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Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 21 septembre 1995, n° 95/2780

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Auberge du Cœur volant (SA), Centre loisirs étoile (SA), La nouba (SA), Aristo club (SA), L'espace (SA), Gounin, Espace grammont (SA), Loisirs Nantes (SA), La capricorne (SA), La Charmille (SA), L'Hexagone (SA), Espace loisirs (SA)

Défendeur :

Société civile pour la perception de la rémunération équitable de la communication au public des phonogrammes du commerce (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bargue

Conseillers :

Mme Beauquis, M. Potocki

Avocats :

Me Gautreau, Me Martin

CA Paris n° 95/2780

21 septembre 1995

Vu les mémoires, pièces et documents déposés au greffe à l’appui du recours ;

La société Auberge du Cœur volant et onze autres exploitants de discothèques (ci-après, les requérants) ont formé des recours en annulation contre la décision n° 95-D-06 rendue le 11 janvier 1995 par le Conseil de la concurrence (le conseil) qui a déclaré irrecevables leurs demandes tendant à ce qu’il soit mis fin aux pratiques mises en œuvre par la Société civile pour la perception de la rémunération équitable de la communication au public des phonogrammes de commerce, dite « la SPRE », qu’ils estiment constitutives d’un abus de position dominante. Le conseil a, en conséquence, dit n’y avoir lieu au prononcé des mesures conservatoires sollicitées par les requérants.

Cette instance a été introduite dans les circonstances suivantes :

La SPRE est une société civile ayant pour objet la perception, auprès des utilisateurs de phonogrammes, d’une rémunération équitable des interprètes et producteurs et son reversement aux bénéficiaires.

Estimant que la SPRE, seule société française à exercer cette activité, se trouve en position de monopole sur le marché de cette prestation et abuse de cette position en pratiquant des discriminations à leur égard à raison de leur appartenance commune au syndicat Bemim-Afedd, les requérants ont saisi le conseil qui a rendu la décision ci-dessus rappelée au motif essentiel qu’aucune des mesures qualifiées de discriminatoires par les requérants ne justifiait sa saisine.

Au soutien de leur recours en annulation, les requérants font valoir des moyens de procédure et de fond.

Ils soutiennent tout d’abord que le délai qui leur a été donné par le conseil pour examiner et contester des pièces présentées par la SPRE n’a pas permis l’instauration d’un débat contradictoire avant l’audience et qu’ainsi le principe de la contradiction a été méconnu.

Ils font valoir ensuite qu’en renvoyant l’affaire devant la commission permanente sans notifier aux parties un rapport écrit et en leur laissant croire que la recevabilité de la saisine était acquise et que sa séance ne porterait que sur l’octroi de mesures conservatoires, le conseil a violé les dispositions de l’article 21 de l’ordonnance du l décembre 1986.

Sur le fond, les requérants, qui soutiennent que le barème fixé par la commission, expiré en octobre 1992, aurait dû être négocié avec le Bemim, reprochent, d’une part, à la S.P.R.E. d’avoir écarté le syndicat Bemim, dont ils sont adhérents, des négociations et de la commission prévue à l’article 24 de la loi du 3 juillet 1985.

Ils exposent, d’autre part, que les discothèques adhérentes du Bemim se verraient imposer un tarif plus élevé du fait de leur appartenance à ce syndicat et qu’elles feraient, seules, l’objet de poursuites judiciaires en recouvrement des rémunérations.

Ils reprochent enfin à la SPRE d’avoir utilisé des manœuvres déloyales en faisant usage d’une reproduction falsifiée d’un texte qualifié de réglementaire, d’avoir usurpé le bénéfice du privilège des auteurs et de s’être approprié la rémunération due aux artistes-interprètes et producteurs étrangers couverts par les conventions internationales.

Les exploitants de discothèques demandent enfin à la cour de poser à la Cour de justice des Communautés européennes une question préjudicielle relative à l’interprétation de l’article 86 du traité de Rome et de surseoir à statuer sur les demandes de la SPRE concernant les années 1988 à 1994 dans l’attente du résultat des investigations du Conseil de la concurrence auquel ils reprochent en outre d’avoir inversé la charge de la preuve ;

La SPRE conclut au rejet du recours en faisant observer que les divers griefs qui lui sont faits reposent soit sur des faits inexistants soit sur des appréciations qui échappent à la compétence du Conseil de la concurrence.

Le ministre de l’économie considère, dans ses observations, que la procédure suivie devant le conseil est régulière. Sur le fond, il estime qu’aucun des griefs faits par les requérants à la décision attaquée n’est fondé.

Usant de la faculté de présenter des observations écrites que lui réserve l’article 9 du décret n°87-849 du 19 octobre 1987, le Conseil de la concurrence souligne que les désignations critiquées par le Bemim-Afedd et ses adhérents sont déterminées par arrêté du ministre chargé de la culture dont le contentieux relève du Conseil d’Etat. Il fait encore observer que les requérants n’apportent aucun élément probant permettant d’établir qu’il y aurait eu discrimination, et que le fait d’appliquer à tous au-delà de la cinquième année le barème fixé pour cette dernière année ne constitue pas un élément démontrant une discrimination.

Le ministère public a conclu oralement au rejet du recours.

Sur quoi, la cour :

Sur la procédure :

Considérant que les exploitants de discothèques requérants font valoir qu’en renvoyant l’affaire devant la formation permanente sans notifier un rapport aux parties, le conseil a violé l’article 21 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, leur laissant croire que la recevabilité de la saisine était acquise et que la séance du conseil ne porterait que sur l’octroi des mesures conservatoires ;

Mais considérant que, demandant au conseil « de prendre des mesures d’urgence pour sauvegarder les intérêts des utilisateurs de phonogrammes poursuivis actuellement par la société SPRE », les actes de saisine faits individuellement en termes identiques par chaque exploitant de discothèque avaient pour objet l’octroi de mesures conservatoires relevant de la procédure d’urgence prévue à l’article 12 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, peu important à cet égard que les requérants n’aient pas spécifié la nature des mesures sollicitées ;

Que les parties n’ont pu se méprendre sur l’objet de la séance dès lors que la convocation qui leur a été adressée le 9 décembre 1994 pour la séance du 11 janvier 1995 indiquait clairement que le conseil «examinera ces saisines et ces demandes de mesures conservatoires » ;

Que la procédure prévue à l’article 21 précité concernant exclusivement l’instruction des affaires au fond et étant inapplicable en l’espèce, le conseil, qui a exactement rappelé que les dispositions de l’article 12 n’étaient applicables qu’autant que pouvaient être constatés préalablement des comportements entrant dans le champ de sa compétence et que les faits invoqués soient appuyés d’éléments suffisamment probants, s’est exactement fondé sur les dispositions de l’article 19 du même texte pour examiner la recevabilité de sa saisine ; qu’ ayant estimé celle-ci irrecevable, le conseil ne pouvait, par voie de conséquence, que rejeter la demande de mesures conservatoires ;

Considérant que dans le cadre de cette procédure d’urgence, au regard de laquelle doivent s’apprécier les délais donnés aux parties pour produire leurs observations, les requérants, convoqués le 9 décembre 1994 pour la séance du conseil du 11 janvier 1995, ont disposé avant celle-ci d’au moins huit jours pour prendre connaissance des pièces déposées par la SPRE le 30 décembre 1994 puis le 2 janvier 1995 pour ce qui concerne le constat d’huissier établi à la requête de la SPRE ;

Considérant encore que les débats devant le conseil lors de la séance du 11 janvier, au cours de laquelle ont été entendus successivement le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les parties qui ont pu faire valoir leurs observations orales, ont été contradictoires ;

Considérant que le moyen pris de la violation du principe de la contradiction n’est, dès lors, pas fondé ;

Sur le fond :

Sur l’absence de participation des exploitants de discothèques à la commission administrative ainsi qu’aux négociations relatives à la fixation du barème :

Considérant que les requérants reprochent à la SPRE d’avoir écarté le syndicat Bemim-Afedd de la commission prévue à l’article 24 de la loi du 3 juillet 1983 ainsi que des négociations tendant à la conclusion des accords collectifs préalables sur le barème des droits ;

Mais considérant qu’aux termes de l’article L. 214-4, alinéa 2, du code de la propriété intellectuelle les organisations appelées à désigner les membres de la commission chargée d’arrêter le montant et les modalités de versement de la rémunération équitable sont déterminées par arrêté du ministre chargé de la culture ;

Que la SPRE n’ayant, dès lors, aucun pouvoir de désignation des membres de cette commission dont la régularité de la composition a été confirmée par un arrêt du Conseil d’Etat en date du 5 juillet 1989, le grief qui lui est fait est dépourvu de portée et ne peut qu’être écarté ;

Considérant que le Bemim, qui se borne à indiquer qu’il est régulièrement constitué, ne démontre pas avoir la qualité d’organisation professionnelle représentative, requise par la loi du 3 juillet 1985 pour conclure des accords collectifs sur le barème des droits ;

Considérant, en tout état de cause, qu’il résulte des multiples correspondances échangées avec le Bemim, que la SPRE a engagé des négociations avec cet organisme en vue de la conclusion d’un accord pour la mise en oeuvre de la décision de la commission du 9 septembre 1987; que le Bemim, ayant, sur ce point, indiqué par courrier du 23 février 1987 « ne pouvoir y adhérer tant que le contentieux Sacem-Bemim n’aura pas trouvé une solution définitive », n’établit pas, dès lors, avoir été exclu comme il le soutient desdites négociations ;

Considérant enfin que le Conseil de la concurrence a exactement relevé que l’interprétation de l’article L. 131-8 du code de la propriété intellectuelle, notamment sur l’application jugée abusive par les requérants du barème réglementaire au-delà de la durée initialement prévue, de même que la sanction éventuelle de l’usage imputé à la SPRE d’une reproduction falsifiée du texte de la décision de la commission du 7 octobre 1987 ainsi encore que « l’usurpation par la SPRE du privilège général des auteurs » relevaient, non de sa compétence, mais de celle, exclusive, du juge judiciaire ;

Qu’en tout état de cause le caractère discriminatoire de la prorogation de l’application du barème au-delà de son échéance n’est pas établi dans la mesure où elle concerne l’ensemble des assujettis au paiement de la rémunération et non certaines catégories d’entre eux ;

Sur les pratiques discriminatoires reprochées à la SPRE à l’encontre des adhérents du Bemim :

Considérant que les exploitants de discothèques estiment qu’ils font de la part de la SPRE l’objet d’une discrimination individuelle pour la fixation du montant de la rémunération, en raison de leur adhésion au syndicat Bemim-Afedd ;

Mais considérant qu’il résulte des documents produits que si la SPRE a conclu avec un certain nombre d’organisations professionnelles des conventions leur accordant des avantages consistant en des réductions d’assiette c’est en contrepartie d’obligations acceptées par elles et claire ment définies telles que, notamment, la production de documents permettant l’établissement de l’assiette de la redevance ; qu’ainsi que le relève le conseil ces contreparties justifiées permettent à la SPRE de garantir la régularité des paiements. de se prémunir contre les risques de fraude, de réduire les frais de contrôle et de perception et d’assurer de façon plus générale sa mission d’incitation au développement de la musique ;

Qu’il est établi que la S.P.R.E. applique cette convention sans discrimination, y compris aux exploitants de discothèques adhérents au Bemim, dès lors qu’ils remplissent les conditions objectives d’octroi desdits avantages; que les requérants ne démontrent pas que ceux-ci leur auraient été refusés alors même qu’ils auraient proposé d’en exécuter la contrepartie, étant souligné qu’au contraire le président du Bemim a, au nom de celui-ci, expressément refusé de souscrire à la convention proposée par la SPRE ;

Considérant que les requérants reprochent aussi à la SPRE d’exercer, de façon discriminatoire, à l’égard des seuls adhérents du Bemim des poursuites judiciaires à l’encontre des exploitants de discothèques qui n’acquittent pas le versement des droits ;

Mais considérant qu’aucun élément de fait ne vient étayer cette affirmation qui se trouve au contraire contredite par le constat d’huissier aux termes duquel il apparaît que sur soixante-sept assignations en paiement délivrées par la SPRE, trente-trois concernent des discothèques non adhérentes au Bemim ;

Sur la perception par la SPRE de la rémunération au profit de bénéficiaires étrangers et le refus de communication de répertoire :

Considérant que les requérants font valoir que la SPRE refuse de faire connaître son répertoire et s’approprie la rémunération due aux artistes-interprètes et aux producteurs phonographiques étrangers couverts par les conventions internationales ;

Mais considérant qu’il n’est produit aucun élément permettant de corroborer l’affirmation selon laquelle la SPRE n’appliquerait pas les dispositions concernant la perception et la répartition de la rémunération équitable des droits voisins résultant des articles L. 214-1, alinéa 3, et L. 214-2 du code de la propriété industrielle; qu’il n’est pas davantage établi que le refus invoqué de communiquer le répertoire d’artistes et producteurs dont les droits sont perçus par la SPRE a un objet ou une potentialité anticoncurrentielle sur le marché de référence ;

Considérant qu’il ne saurait être reproché au conseil d’avoir inversé la charge de la preuve dès lors que, saisi par une partie sur le fondement de l’article 12 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, il lui appartenait, conformément à l’article 19 du même texte, de vérifier, ainsi qu’il y a effectivement procédé, que les faits qui lui étaient dénoncés étaient appuyés d’éléments suffisamment probants; que ne les ayant pas, en l’espèce, estimés probants il ne lui appartenait pas de suppléer à la carence des parties dans l’administration de la preuve ;

Considérant qu’il s’ensuit que le recours doit être rejeté ;

Que ce rejet s’entend de toutes les demandes formulées par les requérants, en ce compris la demande, dont il n’y a pas lieu d’examiner le bienfondé en raison de l’irrecevabilité de la saisine du conseil faite à la cour de poser à la Cour de justice des Communautés européennes une question préjudicielle sur l’interprétation de l’article 86 du traité de Rome ;

Par ces motifs :

Rejette le recours ;

Condamne solidairement aux dépens les sociétés Auberge du Cœur volant, Centre Loisirs Etoile, La Nouba, Aristo Club, L’Espace, Espace Grammont. Loisirs Nantes. Le Capricorne, La Charmille, L’Hexagone et Espace Loisirs ainsi que M. Thierry Gounin.