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Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 11 mai 1995, n° 95/9115

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Société Communication, Média Services (Sté)

Défendeur :

Office d'annonces (Sté), France Télécom (Sté), M. le commissaire du Gouvernement

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bargue

Conseillers :

M. Beauquis, M. Potocki

Avocat :

Me Saint Esteben

Cons. conc., du 21 mars 1995

21 mars 1995

Vu les mémoires, pièces et documents déposés au greffe à l’appui de la requête ;

Le 10 janvier 1995, la société Communication Média Services (CMS) a saisi le Conseil de la concurrence (le conseil) de pratiques liées à la politique commerciale de l’Office d’annonces (ODA) de la société France Télécom sur le marché des annuaires des abonnés professionnels au téléphone qu’elle estime constitutive d’un abus de position dominante et a sollicité le prononcé de mesures conservatoires.

Il convient de rappeler que la société C.M.S. commercialise, depuis l’année 1991, des espaces publicitaires dans « l’Annuaire Soleil », confectionné à partir de listes d’abonnés professionnels au téléphone et qui, en quatre volumes distincts, couvre la ville de Paris et la proche banlieue. De son côté, l’ODA, régisseur exclusif de la publicité dans les annuaires de France Télécom, qui éditait, de 1991 à 1994 inclus, un annuaire « Vie pratique» destiné aux particuliers et un annuaire « Vie professionnelle et pratique » destiné aux professionnels, a décidé pour l’édition de 1995 de substituer à l’ancien annuaire unique pages jaunes « Vie pratique » trois annuaires correspondant à un découpage de la ville de Paris en trois zones distinctes couvrant Paris rive droite Ouest, Paris rive droite Est et Paris rive gauche. Les abonnés de l’ensemble de la ville de Paris continuaient de figurer dans chacun des trois annuaires, seuls les encarts publicitaires diffèrent selon les zones concernées. L’annuaire « Vie professionnelle et pratique » a continué, en revanche, d’être publié en une seule édition. L’ODA a, compte tenu de ce nouveau découpage, proposé aux annonceurs des rabais pour les « couplages » entre, d’une part, les annonces publiées simultanément dans deux des trois annuaires « Vie pratique » et, d’autre part, celles faisant l’objet d’une publication couplée dans l’annuaire. « Vie professionnelle et pratique » et dans un, deux ou trois des annuaires «Vie pratique».

C’est dans ces conditions que CMS, estimant que ces pratiques de rabais étaient constitutives d’un abus de position dominante et étaient destinées à l’évincer du marché, a saisi le Conseil de la concurrence.

 Le Conseil a constaté qu’il ne pouvait être exclu au stade actuel de la procédure que les pratiques dénoncées pouvaient entrer dans le champ d’application du titre III de l’ordonnance du 1er décembre 1986. Il a estimé cependant que CMS n’apportait pas d’éléments permettant d’établir que ces pratiques porteraient une atteinte grave et imminente à l’entreprise saisissante ni qu’elles seraient constitutives d’atteintes à l’économie générale, à celle du secteur intéressé ou à l’intérêt des consommateurs, suffisamment graves pour prononcer des mesures d’urgence destinées à corriger un trouble manifeste et intolérable dans l’exercice de la libre concurrence, non caractérisé en l’espèce. Le Conseil a en conséquence rejeté la demande par décision n° 95-MC-05 prononcée le 21 mars 1995.

Conformément aux dispositions de l’article 12, alinéa 4, de l’ordonnance précitée, CMS a formé un recours contre cette décision au soutien duquel elle expose que :

- le Conseil ne pouvait se fonder sur l’augmentation du chiffre d’affaires total de l’entreprise pour conclure à l’absence d’atteinte grave et immédiate alors que CMS enregistre pour 1994 un résultat négatif d’un montant correspondant à près de 10 % de son chiffre d’affaires, alors que ses commissaires aux comptes émettent des réserves sur la poursuite de ses activités et alors que l’un des trois investisseurs de CMS n’a pas souscrit à la dernière augmentation de capital close en juillet 1994 ;

- il existe un lien direct entre les pratiques dénoncées et les variations du chiffre d’affaires observées au fil des années sur les parutions dans la ville de Paris et celles faites en banlieue; cet impact des pratiques serait confirmé par la baisse du chiffre d’affaires observée pour CMS sur la ville de Paris et, corrélativement, à l’inversement de tendance pour l’ODA sur le même segment de marché ;

- la baisse du chiffre d’affaires enregistrée par C.M.S. ne peut s’expliquer que par la politique tarifaire d’O.D.A. et non par la spécificité de ses annuaires par rapport à ceux de France Télécom dès lors que ces produits, dont les spécificités prétendues ne sont pas perçues par les annonceurs, sont parfaitement substituables ;

- les pratiques de l’ODA portent également une atteinte au marché dans la mesure, d’une part, où CMS, dont la survie même est compromise, est le seul concurrent d’un opérateur en position dominante sur un marché très circonscrit et, d’autre part, où elles remettent en cause définitivement l’ouverture, voulue par le législateur, à la concurrence du marché.

La société CMS a indiqué à l’audience limiter expressément la nature de ses demandes de mesures conservatoires à la seule injonction à France Télécom de suspendre la pratique d’un couplage tarifaire entre les éditions des annuaires « Vie pratique et professionnelle » et « Vie pratique ».

Concluant au rejet du recours, la société O.D.A. fait valoir que les pratiques alléguées ne présentent aucun caractère manifestement illicite au regard de l’article 8 de l’ordonnance du 1 décembre 1986 et que, loin de constituer un «plan prédateur », les mesures qui lui sont reprochées répondent, compte tenu de la spécificité de l’agglomération parisienne, à une stratégie d’adaptation du produit à l’attente des annonceurs et aux besoins des utilisateurs par un « découpage d’usage » en 1991 et par un « découpage publicitaire » en 1993 de l’annuaire unique d’origine.

L’ODA fait observer, en ce qui concerne la politique tarifaire du découpage publicitaire de « Vie pratique », que le prix de l’édition 1995 de cet ouvrage est, pour trois zones, pratiquement égal à celui de l’édition de 1994 couvrant, en un annuaire unique, les mêmes zones.

En ce qui concerne le tarif de « couplage » appliqué aux annonceurs qui paraissent à la fois dans la « Vie pratique et professionnelle » et la « Vie pratique », contesté par CMS et le ministre de l’économie, l’ODA précise qu’une telle tarification existait avant 1994, qu’elle ne concerne qu’une minorité d’annonceurs et que le tarif appliqué aux annonces « couplées » n’est pas davantage prédateur que celui de la « Vie pratique » elle-même.

L’ODA souligne que l’augmentation du chiffre d’affaires de CMS en 1994, exercice au cours duquel se seraient manifestées les pratiques contestées, établit que la requérante ne saurait se plaindre d’un préjudice grave, immédiat et certain. Se fondant sur la chronologie de la mise en place des nouveaux découpages et de la politique tarifaire ainsi que sur la relative hétérogénéité des produits, l’ODA conteste, en tout état de cause, l’existence de tout lien de causalité entre le préjudice allégué et les pratiques contestées.

Elle sollicite la condamnation de CMS au paiement à son profit d’une somme de 40 000 F, au titre de l’article 700 du nouveau code de procédure civile.

Estimant que la très forte position dominante d’une entreprise adossée à un monopole public, qui ne rencontre la concurrence que d’une seule entreprise, justifie que soient prises des mesures conservatoires permettant de maintenir les chances d’une concurrence minimale, le ministre de l’économie conclut à l’annulation partielle de la décision attaquée et au prononcée à l’encontre de l’ODA, d’une injonction de suspendre la pratique d’un couplage tarifaire entre les éditions des annuaires « Vie pratique et professionnelle» et « Vie pratique ».

Le ministère public conclut à l’audience à la réformation de la décision du Conseil et au prononcé de mesures conservatoires tendant à interdire à ODA de recourir au couplage tarifaire.

Sur quoi, la cour :

Considérant que la mise en œuvre des dispositions protectrices prévues par l’article 12 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 est subordonnée à la constatation de faits manifestement illicites constitutifs de pratiques prohibées par les articles 7 et 8 de l’ordonnance précitée et auxquels il faudrait mettre fin sans délai pour prévenir ou faire cesser un préjudice grave et certain ;

Qu’en outre les mesures conservatoires sollicitées ne peuvent intervenir que si la pratique alléguée porte une atteinte grave et immédiate à l’économie générale, à celle du secteur intéressé, à l’intérêt du consommateur ou de l’entreprise plaignante ;

Considérant que les pratiques reprochées à la société CMS consistent, d’une part, en l’application de prix dégressifs en fonction du nombre d’éditions de l’annuaire « Vie pratique » dans lesquelles l’insertion publicitaire est demandée par l’annonceur et, d’autre part, en un couplage tarifaire entre les insertions dans les éditions «Vie pratique» et « Vie professionnelle et pratique », les annonceurs obtenant, dans ce cas, une forte dégressivité des tarifs ;

Considérant que la mise en œuvre d’avantages tarifaires par une entreprise qui, même en position dominante, est en droit de se défendre par une concurrence par les prix n’est pas, en soi, nécessairement répréhensible ;

Considérant que les éléments produits en l’état de l’instruction de l’affaire ne permettent pas de déterminer si le faible niveau de prix pratiqué par l’ODA dans le cadre des couplages d’insertions se situe à un niveau inférieur à la moyenne des coûts variables et constituerait une politique de prix de prédation ;

Mais considérant qu’une forte dégressivité des prix cumulée à un cou plage tarifaire de deux produits conduisant, comme en l’espèce, à des abattements qui varient de 45 à 80 % par rapport aux prix proposés aux annonceurs ne demandant pas le couplage des annuaires « Vie pratique » et « Vie pratique et professionnelle » est de nature à exercer un effet sur le jeu de la concurrence en orientant les annonceurs vers l’ODA du fait de ses prix très attractifs ;

Que, dans ces conditions, la position dominante que ne conteste pas occuper l’ODA, sur un marché au demeurant très étroit, est elle-même de nature à contribuer à la production par ces pratiques d’effets anticoncurrentiels ou à les amplifier ;

Qu’en conséquence lesdites pratiques sont, dans le cadre de la procédure engagée sur le fondement des dispositions de l’article 12 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, susceptibles d’être qualifiées au regard des dispositions de l’article 8 du même texte ;

Considérant que la société CMS critique la décision attaquée en ce qu’elle a conclu à l’absence d’atteinte grave et immédiate à l’entreprise, alors qu’elle enregistre pour l’exercice 1994 un résultat négatif correspondant à près de 10 % de son chiffre d’affaires et que l’augmentation du chiffre d’affaires par rapport à 1993 retenue par le Conseil correspond au développement d’activités nouvelles; que le requérant fait valoir que, sur la seule ville de Paris, le chiffre d’affaires réalisé en 1993 s’établissant à 24 584 713 F était en hausse de 6 % par rapport à l’année précédente, mais qu’il s’est trouvé réduit à 21 619 304 F lors de l’exercice 1994 ;

Mais considérant que si la perte effectivement enregistrée par CMS à l’occasion de l’exercice clos le 31 décembre 1994 s’élevait à 6 616 010 F pour un chiffre d’ affaires de 67 998 678 F, il y a lieu de constater que l’exercice précédent clos le 31 décembre 1993 faisait apparaître une perte de 30 834 256 F pour un chiffre d’affaires de 56589 178 F ;

Que si le résultat de l’exercice 1994 est encore fortement négatif et même susceptible, selon le rapport général du commissaire aux comptes, de compromettre la continuation de l’entreprise si un concours financier n’était pas obtenu, il convient d’observer que les pertes enregistrées par CMS, d’une part, ont pu être très sensiblement réduites en 1994 et, d’autre part, ne constituent pas, en tout état de cause, une situation nouvelle propre à l’exercice 1994 ; qu’il résulte des éléments produits que le compte de résultat de 1992 faisait déjà apparaître une perte de près de 10000000 F ;

Or, considérant qu’il n’est pas établi que les pratiques dénoncées par CMS concernant le tarif de l’ODA appliqué spécialement à ses nouveaux clients de 1994 pour l’édition de 1995 ont créé le préjudice invoqué par la société requérante ;

Qu’en effet, le couplage « Vie pratique et professionnelle » et « Vie pratique 3 zones » existait déjà en 1993 et qu’en dépit de celui-ci CMS indique avoir connu en 1993 une augmentation de son chiffre d’affaires pour Paris intra-muros par rapport à 1992 ; qu’il importe de souligner que le tarif mis en vigueur par l’ODA en 1994 (édition 1995) fixé à 14 835 F HT ne présente qu’une très faible baisse de 300 F par rapport au tarif de 1993 fixé à 15 135 F HT ;

Qu’il convient encore de relever que la prospection de la clientèle d’annonceurs faite par CM.S. pour l’édition de 1995 s’est déroulée du 15 octobre 1993 au 15 octobre 1994 et que l’essentiel de sa prospection avait déjà eu lieu lorsque l’ODA a, pour le même exercice, commencé sa propre prospection fin mai-début juin 1994 ; qu’au 10 octobre 1994, date à laquelle CMS achevait sa prospection, l’ODA n’avait encore enregistré que 13,6 % de ses nouveaux clients pour l’annuaire à paraître en 1995 ;

Qu’il n’est pas établi que le refus d’un des trois investisseurs de la société CMS à souscrire à l’augmentation de capital close en juillet 1994 est la cause directe des pratiques contestées plutôt que de la situation financière antérieure de la société dès lors que le 24 juin 1994 le conseil d’administration constatait la défaillance de son investisseur et qu’à cette même date l’ODA n’avait pas encore enregistré 2,4 % de souscriptions nouvelles ;

Considérant, en conséquence, sans qu’il soit nécessaire de rechercher si les annuaires édités par les deux sociétés présentent des spécificités qualitatives les uns par rapport aux autres, que la société CMS ne démontre pas la réalité du dommage qu’elle n’invoque ni, en tout état de cause, l’existence d’un lien de causalité direct entre la situation de péril alléguée et les pratiques qu’elle reproche à la société ODA ;

Considérant que l’atteinte à l’économie générale, à celle du secteur intéressé ou à l’intérêt des consommateurs ne saurait résulter de l’exclusion d’une entreprise du marché qu’à la condition que l’exclusion résulte directement des pratiques elles-mêmes et non de difficultés que connaîtrait indépendamment l’entreprise; qu’en l’espèce ce lien de causalité n’est pas démontré ;

Qu’il ne résulte, par ailleurs, des éléments du dossier aucune autre atteinte spéciale à l’économie générale, à celle du secteur concerné ou à l’intérêt des consommateurs résultant desdites pratiques et dont la gravité nécessiterait le prononcé de mesures d’urgence ;

Considérant qu’en l’état de l’instruction à laquelle il a procédé le Conseil était fondé à rejeter les mesures conservatoires sollicitées ;

Considérant que l’équité ne commande pas de faire application des dis positions de l’article 700 du nouveau code de procédure ;

Rejette le recours ;

Dit n’y avoir lieu à application des dispositions de l’article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Met les dépens à la charge de la société Communication Média Services (CMS).