CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 2 juillet 2021, n° 19/19016
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Ibach Télévision (SARL)
Défendeur :
France Télévisions (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Ardisson
Avocats :
Me Vignes, Me Ennochi, Me Lefaucheux
Vu le jugement du tribunal de commerce de Paris du 23 septembre 2019 qui a :
- débouté la société Ibach Télévisions de sa demande en condamnation en paiement de la société France Télévisions d'une indemnité au titre de la commande de cinq émissions de la série « les grands du rire du dimanche »,
- débouté la société Ibach Télévisions de sa demande d'indemnité au titre de la rupture brutale de la relation commerciale établie avec la société France Télévisions,
- débouté la société Ibach Télévisions de sa demande de dommages et intérêts pour faute découlant du préjudice consistant à tenter d'obtenir des conditions manifestement abusives en menaçant de rompre un contrat,
- condamné la société Ibach Télévisions à payer à la société France Télévisions la somme de 21.252,35 euros au titre des factures SCPP et SPPF sur la diffusion des vidéoclips de 2016,
- autorisé la compensation des sommes dues entre les sociétés Ibach Télévisions et la société France Télévisions,
- constaté que la compensation a été réalisée en date du 31 janvier 2019 sur le solde de la facture n° 9-11289,
- condamné la société Ibach Télévisions à payer à la société France Télévisions la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné la société Ibach Télévisions aux dépens ;
Vu l'appel interjeté le 24 octobre 2019 par la société Ibach Télévisions ;
Vu les conclusions remises par le réseau privé virtuel des avocats le 2 avril 2021 pour la société Ibach Télévisions afin d'entendre :
- infirmer le jugement en toutes ses dispositions,
- condamner la société France Télévisions à payer :
515.000 euros au titre de la commande de 5 émissions de la série « les grands du rire du dimanche »,
2.925.237 euros au titre de la brusque rupture des relations commerciales établies à l'égard d'un cocontractant en état de dépendance économique,
500.000 euros à titre de dommages et intérêts pour faute découlant du préjudice consistant à tenter d'obtenir des conditions manifestement abusives, en menaçant de rompre un contrat, 30.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Vu les conclusions remises par le réseau privé virtuel des avocats le 22 décembre 2020 pour la société France Télévisions afin d'entendre, en application des articles 1103, 1143 et 1240 du Code civil, L. 442-6, I, 5 du code de commerce devenu L. 442-1 II) et L. 442-64 :
- confirmer le jugement en toutes ses dispositions,
- condamner la société Ibach Télévisions à payer la somme de 20.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société Ibach Télévisions aux entiers dépens.
SUR CE, LA COUR,
En liminaire, la cour renvoie expressément au jugement et aux conclusions des parties et il sera relevé que la société Ibach Télévisions ne défère par le jugement en ce qu'il a statué sur le solde des factures mises en paiement par la société France Télévisions.
Il sera succinctement rapporté qu’en selon des contrats renouvelés chaque année depuis octobre 2003, la société Ibach Télévisions produit pour le compte de France 3, ultérieurement comprise au capital de la société France Télévisions, son émission « Les Grands du Rire » programmée de septembre à juin sous la condition, notamment, d'une clause d'audience, et qui a représenté un chiffre d'affaires moyen sur les neuf dernières années de six millions d'euros.
Par un courriel du 14 juin 2018, la responsable des magazines de France Télévision a indiqué à la société Ibach Télévisions un accord de programmation de septembre 2018 à juin 2019 pour 35 émissions plus 5, puis le 24 octobre 2018, les parties ont signé le contrat pour la saison de septembre 2018 à juin 2019 visant 32 émissions d'une durée de 95 minutes au prix de 3.296.000 euros HT, le contrat étant assorti d'une clause d'audience selon laquelle la société France Télévision a la faculté de mettre fin de manière anticipée au contrat avant son terme, à la fin du 2ème semestre de l'année en cours, en cas de non réalisation des objectifs d'audience fixés dans l'article B. 21, à savoir dans le cas où l'audience moyenne globale sur les 9 premières émissions diffusées sur France 3 à partir du 29 septembre 2018 serait inférieure à 10 % sur la cible des individus de 4 ans et plus -données Médiamétrie, et à la condition de notifier sa décision par lettre recommandée AR au plus tard 7 jours après la diffusion de la 9ème émission.
Par lettre du 28 novembre 2018, la société France Télévisions a dénoncé à la société Ibach Télévisions, au vu des audiences Médiamétrie, la clause d'audience contractuelle ainsi que son intention d'interrompre la production du programme pour la fin du mois de décembre 2018, indiquant par ailleurs la possibilité de s'engager sur une nouvelle commande limitée à douze programmes dans un cadre budgétaire révisé. En réponse, la société Ibach Télévisions a dénoncé le 6 décembre 2018 la rupture brutale de leur relation commerciale établie depuis seize ans, puis la société France Télévisions a offert la réalisation de douze émissions inédites et de six « best of » à des prix révisés pour le premier semestre de 2019 et matérialisée par une promesse du 8 janvier 2019 que la société Ibach Télévisions a dénoncée le 8 janvier 2019. Le 2 avril 2019, la société France Télévisons a accepté de revenir sur le format initial de 18 émissions hebdomadaires inédites au tarif unitaire de 103.000 euros pour une durée de 90 minutes (au lieu de 95 minutes initialement) et confirmé l'arrêt des commandes « Les Grands du Rire » après le 30 juin 2019.
Estimant que la société France Télévisons a abusé de sa situation de dépendance économique pour lui imposer une révision des conditions contractuelles et rompu de façon brutale leur relation commerciale, et lui reprochant encore de n'avoir pas honoré sa commande de 5 émissions « Les Grands du Rire le Dimanche » du 14 juin 2018, la société Ibach Télévisions l'a assignée le 4 avril 2019 en dommages et intérêts devant la juridiction commerciale.
1. Sur la souscription de commande par courriels
Pour voir infirmer le jugement qui l'a déboutée de sa demande en paiement de 515.000 euros au titre d'une commande ferme de cinq émissions « Grands Rires du Dimanche », la société Ibach Télévisions soutient de celle-ci qu'elle a régulièrement été convenue par un courriel reçu le 14 juin 2018 et aux termes duquel il lui a été indiqué que :
« Marie Claire a appelé Mémé aujourd'hui pour lui confirmer la commande de FTV pour la rentrée. Il s'agit de 32 émissions des Grands du rire le samedi soit un contrat de septembre 2018 à juin 2019 avec clause d'audience comme nous le faisons habituellement. Et d'autre part de 5 émissions des Grands du rire du dimanche soit une commande de septembre à décembre 2018. Nous repartons sur les mêmes demandes et conditions financières, la seule différence est que l'antenne nous demande un replay sur 30 jours et non pas sur 7 jours. Je reste à ta disposition Anne Maire mais je me permets de te mettre un peu la pression car je l'ai moi-même car nous sommes déjà le 14 juin et tous mes interlocuteurs seront partis de Paris le 10 juillet et tu sais comme moi que les circuits de signature sont très longs. »
Au demeurant, ainsi que les premiers juges l'ont retenu, ce courriel ne peut tenir lieu d'engagement alors que, non seulement il ne précise ni le prix ni la clause d'audience en contrepartie du nombre de programmes qu'il vise, et dans les mêmes conditions que celles avec lesquelles les contrats ont été passés les années précédentes, et qu'en outre, un contrat sur un nombre différent d'émissions pour la même saison a été régulièrement passé entre les parties le 24 octobre 2018, en sorte que le jugement sera confirmé.
2. Sur la demande d'indemnité au titre de la rupture brutale de la relation commerciale établie
Pour voir infirmer le jugement qui a écarté la rupture brutale par la société France Télévisions de leur relation commerciale établie, la société Ibach Télévisions soutient, en premier lieu, que la société France Télévision n'a pas loyalement mis en œuvre la clause d'audience stipulée au contrat pour dénoncer leur relation en relevant que les seuils d'audience convenus n'ont jamais été atteints les années précédentes, ainsi que cela résulte des courriels échangés entre les parties, pour en déduire que l'usage de cette clause était acquis qu'elle ne constituait pas une clause résolutoire, mais avait pour objet de permettre à la société France Télévisions d'obtenir des avantages financiers au détriment de la société de production et en vue d'ajuster son propre budget.
La société Ibach Télévisions conteste, en deuxième lieu, les mesures d'audience de Médiamétrie en relevant que la fréquentation du public des émissions des samedis s'est déportée le 17 novembre 2018 sur le match de rugby féminin suivi par 1300000 téléspectateurs et le 24 novembre 2018 sur les chaînes d'information continue à la faveur du « mouvement des gilets jaunes » ainsi que sur la diffusion de la finale de tennis de la coupe Davis.
Néanmoins, et connaissance prise par la cour, aucun des termes des courriels ne manifeste de déloyauté dans les discussions entre les parties sur les seuils d'audience, le volume des programmes et les prix qu'elles ont librement négociés d'une année sur l'autre, et tandis que l'économie du contrat et les obligations réciproques des parties seraient privées de fondement en l'absence de cette clause essentielle qui s'imposait à la société France Télévision dont le capital est détenu par l'État, la clause d'audience conservait sa force obligatoire entre les parties.
Et alors qu'il est constant que l'objectif d'audience contractuel convenu dans les termes du contrat précité n'a pas été atteint pour être établi à 9,1 % sur la saison 2017-2018, et qu'au surplus, son audience était régulièrement en deçà du seuil contractuel depuis 2011 et a même décliné à 8,80 % sur les 9 émissions diffusées à compter du 29 septembre 2018, la société France Télévisions a régulièrement mis en œuvre la clause d'audience.
En troisième lieu, la société Ibach Télévisions conteste le délai de préavis de sept mois que la société France Télévision lui a consenti, et dont elle soutient qu'il doit être fixé à vingt-quatre mois en raison de sa dépendance économique puisqu'elle n'avait pas d'autres clients que France Télévision et que leur relation commerciale était établie depuis plus de quinze ans.
Au demeurant, ainsi que le relève la société France Télévision, son activité de diffuseur de programmes la contraint à évaluer la qualité des créations dont elle sous-traite la production et dont le renouvellement dépend de la mesure de fréquentation du public et de la saisonnalité des grilles des programmes. Et la société Ibach ne peut ignorer, ni ces contraintes des conditions de fonctionnement du secteur d'activité pour la négociation des contrats, ni le déclin continu de l'audience de ses émissions ainsi que son absence de renouvellement de leur format, en sorte qu'elle ne peut valablement invoquer la situation de dépendance économique dans laquelle elle s'est placée pour revendiquer un préavis supérieur à celui de sept mois qu'elle a accompli jusqu'en juin 2018, et cela d'autant moins qu'elle n'a pas participé à l'appel à projet d'émissions humoristiques pour la saison 2019- 2020 lancé le 15 avril 2019 par la société France Télévision. Le jugement sera confirmé.
3. Sur la tentative d'obtention de conditions de prix manifestement abusives par la menace de rupture du contrat
Pour voir infirmer le jugement qui a écarté sa demande de dommages et intérêts sur le fondement de l'obtention ou la tentative d'obtention, sous la menace d'une rupture brutale totale ou partielle des relations commerciales, des conditions manifestement abusives concernant les prix au sens de l'article L. 442-6, 4° du code de commerce, dans sa version applicable au litige, la société Ibach Télévisions reproche à la société France Télévisions d'avoir rompu unilatéralement et par référence à une clause d'audience non applicable, tenté de mettre fin au contrat sans préavis en exigeant de son cocontractant qu'il fournisse des émissions à un prix inférieur de plus de 20 %, l'obligeant ainsi à produire à perte.
Néanmoins, il est confirmé au point 2 de l'arrêt que la clause d'audience a été valablement mise en œuvre et le préavis justement fixé, et tandis ainsi que cela est rapporté ci-dessus dans la chronologie des différentes propositions qui se sont succédé pour la négociation du dernier contrat à exécuter jusqu'au 30 juin 2019, la société France Télévisions a rétabli les conditions initiales tant sur le plan financier que sur le nombre d'émissions, de sorte que le jugement sera confirmé.
4. Sur les frais irrépétibles et les dépens
La société Ibach Télévisions succombant à l'action, il convient de confirmer le jugement en ce qu'il a statué sur les dépens et les frais irrépétibles et statuant de ces chefs en cause d'appel, elle sera condamnée aussi aux dépens et à payer une indemnité de 10.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
Confirme le jugement en toutes ses dispositions déférées ;
Y ajoutant,
Condamne la société Ibach Télévisions aux dépens ;
Condamne la société Ibach Télévisions à payer à la société France Télévisions une indemnité de 10.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.