Cass. 1re civ., 16 juin 2021, n° 19-21.663
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Batut
Rapporteur :
M. Girardet
Avocat général :
M. Chaumont
Avocats :
SCP Bernard Hémery, Carole Thomas-Raquin, Martin Le Guerer, SCP Sevaux et Mathonnet
Intervention volontaire
1. Il est donné acte au Syndicats des producteurs indépendants de son intervention volontaire au soutien du pourvoi.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 17 mai 2019), l'Université [Établissement 2] (l'UPMC), agissant pour le compte de l'Institut [Établissement 3] (l'IHP), s'est rapprochée de la société Look at Sciences (le producteur), à l'occasion du centenaire de la formulation de la théorie de la relativité générale d'Albert Einstein, pour lui proposer de produire un film intitulé « Einstein et la relativité générale, une histoire singulière ».
3. Le 16 mars 2015, le producteur a conclu avec M. [A], réalisateur, un contrat de cession de droits d'auteur prévoyant, en son article 13, que ni le réalisateur ni le producteur ne pourraient exploiter les rushes non montés, sans autorisation réciproque, expresse et préalable des parties contractantes. Le 22 juin 2015, le producteur a conclu avec l'UPMC une convention de cession des droits d'exploitation non commerciale sur tous supports, en contrepartie du financement qu'elle lui apportait.
4. Soutenant avoir découvert que des vidéogrammes reproduisant, sans son autorisation, le film ainsi que des éléments des rushes issus du tournage non compris dans la version définitive du film, étaient édités et distribués par l'IHP, le producteur a assigné l'UPMC aux droits de laquelle se trouve l'établissement public [Établissement 1], en contrefaçon de droits d'auteur, responsabilité contractuelle, concurrence déloyale et parasitisme.
Examen des moyens
Sur le deuxième moyen, pris en sa troisième branche
Enoncé du moyen
5. Le producteur fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes formées au titre de la responsabilité contractuelle, alors « que la société Look at Sciences reprochait également à la [Établissement 1], venant aux droits de l'UPMC, d'avoir engagé sa responsabilité contractuelle pour manquement à son obligation de loyauté et de bonne foi en faisant usage d'archives de tiers, la société Getty images, pour habiller la jaquette des exemplaires des vidéogrammes qu'elle a édités et pour illustrer les bonus de ces vidéogrammes ainsi que leur menu interactif, sans l'en informer préalablement quand, en qualité de producteur, elle avait la responsabilité de respecter et faire respecter les usages des archives qu'elle a commandées auprès de tiers pour la réalisation du film ; qu'en s'abstenant de rechercher si cet agissement de la [Établissement 1] n'était pas fautif et susceptible d'engager sa responsabilité contractuelle, la cour d'appel a, sur ce point encore, entaché sa décision de défaut de motifs, en violation de l'article 455 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
6. L'arrêt énonçant que le producteur ne saurait se prévaloir d'un préjudice qui ne lui est pas personnel et qu'il n'est pas fondé à demander garantie d'une réclamation future dont le caractère certain n'est nullement établi, le moyen est inopérant.
Mais sur le premier moyen
Enoncé du moyen
7. Le producteur et le Syndicat des producteurs indépendants font grief à l'arrêt de déclarer le premier irrecevable à agir en contrefaçon au titre des prises de vue non montées du tournage du documentaire, alors « qu'aux termes de l'article L. 215-1 du code de la propriété intellectuelle, le producteur de vidéogrammes est la personne, physique ou morale, qui a l'initiative et la responsabilité de la première fixation d'une séquence d'images sonorisée ou non ; que les épreuves de tournage non montées d'un film, ou rushs, constituent au sens de ce texte un vidéogramme ; qu'indépendamment de toute cession des droits des auteurs sur l'oeuvre audiovisuelle que ces rushs peuvent constituer, le producteur du vidéogramme de ceux-ci, c'est-à-dire de leur épreuve ou première fixation, est en droit, en application du texte précité, d'en interdire toute reproduction, mise à la disposition du public par la vente, l'échange ou le louage, ou communication au public ; qu'en retenant en l'espèce que le producteur était irrecevable à se prévaloir d'atteinte à ses droits sur les rushs, correspondant pourtant, comme il l'a relevé, à des « interviews filmées non montées dans le Documentaire », faute de disposer de l'autorisation du réalisateur pour utiliser ou exploiter ceux-ci, « le producteur d'un vidéogramme de l'oeuvre audiovisuelle ne pouvant en tout état de cause détenir plus de droits que le producteur de ladite oeuvre sur des épreuves de tournage non montées », et en déclarant le producteur irrecevable à agir au titre des rushs, la cour d'appel, qui a méconnu les droits voisins dont disposait le producteur sur lesdits rushs et les a confondus avec les droits d'auteur dont ils pouvaient par ailleurs faire l'objet, a violé l'article L. 215-1 du code de la propriété intellectuelle. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 215-1 du code de la propriété intellectuelle :
8. En application de cet article, le producteur de vidéogrammes est titulaire du droit d'autoriser la reproduction, la mise à la disposition ou la communication au public des épreuves de tournage non montées ou rushes dont il a eu l'initiative et la responsabilité de la première fixation.
9. Pour déclarer le producteur irrecevable à agir au titre de l'exploitation des rushes, l'arrêt retient qu'il n'a pas recueilli l'autorisation du réalisateur et que le producteur d'un vidéogramme de l'oeuvre audiovisuelle ne peut détenir plus de droits que le producteur de l'oeuvre sur des épreuves de tournage non montées.
10. En statuant ainsi, la cour d'appel a méconnu les droits dont le producteur était titulaire en tant que producteur des rushes, et violé le texte susvisé.
Sur le deuxième moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
11. Le producteur fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes au titre de la responsabilité contractuelle de l'UPMC, alors « que commet une faute de nature à engager sa responsabilité le tiers qui, en connaissance de cause, se rend complice de la violation d'une obligation contractuelle ; que manque en conséquence à son obligation d'exécution de bonne foi d'une convention le cocontractant qui exécute celle-ci en se rendant, en connaissance de cause, complice de la violation d'une obligation contractuellement passée par ailleurs par un tiers avec son cocontractant ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a elle-même constaté que le producteur avait conclu, le 16 mars 2015, avec M. [A], réalisateur du documentaire litigieux, un contrat de cession de ses droits d'auteur prévoyant, en son article 13, que ni l'un ni l'autre ne pourra utiliser ou exploiter les rushs non montés, « sauf autorisation réciproque expresse et préalable » ; que, dans ses conclusions d'appel, le producteur faisait valoir que la [Établissement 1] avait engagé sa responsabilité contractuelle pour manquement à son obligation d'exécuter de bonne foi le contrat de cession de droits qu'elle avait conclu avec le producteur le 22 juin 2015 en utilisant et exploitant, au sein des DVD qu'elle avait édités et diffusés, non seulement le documentaire litigieux mais également les épreuves de tournage non montées ou rushs, sans son autorisation, alors qu'elle ne pouvait pas ignorer qu'en application des contrats que le producteur avait conclus avec les auteurs, et notamment avec le réalisateur M. [A], son autorisation était nécessaire pour utiliser et exploiter lesdits rushs ; qu'en retenant que « l'exploitation desdits rushs par l'UPMC, aux droits de laquelle se trouve la [Établissement 1], ne peut caractériser une inexécution fautive au préjudice du producteur » dès lors que les rushs n'ont « fait l'objet d'aucune cession de droits dans le cadre du contrat conclu entre le producteur et le réalisateur le 16 mars 2015 », sans rechercher, comme elle y était invitée, si la [Établissement 1] n'avait pas manqué à son obligation d'exécuter son contrat de bonne foi en exploitant lesdits rushs sans l'autorisation du producteur, en connaissance cependant de la nécessité de cette autorisation suivant le contrat conclu par celle-ci avec le réalisateur, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1134, alinéa 3, et 1135 du code civil, dans leur rédaction, applicable en la cause, antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
12. L'UPMC conteste la recevabilité du moyen. Elle considère qu'il est nouveau, le producteur n'ayant pas soutenu en cause d'appel qu'elle aurait été complice de la violation d'une obligation contractuelle commise par un tiers.
13. Cependant, le moyen n'est pas nouveau dès lors que le producteur a fait valoir que le cessionnaire des droits d'exploitation ne pouvait ignorer les dispositions du contrat conclu entre le producteur et le réalisateur.
14. Le moyen est donc recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu les articles 1134, alinéa 3, et 1135 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 :
15. Pour rejeter les demandes du producteur au titre de la responsabilité contractuelle de l'UPMC, l'arrêt retient qu'en l'absence de dispositions relatives à une cession de droits d'exploitation des rushes dans le contrat conclu entre le producteur et le réalisateur, l'exploitation de ces rushes par l'UPMC ne peut caractériser une inexécution fautive.
16. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si l'UPMC n'avait pas manqué à son obligation d'exécuter le contrat de bonne foi en exploitant les rushes sans l'autorisation du producteur, alors qu'elle connaissait la nécessité de cette autorisation, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.
Et sur le deuxième moyen, pris en sa deuxième branche
Enoncé du moyen
17. Le producteur fait le même grief à l'arrêt, alors « qu' (elle) reprochait encore à la [Établissement 1], venant aux droits de l'UPMC, d'avoir engagé sa responsabilité contractuelle pour manquement à son obligation de loyauté et de bonne foi dans l'exécution du contrat de cession de droits qu'elle avait passé avec elle le 22 juin 2015, pour avoir conservé les matrices ou masters des rushs, alors que le droit d'archivage dont disposait la [Établissement 1], en application de l'article 3.3 du contrat, sur les masters « ne concernait que le documentaire dans sa version achevée, à l'exclusion de tout droit d'archivage sur le master des rushs » ; qu'en retenant que « le contrat prévoyait la remise d'une version master du film à l'IHP » et qu' « il ne saurait dès lors être considéré qu'il existe une atteinte aux droits réels de propriété du producteur », sans rechercher, comme elle y était invitée, si la [Établissement 1] était en droit de conserver les matrices des rushs, distinctes des matrices du film achevé, et si elle n'avait pas porté atteinte aux droits de propriété réel dont disposait le producteur sur le master des rushs, et non sur celui du film, et manqué à cet égard à son obligation d'exécuter le contrat de bonne foi en les conservant, la cour d'appel, qui ne s'est ainsi pas interrogée sur une des fautes faisant usage d'archives de tiers, la société Getty images, pour habiller la jaquette des exemplaires des vidéogrammes qu'elle a édités et pour illustrer les bonus de ces vidéogrammes ainsi que leur menu interactif, sans l'en informer préalablement contractuelles reprochées à la [Établissement 1], a entaché sa décision de défaut de réponse à conclusions, en violation de l'article 455 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 455 du code de procédure civile :
18. Selon ce texte, tout jugement doit être motivé. Le défaut de réponse aux conclusions constitue un défaut de motifs.
19. Pour rejeter les demandes du producteur au titre de la responsabilité contractuelle de l'UPMC, l'arrêt retient encore qu'il n'a pas été porté atteinte aux droits de propriété du producteur sur les masters dès lors que le contrat conclu avec l'UPMC prévoit la remise d'une version master du film à l'IHP.
20. En statuant ainsi, sans répondre aux conclusions du producteur qui soutenait que l'UPMC n'était pas en droit de conserver les matrices des rushes, distinctes des matrices du film achevé, la cour d'appel n'a pas satisfait aux exigences du texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu statuer sur le troisième moyen, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare la société Look at Sciences irrecevable à agir sur le fondement de l'article L. 215-1 du code de la propriété intellectuelle, au titre des prises de vues non montées du tournage, et en ce qu'il rejette les demandes formées par la société Look at Sciences sur le fondement de la responsabilité contractuelle, l'arrêt rendu le 17 mai 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Versailles