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Décisions

CA Lyon, 3e ch. A, 14 novembre 2019, n° 19/07075

LYON

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

La Procureure Générale

Défendeur :

AJ Up (Selarl)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Esparbès

Conseillers :

Mme Homs, M. Bardoux

CA Lyon n° 19/07075

14 novembre 2019

EXPOSE DU LITIGE

A compter de l'exercice 2018, le groupe L. créé en 1937 et localisé à Saint-Etienne exerçant une activité de distribution de pièces automobiles et poids-lourds a été confronté à une baisse significative des volumes d'activités projetés.

Le 19 septembre 2018, 10 sociétés du groupe ont sollicité le bénéfice d'une mesure de prévention des difficultés. Par ordonnance du 21 septembre 2018, a été ouverte une procédure de mandat ad hoc.

Le 30 septembre 2019, dans le cadre d'un projet global de restructuration du groupe notamment par la cession de chacune des filiales afin de pourvoir à leur redressement, l'une de ces filiales, société opérationnelle, la Société L. Père et Fils a demandé l'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire en déclarant son état de cessation des paiements.

Par jugement du 2 octobre 2019, le tribunal de commerce de Saint-Etienne s'est déclaré compétent et a prononcé l'ouverture de la procédure de redressement judiciaire de la Société L. Père et Fils. Notamment, ont été désignés M. J. en qualité de juge commissaire, la SELARL MJ Alpes prise en la personne de Me Caroline J. en qualité de mandataire judiciaire et la SELARL AJ UP prise en la personne de Me Eric E.-M. en qualité d'administrateur judiciaire.

Le 10 octobre 2019, le procureur de la république de Saint-Etienne a interjeté un premier appel enregistré au rôle de la cour sous le n° RG 19/06964.

Le 15 octobre 2019, il a interjeté un second appel enregistré au rôle de la cour sous le n° RG 19/07075.

Sont intimés :

- la Société L. Père et Fils (dirigeante la Société de direction du groupe L.),

- l'organisme AGS-CGEA,

- M. Mohamed C., salarié, représentant des membres du comité d'entreprise,

- M. David D., salarié, représentant des membres du comité d'entreprise,

- la SELARL AJ UP en la personne de Me Eric E.-M., désignée en qualité d'administrateur judiciaire,

- la SELARL MJ Alpes en la personne de Me Caroline J., désignée en qualité de mandataire judiciaire.

L'appel est dit porter :

A - sur la compétence du tribunal de commerce de Saint-Etienne ou sur la compétence du tribunal de commerce spécialisé de Lyon,

B - sur la désignation en qualité de juge commissaire du président du tribunal de commerce de Saint-Etienne M. J. alors qu'il avait eu à connaître de cette affaire lors de la désignation du mandataire ad hoc,

C - sur la non-application des articles L. 621-4-1 et R. 621-11-1 du code de commerce qui imposaient en la circonstance de doubler les organes de la procédure,

D - sur la désignation de Me E.-M. en qualité d'administrateur judiciaire alors qu'il avait précédemment été désigné mandataire ad hoc par le président du tribunal de commerce.

Le 16 octobre 2019, les deux procédures ont été jointes sous le n° RG 19/07075.

A la même date, elles ont été fixées à l'audience du 31 octobre 2019 à 15h en application des articles 905 et suivants du code de procédure civile.

Par conclusions notifiées le 24 octobre 2019, les SELARL AJ UP et MJ Alpes ont soulevé l'irrecevabilité des appels du ministère public. Par message électronique du 24 octobre 2019, l'appelant et les conseils ont été avisés de la jonction de l'incident au fond.

Par ses dernières conclusions déposées le 28 octobre 2019, le ministère public demande à la cour de :

  • infirmer le jugement déféré,
  • soulever d'office la fin de non-recevoir tirée du défaut de pouvoir juridictionnel du tribunal de commerce de Saint-Etienne,
  • déclarer recevables ses appels et conclusions,
  • déclarer le tribunal de commerce de Saint-Etienne incompétent pour connaître de la situation de la Société L. Père et Fils, faute d'avoir bénéficié d'un pouvoir juridictionnel, au motif qu'elle relevait de la compétence d'un tribunal de commerce spécialisé,
  • renvoyer en conséquence ce dossier devant le tribunal de commerce de Lyon statuant en sa qualité de tribunal de commerce spécialisé,
  • procéder à la désignation de deux administrateurs judiciaires et de deux mandataires judiciaires qui ne seront ni installés à Lyon, ni associés à une structure lyonnaise.

Par leurs dernières conclusions en incident et au fond déposées le 29 octobre 2019, au visa des articles 905 et suivants, 930-1 et suivants, 911-1 alinéa 3, 564, 546 et 74 du code de procédure civile, la SELARL AJ UP prise en la personne de Me Eric E.-M. ès qualités d'administrateur judiciaire de la Société L. Père et Fils ainsi que la SELARL MJ Alpes prise en la personne de Me Caroline J. ès qualités de mandataire judiciaire de la même société, demandent à la cour de :

au principal,

  • juger que les déclarations d'appel générées par le greffe n'ont pas été signifiées par le ministère public à l'ensemble des intimés et que n'ont pas été touchés les organes de la procédure ès qualités par l'acte de signification du 18 octobre 2019,
  • constater le non-respect des formes impératives imposées par la loi,
  • prononcer, en conséquence, la caducité des déclarations d'appel des 10 octobre 2019 (RG 19/06964) et du 15 octobre 2019 (RG 19/07075) jointes sous le numéro 19/07075,

subsidiairement,

  • juger irrecevable le ministère public en ses appels :
  • en application de l'article R 661-6 du code de commerce et des dispositions de l'article 911-1 alinéa 3 du code de procédure civile,
  • en raison du défaut d'intérêt à agir et/ou de la renonciation de l'appelant à invoquer ses prétentions en cause d'appel,
  • en raison du caractère nouveau de la prétention excipée de l'incompétence du tribunal de commerce de Saint-Etienne, ou du défaut de pouvoir juridictionnel des premiers juges,
  • à défaut d'avoir soulevé in limine litis et avant toute défense au fond l'incompétence alléguée devant les premiers juges et en appel,
  • en raison de l'acquiescement de l'appelant à la compétence du tribunal de première instance qu'il a lui-même soutenue et revendiquée,

subsidiairement, sur le fond,

  • leur donner acte qu'elles s'en rapportent à justice sur le mérite des appels,
  • et tirer les dépens en frais privilégiés de procédure.

Par ses dernières conclusions en incident et au fond déposées le 29 octobre 2019, fondées sur les articles 564 du code procédure civile, L 721-8, L 621-4-1 et R 621-11-1 du code de commerce, la Société L. Père et Fils SAS à associée unique demande à la cour de :

I - sur la compétence du tribunal de commerce de Saint-Etienne :

au principal,

  • constater que le ministère public conclut pour la première fois et en contradiction avec ses réquisitions à l'incompétence du tribunal de commerce de Saint-Etienne au profit du tribunal de commerce spécialisé de Lyon,
  • par conséquent, déclarer irrecevable cette demande nouvelle,

subsidiairement,

  • confirmer le jugement déféré en ce qu'il s'est déclaré compétent,
  • par conséquent, juger cette demande sans objet,

II - sur la désignation de deux administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires :

  • constater que les SELARL AJ UP et MJ Alpes ont d'ores et déjà saisi le juge commissaire d'une requête aux fins d'adjonction d'un administrateur judiciaire et d'un mandataire judiciaire,
  • par conséquent, juger cette demande sans objet,

III - sur la désignation du mandataire ad hoc en qualité d'administrateur judiciaire :

  • confirmer le jugement déféré en ce qu'il a désigné la SELARL AJ UP prise en la personne de Me E.-M. en qualité d'administrateur judiciaire de la Société L. Père et Fils,

en tout état de cause, tirer les dépens en frais privilégiés de procédure.

Par ses conclusions déposées le 30 octobre 2019, au visa des articles L 621-4, L 631-9, R 621-2-1 et R 631-7 du code de commerce, l'UNEDIC délégation AGS CGEA de Châlon-sur-Saône demande à la cour de :

  • la dire recevable et fondée en ses demandes,
  • juger que l'AGS est cantonnée au stade d'une demande d'ouverture de procédure à la formulation éventuelle d'observations sur les mandataires de justice susceptibles d'être désignés, lorsque l'effectif salarié est supérieur ou égal à 50 salariés,
  • juger que l'AGS n'a pas formulé d'observations particulières lors de l'audience du 2 octobre 2019 devant le tribunal de commerce de Saint-Etienne saisi d'une demande de redressement judiciaire,
  • juger qu'en cause d'appel, l'AGS au regard de sa position procédurale ne peut que s'en rapporter sur les mérites des appels interjetés par le procureur de la république de Saint-Etienne à l'encontre du jugement déféré de redressement judiciaire de la Société L. Père et Fils,
  • juger que l'AGS rappelle et réitère qu'elle n'a pas d'observations particulières à formuler sur les mandataires de justice susceptibles d'être désignés pour gérer la procédure collective de la Société,
  • et statuer ce que de droit sur les dépens.

N'ont pas constitué avocat :

- M. Mohamed C., salarié, représentant des membres du comité d'entreprise,

- M. David D., salarié, représentant des membres du comité d'entreprise,

tous deux ayant reçu une signification de la déclaration d'appel par acte d'huissier du 18 octobre 2019 (dépôt étude).

La procédure a été clôturée à l'aulne des débats.

MOTIFS

A titre liminaire, il est rappelé que, par application de l'article 972-1 du code de procédure civile issu de l'article 7 du décret n°2018-1219 du 24 décembre 2018, «Lorsque la voie de l'appel est ouverte au ministère public, la faculté de former un appel principal appartient au procureur de la république et au procureur général.

Les actes de la procédure devant la cour d'appel destinés au ministère public sont notifiés au procureur général près la cour d'appel devant laquelle l'appel est formé.'»'

En l'espèce, le procureur de la république de Saint-Etienne a interjeté deux appels, qui ont été joints en raison de leur connexité. Devant la cour, le siège du ministère public est tenu par un représentant de madame la procureure générale.

Le ministère public sollicite la réformation du jugement d'ouverture du 2 octobre 2019 sur 4 points, relatifs :

- au défaut de pouvoir du tribunal de commerce de Saint-Etienne,

- la désignation du juge commissaire,

- le doublement des organes de la procédure,

- et la désignation de l'administrateur judiciaire.

Les organes de la procédure répondent par une caducité des déclarations d'appel et une irrecevabilité des appels, pour voir retenir la compétence du tribunal de commerce de Saint-Etienne.

La Société L. et Fils [la Société] oppose, pour sa part, une irrecevabilité à la demande d'incompétence de ladite juridiction, dit sans objet la demande de doublement des organes de la procédure et entend voir confirmer la désignation de l'administrateur judiciaire.

L'UNEDIC AGS dit ne pas formuler d'observations particulières dans le cadre qui lui est permis.

A noter que le principe de l'ouverture de la procédure de redressement judiciaire n'est critiqué par aucune des parties.

Les points discutés sont examinés tour à tour.

La caducité des déclarations d'appel

Le ministère public justifie par la production des actes d'huissier avoir signifié ses déclarations d'appel à la date du 18 octobre 2019 à l'ensemble des intimés.

L'avis de fixation étant daté du 16 octobre 2019, ces significations ont donc été opérées dans le délai de 10 jours de l'article 905-1 du code de procédure civile, ce qui n'est pas discuté.

La production précitée, non démentie par des éléments contraires, attestent qu'ont été portés à la connaissance des destinataires :

- les déclarations d'appel du parquet de Saint-Etienne des 10 et 15 octobre,

- l'ordonnance de jonction du 16 octobre,

- les premières conclusions du parquet du 17 octobre,

- et l'avis de fixation.

Les signifiés ont ainsi été régulièrement assignés et informés des dispositions des articles 905-1 et 905-2 du code de procédure civile.

Les organes de la procédure collective, la Société et l'UNEDIC-AGS, qui avaient été préalablement destinataires de l'avis d'appel émis par le greffe, se sont constitués aux dates respectives des 17, 18 et 23 octobre, soit dans le délai précité de 10 jours comme déjà rappelé.

En cet état, les mandataire et administrateur judiciaires ne sont pas fondés à opposer la caducité.

Leur premier moyen, tiré du fait qu'ils ont été assignés sans mention de représentation ni de qualité ce qui aurait pour effet que ces personnes morales auraient été touchées à titre personnel, manque de sérieux.

En effet, sans compter qu'un tel défaut ne peut pas juridiquement conduire à la caducité prétendue, ce qui n'est prévu par aucune disposition, tant les déclarations d'appel du ministère public que les significations destinées aux organes de la procédure collective notent expressément que les deux SELARL, qui sont bien des sociétés d'exercice professionnel libéral, ont été mises en cause en leur qualité respective de mandataire et d'administrateur judiciaires de la Société, ce dont elles n'ont en réalité jamais douté.

Leur second moyen prétend en substance que les documents qualifiés de déclarations d'appel n'en constituent pas au sens processuel tel que visé par l'article 930-1 du code de procédure civile et l'article 10 de l'arrêté du 30 mars 2011 relatif à la communication électronique devant la cour.

Cependant, ainsi que l'a rappelé la Cour de cassation dans ses motifs de l'avis n°15010 du 12 juillet 2018, l'obligation faite à l'appelant de signifier sa déclaration d'appel à l'intimé «'tend à remédier au défaut de constitution de ce dernier à la suite du premier avis du greffe en vue de garantir le respect du principe de la contradiction. ' Une fois que l'intimé a constitué un avocat, cet objectif recherché par la signification de la déclaration d'appel est atteint'».

Par ailleurs, il est constant que le ministère public, qui était partie jointe en première instance, et qui est dispensé du ministère d'avocat également lorsqu'il est appelant principal, ne dispose pas d'une clé d'entrée dans le système de communication électronique qui est au contraire fournie aux avocats.

Le moyen complémentaire avancé par les administrateur et mandataire judiciaires tenant à l'absence de constitution des deux salariés MM. C. et D. intimés en qualité de représentant des salariés et destinataires des mêmes significations, doit également être écarté.

En effet, ces intimés dont la loi prévoit qu'ils sont appelés ou entendus préalablement à l'ouverture d'une procédure collective, notamment redressement judiciaire, cas de l'espèce, et appelés aux étapes ultérieures, ne sont pas des parties au sens strict, dès lors qu'ils ne disposent pas pour ce type de procédure collective (redressement judiciaire) d'un droit d'appel réformation et qu'ils sont privés du droit d'émettre des prétentions, ce qui écarte toute notion d'indivisibilité.

A noter à ce propos que la qualification du présent arrêt, prononcé par défaut eu égard à l'absence de constitution des salariés, est liée à leur intimation, sans égard pour le contenu de leurs droits.

En conséquence, les déclarations d'appel du ministère public ne sont pas atteintes de caducité.

L'irrecevabilité des appels et demandes du ministère public

A titre subsidiaire, les administrateur et mandataire judiciaires opposent au ministère public l'irrecevabilité de ses deux appels, tout d'abord, sur le fondement des articles R 661-6 du code de commerce et 911-1 alinéa 3 du code de procédure civile.

Le premier de ces textes oblige effectivement par son 1° à intimer les mandataires de justice qui ne sont pas appelants, et le second dispose que 'La partie dont la déclaration d'appel a été frappée de caducité en application des articles 902, 905-1, 905-2 ou 908 ou dont l'appel a été déclaré irrecevable n'est plus recevable à former un appel principal contre le même jugement et à l'égard de la même partie.'

Le ministère public objecte à bon droit que, si sa première déclaration d'appel du 10 octobre 2019 a omis d'intimer les organes de la procédure collective, sa seconde déclaration du 15 octobre initiée alors qu'il n'avait pas été statué sur la caducité ou l'irrecevabilité de son premier appel, a régularisé cette omission.

Ensuite, les administrateur et mandataire judiciaires soutiennent que l'appelant est dépourvu de tout intérêt à agir sur trois de ses chefs de demandes.

Cette prétention conduit à l'interrogation de la validité de ces demandes, et non pas de celle de l'appel.

Du premier chef du changement du juge commissaire, leur moyen vise l'irrecevabilité en l'absence de succombance puisqu'une ordonnance du président du tribunal de commerce de Saint-Etienne du 7 octobre 2019, qui avait été précédemment désigné par le tribunal de la procédure en cette qualité, a opéré un changement dans la désignation du juge commissaire en désignant M. Claude D..

Cette ordonnance, qui vise à juste titre l'incompatibilité touchant M. J. ayant précédemment ordonné le mandat ad hoc, et qui ne peut pas être critiquée par une quelconque voie de recours qui n'est pas même ouverte au ministère public (article L.621-9 alinéa 3 du code de commerce), a été notifiée à ce dernier par courrier du greffe du tribunal de commerce de Saint-Etienne du 9 octobre 2019, mais il n'est pas justifié de sa réception par le destinataire avant ses appels, de sorte que l'appelant est recevable à critiquer la disposition afférente du jugement.

Cependant, comme le dit le ministère public, dès lors que le remplacement du juge commissaire est désormais effectif par l'ordonnance du 7 octobre 2019, l'appel qui est recevable, est dit de ce chef sans objet.

Du second chef de la compétence du tribunal de commerce de Saint-Etienne,

les administrateur et mandataire judiciaires ainsi que la Société soulignent que l'appelant est dépourvu d'intérêt à agir en appel, puisqu'il y a renoncé, que sa demande est nouvelle en cause d'appel et n'a pas été soulevée avant toute défense au fond.

Le ministère public ne proteste pas dans ses écritures sur l'affirmation de ces intimés, qui est reprise expressément dans le jugement d'ouverture, selon laquelle le procureur de la république de Saint-Etienne a requis l'ouverture de la procédure collective sans solliciter le dépaysement vers un tribunal spécialisé, et alors que la question de la compétence de la juridiction était réellement dans le débat.

Toutefois, d'une part, le tribunal de commerce de Saint-Etienne, dans sa décision déférée, a statué sur la déclaration de cessation des paiements déposée le 30 septembre 2019 par la Société qui l'a saisi, non pas sur une requête du parquet.

De deuxième part, en cause d'appel, le ministère public soulève le défaut de pouvoir juridictionnel du tribunal de commerce de Saint-Etienne sur le fondement de l'article L. 721-8 du code de commerce, ce qui, comme il l'observe à bon droit, constitue une fin de non-recevoir, relevant de l'article 125 du code de procédure civile, au demeurant d'ordre public, non pas d'une exception de procédure,pouvant alors être relevée en tout état de cause. Cette disposition qui est inscrite au titre de la section II «Compétence particulière à certains tribunaux» concerne en réalité le pouvoir juridictionnel du tribunal destiné à statuer sur l'ouverture d'une procédure collective affectant une très grande entreprise selon certains critères, qui, s'ils s'appliquent, entraîne une compétence exclusive des juridictions spécialement désignées par décret (tribunal de commerce spécialisé).

Cette question est incluse dans l'effet dévolutif de l'appel, et donc soumise à la cour, sans nécessité, contrairement à ce que demande le ministère public, de devoir soulever d'office la fin de non-recevoir.

De troisième part, le ministère public dispose d'une voie de recours qui lui est ouverte devant la cour, s'agissant d'un jugement d'ouverture de redressement judiciaire, par l'article L.661-1 1° du code de commerce, et ce, sans égard pour la réquisition du procureur lors de l'audience tenue par les premiers juges. L'irrecevabilité soulevée par les administrateur et mandatairejudiciaires, certes au rappel d'une obligation de loyauté qui s'impose à toute partie, mais qui conduirait à nier ce droit de recours, doit être écartée.

En conséquence, la cour peut et doit statuer sur les questions de fond du dossier.

Elles se déclinent en quatre points correspondant aux critiques visées par le ministère public dans ses appels :

- l'incompétence du tribunal de commerce de Saint-Etienne au sens de défaut de pouvoir,

- la désignation du juge commissaire,

- le doublement des organes de la procédure,

- la désignation de l'administrateur judiciaire.

L'incompétence du tribunal de commerce de Saint-Etienne

Seul article de la section 2 intitulée : "Compétence particulière à certains tribunaux de commerce", et tiré de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances, l'article L 721-8 du code de commerce dispose :

"Des tribunaux de commerce spécialement désignés connaissent, lorsque le débiteur exerce une activité commerciale ou artisanale :

1°) Des procédures de (...) de redressement judiciaire (...) lorsque le débiteur est :

a) Une entreprise dont le nombre de salariés est égal ou supérieur à 250 et dont le montant net du chiffre d'affaires est d'au moins 20 millions d'euros ;

b) Une entreprise dont le montant net du chiffre d'affaires est d'au moins 40 millions d'euros (...)."

En l'espèce, le critère de l'éventuelle incompétence du tribunal de commerce de Saint-Etienne, telle qu'analysée précédemment en défaut de pouvoir juridictionnel, repose non pas sur le chiffre des salariés qui est mentionné comme étant de 155 salariés au 26 septembre 2019 dans la déclaration de cessation des paiements, mais sur le critère du b) correspondant uniquement à la retenue du chiffre d'affaires [CA], qui, s'il est égal ou supérieur à 40 millions d'euros emporte la compétence du tribunal de commerce spécialisé.

Pour soutenir la compétence du tribunal de commerce spécialisé de Lyon, le ministère public se reporte au CA de 40,938 millions d'€ qu'il dit visé à la clôture du dernier exercice soit à la date du 31 décembre 2018.

Ce chiffre, connu des premiers juges, n'est pas corroboré par un document comptable, aucune pièce de ce type n'étant produit par le ministère public appelant.

La Société vise aussi dans ses écritures ce chiffre de 40,938 millions d'€ alors qu'elle communique des comptes sociaux, dont un compte de résultat relevant un CA net à la clôture du dernier exercice du 31 décembre 2018 de 40.536.217 €, d'ailleurs repris sur la première page de la demande d'ouverture de redressement judiciaire.

Sur la foi de ce document comptable, le CA net est donc retenu au dernier exercice clos au 31 décembre 2018 au chiffre de 40.536.217 €, toujours supérieur aux 40 millions d'€, critère de compétence du tribunal de commerce spécialisé.

Cependant, la loi n'impose pas de retenir en tous cas le CA net du dernier exercice clos, qui a certes l'avantage d'être déterminable de façon objective par un document comptable, mais qui ne permet pas d'appréhender la situation économique réelle de l'entreprise, au regard du critère de l'article L. 721-8, à examiner au jour de sa demande d'ouverture, date à laquelle s'apprécie la compétence du tribunal saisi.

Le silence du texte autorise l'appréciation du juge, alors chargé d'examiner la situation concrète de l'entreprise afin notamment de vérifier si une évolution significative s'est déroulée depuis la date de clôture du dernier exercice, particulièrement lorsque cette date est éloignée de plusieurs mois par rapport à la demande d'ouverture et que des événements économiques ont notablement modifié l'image de l'entreprise, par exemple ceux préparés dans le cadre d'une procédure antérieure de prévention des difficultés.

En l'espèce, la Société ainsi que les administrateur et mandataire judiciaires, qui développent dans leurs écritures l'origine des difficultés liées notamment à la nécessité de transformation de son commerce de proximité pour des canaux de distribution plus efficaces, la minoration des prévisions des commandes Renault entrée au capital de l'autre société d'exploitation Exadis, et le refus de deux organismes bancaires, ce qui l'a contrainte à la demande d'un mandat ad hoc par requête du 19 septembre 2018 puis la saisine en octobre 2018 du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI), démontrent par leurs productions l'engagement au cours de l'année 2018 de mesures de restructuration profonde. La Société a ainsi dû mettre fin, par cession et fermeture de sites, à son activité poids lourds déficitaire, de sorte que, au 30 juin 2018, soit 6 mois avant la clôture du dernier exercice, elle avait totalement cessé son activité de distribution de pièces pour poids lourds, ce qui est attesté par les documents financiers qu'elle communique.

Le confirment des pièces concordantes entre elles, qui acquièrent ainsi une valeur probante, consistant en :

- l'attestation du directeur financier du groupe, qui mentionne que le CA de la Société s'élève à 21.352.723 € avant RFA (remises de fin d'année) et à 20.979.575 € après provision de RFA au 30 septembre 2019 ; ne peut pas, en revanche, être considéré le CA au 31 décembre 2019, ce qui est un chiffre hypothétique comme le dit l'appelant à juste titre,

- la note d'accompagnement à la déclaration de cessation des paiements, qui énonce non seulement les données financières historiques mais aussi, s'agissant de la situation actuelle, l'arrêt de l'activité poids-lourds, au 30 juin 2018,

- le contributif de l'activité poids-lourds régional dans le compte de résultat de 2018 porté en annexe 1 de la note de Lamy Lexel conseil de la Société «'note à l'attention du tribunal de commerce de Saint-Etienne sur sa compétence concernant l'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire au profit de la société L. Père et Fils'», qui indique que cette activité avait dégagé au cours du premier semestre 2018 un CA de 3.963.538 €,

- l'annexe 2 de cette même note justifiant de 5 annonces au Bodacc des 22 mars, 3 mai, 13 juillet, 6 et 7 août et 14 juin 2018, visant des actes sous seing privé de cession dûment enregistrés consentis par la Société.

En revanche, trois éléments sont jugés inopérants comme critère de retenue du CA de référence pour la compétence du tribunal de commerce ou du tribunal de commerce spécialisé :

- d'une part, l'argument présenté par la Société au visa de l'article D 123-200 selon lequel «'le montant net du chiffre d'affaires est égal au montant des ventes de produits et services liés à l'activité courante, diminué des réductions sur ventes, de la taxe sur la valeur ajoutée et des taxes assimilées'», visé notamment pour sa mention à «'l'activité courante'», mais qui ne dit rien sur la date de référence, et qui est justement critiqué par le ministère public,

- d'autre part, le fait que l'AGS a pris en charge la totalité des salaires de septembre 2019 et la moitié des salaires du mois de décembre 2019 au titre des congés payés, pour une somme dite de 364.464 €, ce qui est un élément d'opportunité ne pouvant pas servir de critère de référence en retenue de la compétence,

- enfin, le fait que le renvoi pour compétence au tribunal de commerce spécialisé de Lyon obligerait cette juridiction à solliciter un dépaysement en application des articles L 662-2 et R 662-7 du code de commerce notés par le ministère public, eu égard aux liens familiaux entre le dirigeant de la Société et le président du tribunal de commerce de Lyon, ce qui, si le renvoi avait été opéré par le présent arrêt, aurait été une conséquence obligatoire s'imposant à tous, de sorte que ce fait ne peut pas servir de critère de compétence.

Des éléments probants précédemment visés, résulte un CA de 36.572.679 € (40.536.217 ' 3.963.538), proche des 36.974.000 € visés par la Société.

Ce seuil étant inférieur aux 40 millions d'€ visés par l'article L. 721-8, le tribunal de commerce de Saint-Etienne dispose des pouvoirs juridictionnels pour connaître de la demande d'ouverture.

Le ministère public est en conséquence débouté de son appel de ce chef.

La désignation du juge commissaire

Comme dit précédemment, le président du tribunal de commerce de Saint-Etienne a pris une ordonnance le 7 octobre 2019 pour, d'office, au visa de l'incompatibilité de sa précédente désignation liée à sa mission dans le cadre du mandat ad hoc, ce qu'a souligné le ministère public à juste titre, nouvellement désigner M. Claude D. en qualité de juge commissaire.

En conséquence, l'appel du ministère public est devenu sans objet.

Le doublement des organes de la procédure

Ce doublement des administrateur et mandataire judiciaires est imposé par la loi (articles L. 621-4-1 et R. 621-11-1 du code de commerce) lorsque le débiteur possède au moins 3 établissements secondaires dans le ressort d'un tribunal dans lequel il n'est pas immatriculé.

Le ministère public expose, ce qui n'est pas contesté par les intimés, que la Société domiciliée à Saint-Etienne détient 15 établissements secondaires inscrits dans d'autres ressorts, et que c'est à tort que le premier juge a procédé à la désignation d'un seul administrateur judiciaire et d'un seul mandataire judiciaire, de sorte que le jugement déféré doit être infirmé sur ce point.

Contrairement à ce que soutiennent les administrateur et mandataire judiciaires, leur requête en doublement des organes de la procédure déposée le 17 octobre 2019, donc postérieurement à l'appel, et sur laquelle il n'a pas été encore statué, ne le rend pas sans objet, eu égard à son effet dévolutif.

En conséquence, l'appel du ministère public est fondé sur ce point, et le doublement des organes est ordonné par la cour, qui désigne en outre :

- ès qualités d'administrateur judiciaire : la SELARL FHB représentée par Me Hélène B. - [...],

- ès qualités de mandataire judiciaire : la SELARL B. représentée par Me Geoffroy B. - [...].

La désignation de l'administrateur judiciaire

Le premier juge a estimé utile de désigner la SELARL AJ UP prise en la personne de Me Eric E.-M. en qualité d'administrateur judiciaire, ce dernier étant antérieurement mandataire ad hoc, comme autorisé par la disposition récente de la loi Pacte.

Sur le fondement de l'article L 621-4 du code de commerce (applicable au redressement judiciaire par l'article visé par la Société L. 631-9), en reprenant la réquisition du procureur de la république lors de l'audience devant le premier juge et en indiquant la nécessité d'un nouveau regard sur la situation de la Société, en grandes difficultés que le mandat ad hoc n'a pas permis de résoudre, le ministère public critique la désignation de Me E.-M. en qualité d'administrateur judiciaire.

Il l'estime inopportune pour deux motifs, le premier en raison de sa précédente qualité de mandataire ad hoc et le second en raison de l'implantation de cet administrateur judiciaire à Lyon.

Sur ce second motif, dès lors que la cause reste suivie par le tribunal de commerce de Saint-Etienne, aucune raison ne conduit à décharger Me E.-M., administrateur lyonnais, eu égard à l'absence de cause d'incompatibilité révélée, pas plus celle qui aurait dû conduire la juridiction lyonnaise à se dessaisir si ce présent arrêt avait retenu sa compétence. Rien ne permet de suspecter Me E.-M. d'un manque d'indépendance, et ce dernier dispose de bureaux à Saint-Etienne.

Sur le premier motif, tiré de la précédente qualité de mandataire ad hoc de Me E.-M., ce fait induit au contraire en l'espèce le maintien de sa désignation, étant souligné comme le disent à juste titre les administrateur et mandataire judiciaire et la Société, que le mandat ad hoc a préparé la procédure collective susceptible de suivre. En effet, l'importance des diligences accomplies durant le mandat ad hoc d'une année (21 septembre 2018 - 30 septembre 2019) qui a précédé la demande d'ouverture est avérée, constituées notamment dans l'engagement des discussions entre les sociétés du groupe, avec les établissements financiers (dont BpiFrance Financement), avec la CCSF (Commission des chefs de services financiers) de la Loire des 16 mai et 9 août 2019 ayant abouti à un accord des établissements financiers pour le maintien des crédits de court terme, et un accord pour le maintien du contrat d'affacturage, sans compter des discussions avec les sociétés Renault et Groupement des Concessionnaires Renault GCR concernant Exadis l'autre société d'exploitation du groupe.

De plus, l'adjonction d'un second administrateur est de nature à garantir l'impartialité requise, et le respect des impératifs d'ordre déontologique.

En conséquence, par motifs adoptés, le ministère public est débouté de son appel de ce chef.

Enfin, les dépens d'appel sont tirés en frais privilégiés de procédure, comme le sollicitent les organes de la procédure collective et la Société.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement et par arrêt de défaut, dans les limites de l'appel,

Rejette les demandes des SELARL AJ UP et MJ Alpes ès qualités respectivement d'administrateur et mandataire judiciaires de la Société L. Père et Fils visant la caducité et l'irrecevabilité des appels et demandes du ministère public,

Retenant un chiffre d'affaires inférieur à 40 millions d'euros, dit que le tribunal de commerce de Saint-Etienne, pourvu du pouvoir juridictionnel de statuer, est compétent pour suivre la procédure collective concernant la Société L. Père et Fils, et déboute le ministère public de son appel visant au renvoi de la procédure devant le tribunal de commerce spécialisé de Lyon,

Dit sans objet l'appel du ministère public sur la désignation du juge commissaire, eu égard à la désignation de M. Claude D. par ordonnance du président du tribunal de commerce de Saint-Etienne du 7 octobre 2019,

Confirme le jugement déféré en ce qu'il a désigné la SELARL AJ UP représentée par Me Eric E.-M. en qualité d'administrateur judiciaire,

Infirme le jugement déféré en ce qu'il n'a désigné qu'un seul administrateur judiciaire et un seul mandataire judiciaire,

Statuant à nouveau sur ce point, désigne en outre :

  • ès qualités d'administrateur judiciaire : la SELARL FHB représentée par Me Hélène B. - [...],
  • ès qualités de mandataire judiciaire : la SELARL B. représentée par Me Geoffroy B. - [...],

Dit que les dépens d'appel sont tirés en frais privilégiés de procédure.