euros entre 2009 et 2014.

7. Le jugement sera confirmé en ce qu'il a retenu l'existence d'une relation commerciale établie sauf sur le point de départ qui sera fixé à compter d'octobre 2013.

8. La société SFR conteste, en second lieu, toute brutalité dans la rupture en se prévalant du contexte économique difficile auquel elle était confrontée par l'opération de son rachat en 2014 par le groupe Numericable Altice et dont tous les agents du secteur économique concernés étaient avisés par la presse qui s'en fait l'écho, ainsi que de la nécessité dans laquelle elle s'est trouvée de geler l'arbitrage de ses investissements comme elle l'a exposé le 28 août 2015 à la société D-FI indiquant son obligation de « [mettre] en œuvre un plan de transformation en profondeur de la gestion de ses systèmes d'information conduisant ainsi à une baisse globale d'activité sur ce périmètre ».

9. Toutefois, si ces affirmations générales, comme la très mince documentation produite par la société SFR en pièces n°3 à 5, font supposer le gel temporaire du flux du renouvellement des matériels nécessaires au réseau de téléphonie de la société SFR, qui au demeurant aurait mérité une information personnelle de la société D-FI, elles ne justifient en rien le déréférencement définitif et sans préavis de sa partenaire dénoncé le 15 juillet 2015, et tandis que l'inertie et le développement du réseau de téléphonie de la société SFR justifiaient l'anticipation de la société D-FI d'un avenir à une certaine continuité du flux d'affaires, il se déduit par ces motifs la preuve de la faute de la société SFR dans la rupture de la relation commerciale justifiant que le jugement soit confirmé de ce chef, l'ancienneté de cette relation entre les parties étant par conséquent fixée à dix ans et dix mois.

Sur l'évaluation du préjudice directement lié à la rupture de la relation commerciale établie

10. Au terme de son appel, la société DF-I prétend, en premier lieu, à l'indemnisation des préjudices qui sont résultés d'une part, de la diminution des commandes du 31 décembre 2014 à mai 2015, qu'elle analyse comme une rupture partielle de la relation commerciale, et d'autre part, de la rupture totale qui a suivi à compter de juin ou de juillet 2015.

11. Néanmoins, en prévoyant le droit à « réparation du préjudice causé par le fait de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie », les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce distinguaient deux comportements différents des co-contractants dans la rupture qui ne peuvent être simultanément invoqués pour l'appréciation de préjudices distincts, en sorte qu'ainsi que le conclut la société SFR, ce cumul de demandes de dommages et intérêts sera écarté.

12. En revanche, cette chute des commandes à compter de janvier 2015 peut être pertinemment prise en considération pour l'exclure de la période de référence utile à l'appréciation de la perte de marge entrant dans la détermination du préjudice.

13. En second lieu, la société DF-I prétend à la fixation d'une durée du préavis dont elle a été privée à douze mois, au lieu des six mois retenus par les premiers juges, en relevant que la commande de SFR représentait 11 % de son chiffre d'affaires et en soutenant que la conquête commerciale d'un marché comparable à celui de la société SFR qu'elle a perdu représente un investissement de quatre ans comme l'atteste la progression des commandes de ses autres clients à l'instar de celle de la société SFR.

14. Et au moyen soutenu par la société SFR selon lequel elle a connu une progression de son chiffre d'affaires de 3% entre 2014-2015 et 2015-2016 pour déduire que la rupture n'a pas entraîné de préjudice, la société DF-I oppose les efforts qu'elle a dû consentir sur les prix, enregistrant une baisse de marge de 2%, ainsi que sur la masse salariale à la suite de la dégradation de son chiffre d'affaires qu'elle a connu entre 2013 et 2014 et oppose enfin, qu'elle a réalisé une perte de 862.504 euros au titre de l'exercice clos le 31 mars 2015.

15. Au demeurant, l'investissement de la société DF-I pour le développement de systèmes informatique d'informations dont est assortie la fourniture des matériels qu'elle vend, y compris les prestations de services qui en sont l'accessoire, constitue un patrimoine acquis et agrégé à la valeur de ses contrats et il n'est par ailleurs pas démontré, ni même allégué, que ces produits et services n'étaient pas ouverts à d'autres opérateurs sur d'autres marchés ainsi que la reprise du chiffre d'affaires de la société DF-I entre 2015 et 2016 pour plus de progressé de plus de deux millions d'euros l'atteste. Alors enfin que les indicateurs financiers précités ne traduisent pas le lien direct de la rupture de la relation commerciale et de ses conséquences pour l'avenir de l'entreprise, il convient en l'état de ces observations de confirmer les premiers juges qui ont fixé la durée du préavis retenue à ....

16. Enfin, en suite de ce qui est dit aux paragraphes 11 et 12 de l'arrêt, et sur la base des valeurs certifiées par le commissaire aux comptes de la société DF-I pour les années 2012, 2013 et 2014 rapportées en page 38 de ses conclusions, le chiffre d'affaires annuel moyen avec la société SFR est établi à 9 882 434,33 euros, la marge brute moyenne correspondant à 10,13 % ce qui, rapporté à la durée de préavis de six mois, justifie l'allocation d'une indemnité de 500 545 euros propre à réparer le préjudice.

Sur le préjudice lié à la résistance au paiement des factures

17. Pour conclure à l'infirmation du jugement qui l'a condamnée à payer 50 000 euros de dommages et intérêts en application des dispositions des articles 1382, devenu 1240, et 1153 du code civil, la société SFR soutient que sa mauvaise foi dans l'obligation au paiement n'est pas établie ni non plus un préjudice qui est résulté pour la société DF-I des retards de paiement indépendamment de celui sanctionné par les intérêts moratoires que le tribunal de commerce de Paris a déjà alloué par jugement du 8 juillet 2020.

18. Au demeurant il est constant que la société SFR a différé au-delà du délai de 60 jours le paiement des factures, immobilisant la trésorerie de la société DF-I pour plus d'un million et demi d'euros constatés le 26 novembre 2014, puis de plus de deux millions d'euros sans discontinuer entre janvier 2015 et septembre 2015, et tandis que la société D.FI justifie avoir clôturé son exercice au 31 mars 2015 avec une trésorière négative de 1,9 millions d'euros et avoir par ailleurs dû renoncer à un prêt qu'elle avait obtenu de sa banque pour une opération d'acquisition de titres en raison de l'état de sa trésorerie en juillet 2015 et qu'au surplus, elle n'a pu obtenir le paiement des intérêts qu'à la faveur d'une action judiciaire plus de cinq après avoir supporté la charge des impayés de la société SFR, les premiers juges ont dûment retenu sa faute et apprécié le préjudice réparable de sorte qu'il convient de les confirmer de ce chef.

Sur les frais irrépétibles et les dépens

19. La société SFR succombant à l'action, il convient de confirmer le jugement en ce qu'il a statué sur les dépens et les frais irrépétibles et en cause d'appel, elle sera condamnée aux dépens et à payer la somme de 7 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

Confirme le jugement en toutes ses dispositions déférées, sauf celle qui a fixé le montant des dommages et intérêts résultant de la rupture brutale de la relation commerciale établie ;

Statuant à nouveau et y ajoutant,

Condamne la Société française de radiotéléphonie à payer à la société D-FI la somme de 500 545 euros de dommages et intérêts avec intérêts au taux légal à compter du présent arrêt pour la fraction qui excède celle reconnue par le jugement ;

Condamne la Société française de radiotéléphonie aux dépens ;

Condamne la Société française de radiotéléphonie à verser à la société D-FI la somme de 7 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.