CJUE, 1re ch., 17 juin 2021, n° C-800/19
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Mittelbayerischer Verlag KG
Défendeur :
SM
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Bonichot
Vice-président :
Mme Silva de Lapuerta (rapporteure)
Juges :
M. Bay Larsen, M. Safjan, N. Jääskinen
Avocat général :
M. Bobek
Avocats :
Me Niezgódka, Me Brzozowska-Pasieka, Me Topa
LA COUR (première chambre),
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Mittelbayerischer Verlag KG à SM au sujet d’une prétendue violation des droits de la personnalité de ce dernier, résultant de la publication d’un article sur le site Internet de cette société.
Le cadre juridique
3 Les considérants 4, 15 et 16 du règlement no 1215/2012 énoncent :
« (4) Certaines différences entre les règles nationales en matière de compétence judiciaire et de reconnaissance des décisions rendent plus difficile le bon fonctionnement du marché intérieur. Des dispositions permettant d’unifier les règles de conflit de juridictions en matière civile et commerciale ainsi que de garantir la reconnaissance et l’exécution rapides et simples des décisions rendues dans un État membre sont indispensables.
[...]
(15) Les règles de compétence devraient présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur. Cette compétence devrait toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. S’agissant des personnes morales, le domicile doit être défini de façon autonome de manière à accroître la transparence des règles communes et à éviter les conflits de compétence.
(16) Le for du domicile du défendeur devrait être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter la bonne administration de la justice. L’existence d’un lien étroit devrait garantir la sécurité juridique et éviter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir. Cet aspect est important, en particulier dans les litiges concernant les obligations non contractuelles résultant d’atteintes à la vie privée et aux droits de la personnalité, notamment la diffamation. »
4 L’article 4 de ce règlement, qui appartient à la section 1 du chapitre II de celui-ci, intitulée « Dispositions générales », dispose, à son paragraphe 1 :
« Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »
5 L’article 5 dudit règlement, qui figure à cette section 1, prévoit, à son paragraphe 1 :
« Les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les juridictions d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du présent chapitre. »
6 L’article 7 du même règlement, qui fait partie de la section 2 du chapitre II de celui-ci, intitulée « Compétences spéciales », dispose, à son point 2 :
« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre :
[...]
2) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ».
Le litige au principal et les questions préjudicielles
7 SM est un ressortissant polonais résidant à Varsovie (Pologne) qui a été prisonnier dans le camp d’extermination d’Auschwitz (Pologne) pendant la Seconde Guerre mondiale. Il exerce des activités visant à préserver le souvenir, dans la conscience publique, des victimes des crimes commis par l’Allemagne nazie contre les Polonais pendant ce conflit.
8 Mittelbayerischer Verlag est une société établie à Ratisbonne (Allemagne). Elle publie un journal régional en langue allemande sur son site Internet, qui est également accessible depuis d’autres pays, notamment depuis la Pologne.
9 Le 15 avril 2017, un article intitulé « Ein Kämpfer und sein zweites Leben » (Un combattant et sa deuxième vie) a été publié sur ce site. Cet article, qui a pour objet le destin, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, de M. Israël Offman, juif survivant de l’Holocauste, évoque la circonstance que la sœur de celui-ci « a été assassinée dans le camp d’extermination polonais de Treblinka ».
10 La juridiction de renvoi, le Sąd Apelacyjny w Warszawie (cour d’appel de Varsovie), indique qu’il est historiquement indéniable que le camp de Treblinka était un camp d’extermination nazi situé sur le territoire polonais occupé pendant ce conflit.
11 Selon cette juridiction, l’expression « camp d’extermination polonais de Treblinka » n’a été disponible sur Internet que pendant quelques heures, jusqu’à ce que, après une intervention par courrier électronique du consulat de Pologne à Munich (Allemagne), cette expression ait été remplacée par les termes « a été assassinée par les nazis dans le camp d’extermination nazi allemand de Treblinka, sis en Pologne occupée ».
12 Le 27 novembre 2017, SM a introduit un recours contre Mittelbayerischer Verlag devant le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie), par lequel il a demandé la protection de ses droits de la personnalité, notamment de son identité et de sa dignité nationales, auxquels il aurait été porté atteinte en raison de l’utilisation de ladite expression.
13 Pour justifier la compétence de cette juridiction, SM a invoqué l’arrêt du 25 octobre 2011, eDate Advertising e.a. (C‑509/09 et C‑161/10, EU:C:2011:685).
14 Mittelbayerischer Verlag, quant à elle, a soulevé une exception d’irrecevabilité fondée sur l’incompétence des juridictions polonaises pour connaître du recours introduit par SM, au motif que, contrairement aux situations qui étaient en cause dans les affaires ayant donné lieu à cet arrêt, l’article qu’elle a publié sur son site Internet ne concernait pas directement SM. Elle ajoute que son activité a une portée limitée à la région du Haut-Palatinat (Allemagne) et que le journal qu’elle publie sur son site Internet concerne principalement les actualités régionales et n’est disponible qu’en langue allemande.
15 À cet égard, en se référant à l’exigence de prévisibilité des règles de compétence prévues par le règlement no 1215/2012, Mittelbayerischer Verlag a fait valoir que, dans de telles circonstances, elle ne pouvait objectivement prévoir la compétence des juridictions polonaises. Par conséquent, selon elle, c’est non pas l’article 7, point 2, de ce règlement, mais l’article 4, paragraphe 1, de celui-ci qui devrait être appliqué et conduire à établir la compétence des juridictions allemandes.
16 Par une ordonnance du 5 avril 2019, le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie) a rejeté l’exception d’irrecevabilité soulevée par Mittelbayerischer Verlag et a considéré que les conditions pour connaître du recours introduit par SM en vertu de l’article 7, point 2, dudit règlement étaient réunies. En effet, selon cette juridiction, dans la mesure où le site Internet de Mittelbayerischer Verlag ainsi que l’article litigieux publié sur celui-ci pouvaient être consultés en Pologne et où l’expression « camp d’extermination polonais », utilisée dans cet article, était susceptible d’attirer l’attention des lecteurs polonais, Mittelbayerischer Verlag aurait pu prévoir que le territoire de la Pologne pouvait être considéré comme constituant le lieu de la violation des droits de la personnalité de ces lecteurs et qu’elle était susceptible d’être attraite devant les juridictions polonaises.
17 Le 25 avril 2019, Mittelbayerischer Verlag a introduit un recours contre cette ordonnance devant la juridiction de renvoi, le Sąd Apelacyjny w Warszawie (cour d’appel de Varsovie), en invoquant une violation de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012. Selon elle, cette disposition a été appliquée alors qu’il ne lui était raisonnablement pas possible de prévoir qu’un recours serait introduit contre elle devant les juridictions polonaises en raison de la publication dudit article, puisque le contenu de ce dernier ne concerne pas SM ni même la République de Pologne.
18 Cette juridiction indique que, à ce stade, les juridictions polonaises se sont déclarées compétentes dans des cas similaires. Toutefois, elle s’interroge sur l’interprétation de cette disposition, notamment au regard de l’exigence de prévisibilité des règles de compétence prévues par le règlement no 1215/2012, énoncée aux considérants 15 et 16 de celui-ci.
19 En particulier, tout en admettant que l’expression « camp d’extermination polonais », employée dans l’article en cause dans le litige dont elle est saisie, peut être perçue de manière négative en Pologne, induire une partie du public en erreur en lui donnant l’impression que les Polonais sont responsables de la création des camps d’extermination et des crimes qui y ont été commis, ainsi que choquer les personnes qui ont elles-mêmes été emprisonnées dans ces camps ou dont des proches sont morts aux mains des forces d’occupation allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale, ladite juridiction se pose néanmoins la question de savoir si les circonstances particulières de ce litige sont suffisantes pour considérer que Mittelbayerischer Verlag pouvait raisonnablement prévoir qu’elle pourrait être attraite devant une juridiction polonaise, au motif que le contenu de cet article violerait les droits de la personnalité d’une personne résidant en Pologne, alors que, même dans son interprétation la plus large, le texte dudit article ne reproche aucunement à SM ou à tout autre Polonais d’avoir commis le moindre acte, ni le vise directement ou indirectement.
20 À cet égard, la juridiction de renvoi indique que ces circonstances sont différentes de celles qui étaient en cause dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts du 25 octobre 2011, eDate Advertising e.a. (C‑509/09 et C‑161/10, EU:C:2011:685), ainsi que du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan (C‑194/16, EU:C:2017:766), dans lesquelles les personnes physiques et morale concernées étaient directement visées par les publications contestées, qui les mentionnaient par leurs nom et prénom ou par leur dénomination sociale.
21 Dans ce contexte, cette juridiction relève que d’autres requérants potentiels, à savoir des Polonais résidant dans d’autres États membres, pourraient invoquer les mêmes raisons que celles que SM invoque pour justifier la compétence des juridictions polonaises, aux fins d’établir la compétence des juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre de leurs intérêts. Ainsi, reconnaître la compétence des juridictions polonaises au titre de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 reviendrait à reconnaître également que Mittelbayerischer Verlag aurait dû prévoir que, en publiant l’article litigieux, elle était susceptible d’être attraite devant les juridictions de n’importe quel État membre.
22 En outre, ladite juridiction indique que, si la Cour considérait que la compétence au titre de cette disposition peut être établie dans des circonstances telles que celles en cause au principal, il serait alors nécessaire d’identifier plus précisément les critères d’évaluation permettant à une juridiction nationale de se déclarer compétente.
23 C’est dans ces conditions que le Sąd Apelacyjny w Warszawie (cour d’appel de Varsovie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 7, point 2, du règlement [no 1215/2012] doit-il être interprété en ce sens que la compétence judiciaire fondée sur le critère de rattachement du centre des intérêts s’applique dans le cadre d’une action intentée par une personne physique pour la protection de ses droits de la personnalité lorsque, désignée comme violant ces droits, la publication Internet ne contient pas d’informations se référant directement ou indirectement à cette personne physique particulière, mais contient des informations ou des affirmations, que le requérant relie à la violation de ses droits de la personnalité, suggérant que la communauté à laquelle le requérant appartient (en l’espèce, la nation [polonaise]) a commis des actes répréhensibles ?
2) Dans une affaire concernant la protection des droits de propriété et des droits de la personnalité extrapatrimoniaux contre les violations sur Internet, lors de l’appréciation des chefs de la compétence judiciaire prévus à l’article 7, point 2, du règlement [no 1215/2012], c’est‑à‑dire aux fins d’apprécier si la juridiction nationale est la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire, est-il nécessaire de tenir compte de circonstances telles que :
– le public auquel le site Internet contenant la violation est principalement adressé,
– la langue dans laquelle le site ou la publication contestée est rédigé,
– la période pendant laquelle les informations litigieuses étaient accessibles au public sur Internet,
– les circonstances individuelles relatives au requérant, comme son sort pendant la guerre et ses activités sociales actuelles, invoqués en l’espèce pour justifier le droit particulier de s’attaquer par la voie judiciaire à la diffusion d’accusations contre la communauté à laquelle le requérant appartient ? »
Sur les questions préjudicielles
24 Par ses questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que la juridiction du lieu où se trouve le centre des intérêts d’une personne prétendant que ses droits de la personnalité ont été violés par un contenu mis en ligne sur un site Internet n’est compétente pour connaître, au titre de l’intégralité du dommage allégué, d’une action en responsabilité introduite par cette personne que si ce contenu permet d’identifier, directement ou indirectement, ladite personne en tant qu’individu.
25 Ainsi qu’il ressort des considérants 4 et 15 du règlement no 1215/2012, celui-ci vise à unifier les règles de conflit de juridictions en matière civile et commerciale au moyen de règles de compétence présentant un haut degré de prévisibilité. Ce règlement poursuit ainsi un objectif de sécurité juridique qui consiste à renforcer la protection juridique des personnes établies dans l’Union, en permettant à la fois au demandeur d’identifier facilement la juridiction qu’il peut saisir et au défendeur de prévoir raisonnablement celle devant laquelle il peut être attrait (arrêt du 4 octobre 2018, Feniks, C‑337/17, EU:C:2018:805, point 34).
26 En tant que dérogation à la compétence prévue à l’article 4 du règlement no 1215/2012, à savoir celle des juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur a son domicile, qui constitue la règle générale, la règle de compétence spéciale en matière délictuelle ou quasi délictuelle, énoncée à l’article 7, point 2, de ce règlement, doit faire l’objet d’une interprétation stricte (voir, en ce sens, arrêt du 8 mai 2019, Kerr, C‑25/18, EU:C:2019:376, points 21 et 22 ainsi que jurisprudence citée).
27 Cette règle de compétence spéciale est fondée sur l’existence d’un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et les juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire, qui justifie une attribution de compétence à ces dernières pour des raisons de bonne administration de la justice et d’organisation utile du procès (arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 26 ainsi que jurisprudence citée).
28 Ainsi qu’il est rappelé au considérant 16 du règlement no 1215/2012, dont il doit être tenu compte aux fins de l’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, l’existence d’un lien étroit entre la juridiction et le litige devrait garantir la sécurité juridique et éviter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir, cet aspect étant important, en particulier, dans les litiges concernant les obligations non contractuelles résultant d’atteintes à la vie privée et aux droits de la personnalité, notamment la diffamation (arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 28).
29 Par ailleurs, selon une jurisprudence constante, l’expression « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire », figurant à cette disposition, vise à la fois le lieu de l’événement causal et celui de la matérialisation du dommage, chacun des deux lieux étant susceptible, selon les circonstances, de fournir une indication particulièrement utile en ce qui concerne la preuve et l’organisation du procès (arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 29 ainsi que jurisprudence citée).
30 En l’occurrence, la juridiction de renvoi s’interroge sur la possibilité de se déclarer compétente au titre du lieu de la matérialisation du dommage allégué, dans des circonstances telles que celles du litige au principal.
31 À cet égard, dans le contexte spécifique d’Internet, la Cour a jugé que, en cas d’atteinte alléguée aux droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site Internet, la personne qui s’estime lésée a la faculté de saisir d’une action en responsabilité, au titre de l’intégralité du dommage causé, la juridiction du lieu où se trouve le centre de ses intérêts (arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 32 ainsi que jurisprudence citée).
32 Dans ce contexte, la Cour a précisé que cette faculté se justifie dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice et non aux fins de protéger spécifiquement le demandeur (voir, en ce sens, arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 38).
33 En effet, la règle de compétence spéciale en matière délictuelle ou quasi délictuelle, prévue à l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, ne poursuit pas le même objectif que les règles de compétence contenues dans les sections 3 à 5 du chapitre II de ce règlement, lesquelles tendent à offrir à la partie la plus faible une protection renforcée (arrêt du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 39 ainsi que jurisprudence citée).
34 En outre, dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts du 25 octobre 2011, eDate Advertising e.a. (C‑509/09 et C‑161/10, EU:C:2011:685), ainsi que du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan (C‑194/16, EU:C:2017:766), la Cour a considéré que la compétence de la juridiction du lieu où la prétendue victime avait le centre de ses intérêts était conforme à l’objectif de prévisibilité des règles de compétence à l’égard du défendeur, étant donné que l’émetteur d’un contenu attentatoire est, au moment de la mise en ligne de ce contenu, en mesure de connaître les centres des intérêts des personnes qui font l’objet de celui-ci, de telle sorte que le critère du centre des intérêts permettait à la fois au demandeur d’identifier facilement la juridiction qu’il peut saisir et au défendeur de prévoir raisonnablement celle devant laquelle il pouvait être attrait (arrêts du 25 octobre 2011, eDate Advertising e.a., C‑509/09 et C‑161/10, EU:C:2011:685, point 50, ainsi que du 17 octobre 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, C‑194/16, EU:C:2017:766, point 35).
35 Ces affaires concernaient des situations dans lesquelles les personnes prétendument victimes d’une violation de leurs droits de la personnalité étaient directement visées dans des contenus mis en ligne sur Internet, puisqu’elles étaient nommément mentionnées dans ceux-ci.
36 Cependant, à la différence desdites affaires, l’affaire au principal concerne une situation dans laquelle la personne estimant que ses droits de la personnalité ont été violés par le contenu mis en ligne sur le site Internet de Mittelbayerischer Verlag n’est, ainsi que le relève la juridiction de renvoi, nullement visée, que ce soit directement ou indirectement, dans ce contenu, y compris en interprétant ce dernier de la manière la plus large. En effet, il apparaît que cette personne a fondé ses prétentions sur l’atteinte à son identité et à sa dignité nationales résultant prétendument de l’utilisation de l’expression « camp d’extermination polonais de Treblinka ».
37 Or, l’attribution à la juridiction du lieu où se trouve le centre des intérêts de cette personne d’une compétence pour connaître, au titre de l’intégralité du dommage allégué, de l’action introduite par celle-ci, lorsque cette dernière n’est ni nommément mentionnée ni indirectement identifiée en tant qu’individu dans ledit contenu, nuirait à la prévisibilité des règles de compétence prévues par le règlement no 1215/2012 et à la sécurité juridique que celui-ci vise à garantir, notamment à l’égard de l’émetteur du contenu concerné.
38 En effet, ce dernier ne peut pas raisonnablement prévoir d’être attrait devant ces juridictions, puisqu’il n’est pas, au moment où il met un contenu en ligne sur Internet, en mesure de connaître les centres des intérêts de personnes qui ne sont nullement visées par ce contenu.
39 Une interprétation contraire conduirait à une multiplication des chefs de compétence potentiels et serait ainsi également de nature à affecter la prévisibilité des règles de compétence prévues par le règlement no 1215/2012, ainsi que, par voie de conséquence, à porter atteinte au principe de sécurité juridique sur lequel repose celui-ci (voir, par analogie, arrêt du 13 juillet 2006, Roche Nederland e.a., C‑539/03, EU:C:2006:458, point 37).
40 Par ailleurs, outre le fait que les dérogations au principe de compétence du for du défendeur doivent présenter un caractère exceptionnel et être interprétées strictement (arrêt du 31 janvier 2018, Hofsoe, C‑106/17, EU:C:2018:50, point 40 et jurisprudence citée), une interprétation de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, selon laquelle, dans une situation telle que celle en cause au principal, la juridiction du lieu où se trouve le centre des intérêts d’une personne estimant que ses droits de la personnalité ont été violés par un contenu mis en ligne sur un site Internet serait compétente pour connaître, au titre de l’intégralité du dommage allégué, de l’action introduite par celle-ci, méconnaîtrait le fondement sur lequel repose la règle de compétence spéciale énoncée à cette disposition, à savoir l’existence d’un lien particulièrement étroit entre le litige et les juridictions désignées par cette règle, qui, ainsi qu’il a été rappelé au point 28 du présent arrêt, vise à garantir la sécurité juridique et à éviter que le prétendu auteur d’une atteinte à ces droits soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir.
41 Ainsi, seule l’existence de ce lien permet de déroger, en vertu de ladite disposition, à la compétence de principe, prévue à l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, attribuée aux juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur est domicilié.
42 Afin que les objectifs de prévisibilité des règles de compétence prévues par le règlement no 1215/2012 et de sécurité juridique poursuivis par celui-ci puissent être atteints, ledit lien doit, dans l’hypothèse où une personne allègue que ses droits de la personnalité ont été violés par un contenu mis en ligne sur Internet, reposer non pas sur des éléments exclusivement subjectifs, liés uniquement à la sensibilité individuelle de cette personne, mais sur des éléments objectifs et vérifiables permettant d’identifier, directement ou indirectement, celle-ci en tant qu’individu.
43 La simple appartenance d’une personne à un vaste groupe identifiable, tel que celui visé par la juridiction de renvoi dans sa première question, n’est pas non plus de nature à permettre d’atteindre ces objectifs de prévisibilité des règles de compétence et de sécurité juridique, dès lors que les centres des intérêts des membres d’un tel groupe peuvent potentiellement se trouver dans n’importe quel État membre de l’Union.
44 Or, en l’occurrence, SM n’est manifestement pas identifié en tant qu’individu, que ce soit directement ou indirectement, dans le contenu mis en ligne sur le site Internet de Mittelbayerischer Verlag, mais il considère que l’utilisation, dans ce contenu, de l’expression qu’il conteste constitue, eu égard à son appartenance au peuple polonais, une atteinte à ses droits de la personnalité.
45 Dans de telles circonstances, l’existence d’un lien particulièrement étroit entre la juridiction du lieu où se trouve le centre des intérêts de la personne invoquant ces droits de la personnalité et le litige concerné fait défaut, de telle sorte que cette juridiction n’est pas compétente pour connaître de ce litige au titre de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012.
46 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux questions posées que l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que la juridiction du lieu où se trouve le centre des intérêts d’une personne prétendant que ses droits de la personnalité ont été violés par un contenu mis en ligne sur un site Internet n’est compétente pour connaître, au titre de l’intégralité du dommage allégué, d’une action en responsabilité introduite par cette personne que si ce contenu comporte des éléments objectifs et vérifiables permettant d’identifier, directement ou indirectement, ladite personne en tant qu’individu.
Sur les dépens
47 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :
L’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que la juridiction du lieu où se trouve le centre des intérêts d’une personne prétendant que ses droits de la personnalité ont été violés par un contenu mis en ligne sur un site Internet n’est compétente pour connaître, au titre de l’intégralité du dommage allégué, d’une action en responsabilité introduite par cette personne que si ce contenu comporte des éléments objectifs et vérifiables permettant d’identifier, directement ou indirectement, ladite personne en tant qu’individu.