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Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 5 mars 1990, n° 89/020020

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Au Pain Blanc (SARL)

Défendeur :

Tagliajoli

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Hannoun

Conseillers :

M. Canivet, M. Guerin, Mme Simon, Mme Favre

Avocat :

Me Mussat

Cons. conc., du 3 oct. 1989

3 octobre 1989

Vu les mémoires, pièces et documents déposés au greffe à l’appui du recours.

Les principales collectivités et établissements publics de la Corse du Sud utilisent la procédure de l’appel d’offres (semestriel ou annuel) pour leur approvisionnement en pain, viennoiserie et pâtisserie. Ce marché se caractérise par le nombre extrêmement réduit des entreprises qui y participent.

Pour la période 1977-1988, huit des quatre-vingt-dix-huit boulangeries de la région ont soumissionné au moins une fois, et deux d’entre elles, la SARL Au Pain Blanc et la boulangerie Tagliajoli, ont toujours participé à ces procédures d’appel d’offres.

Il est constant que, de 1977 à 1987, la SARL Au Pain Blanc a été régulièrement adjudicataire du marché offert par l’hôpital de la Miséricorde, et que, depuis 1983, elle obtient également celui proposé par le groupement d’achat des établissements scolaires et de la maison d’arrêt d’Ajaccio.

De son côté, la boulangerie Tagliajoli est, depuis 1977, toujours attributaire de l’appel d’offres formulé par l’hôpital de Castellucio.

Pour tenter d’obtenir de meilleurs prix en faisant jouer la concurrence, les deux établissements hospitaliers sus-indiqués ont, pour le deuxième semestre 1987, présenté un appel d’offres groupé.

La SARL Au Pain Blanc et la boulangerie Tagliajoli y ont toutes deux soumissionné pour un prix identique (6,31 F TTC par kilogramme).

Les établissements publics concernés, qui ont estimé cette offre trop élevée, n’ont pas donné suite à cette soumission. Ils ont organisé un deuxième appel d’offres lors duquel la SARL .Au Pain Blanc a maintenu sa proposition antérieure, tandis que, sans que rien ne le justifie, la boulangerie Tagliajoli a proposé le prix de 6,43 F TTC par kilogramme.

La SARL Au Pain Blanc a été déclarée adjudicataire de ce marché, mais, par une lettre du 1 juillet 1987, elle a informé le centre hospitalier de Castellucio qu’il ne lui serait pas possible d’assurer les livraisons prévues «... pour cause d’éloignement... ».

Contraint de passer un marché de gré à gré, cet établissement public a alors contacté son fournisseur habituel, la boulangerie Tagliajoli, qui lui a consenti un prix de 5,80 F TTC par kilogramme, inférieur à celui qu’elle avait auparavant proposé lors des deux appels d’offres d’achat groupé des semaines précédentes.

En 1988, les hôpitaux de la Miséricorde et de Castellucio, qui avaient effectué une seconde tentative d’achat groupé aussi infructueuse que la précédente, ont renoncé à ce genre de marché et sont revenus à leur pratique antérieure en lançant des appels d’offres séparés.

La SARL Au Pain Blanc, qui a proposé un prix de 5,56 F inférieur à celui de 6,33 F offert par la boulangerie Tagliajoli, a obtenu le marché de l’hôpital de la Miséricorde dont elle était adjudicataire depuis 1977, tandis qu’une nouvelle venue, la boulangerie Davoli, qui avait soumissionné pour un prix de 5,92 F inférieur à celui de 6,00 F proposé par la boulangerie Tagliajoli, a été déclarée attributaire de l’appel d’offres émis par l’hôpital de Castellucio.

Au deuxième trimestre 1988 la boulangerie Tagliajoli, qui avait réduit considérablement ses prix (5,70 F TTC par kilogramme), s’est vu néanmoins préférer la société Davoli (5,90 F TTC par kilogramme) dont les prestations avaient été jugées supérieures aux siennes.

La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes ayant trouvé singulier le comportement de la SARL Au Pain Blanc et celui de la boulangerie Tagliajoli, a diligenté une enquête au vu des résultats de laquelle elle a conclu à l’existence d’une entente illicite entre ces deux commerçants.

Par une décision (n° 89 D 32) du 6 octobre 1989, le Conseil de la concurrence, saisi de ces faits, a estimé que les pratiques de ces deux entreprises avaient eu pour objet et pouvaient avoir pour effet d’empêcher ou de fausser le jeu de la concurrence, ce qui tombe sous le coup des dispositions de l’article 7 de l’ordonnance du 1 décembre 1986 sans que les dispositions de l’article 10 du même texte puissent recevoir application.

Il a infligé une sanction pécuniaire de 200000 F à la SARL Au Pain Blanc et de 80000 F à la boulangerie Tagliajoli et il a ordonné une mesure de publication dont il a précisé les conditions.

La société Au Pain Blanc et M. Charles Tagliajoli ont formé contre cette décision, à laquelle il est fait référence, le recours prévu à l’article 15 de l’ordonnance susindiquée.

Concluant par jeux d’écritures distincts ces parties soutiennent notamment :

- que le Conseil de la concurrence n’a pas tenu compte de la spécificité du marché public de fourniture de pain en Corse-du-Sud ;

- qu’elles deux mises à part, aucune des quatre-vingt-seize autres boulangeries de la région ne soumissionne régulièrement, et, lorsqu’il leur arrive occasionnellement de le faire, les prix qu’elles pratiquent alors sont trop élevés pour que leur offre soit retenue ;

- que le marché public concerné est de taille extrêmement « modeste » et ne représente qu’une infime proportion de leur chiffre d’affaires global; qu’il entraîne pour elles des contraintes particulières d’horaires, d’embauche de personnel supplémentaire, de livraisons fréquentes et régulières, ce qui les oblige à exposer des frais considérables ;

- que seule le désir d’assurer le plein emploi de leurs salariés respectifs et de ménager pour l’avenir les chances de leur entreprise les détermine à soumissionner ;

- que le comportement qui leur est reproché est celui de la plupart des commerçants qui soumissionnent à ce genre de marché, ce que les collectivités publiques n’ignorent pas.

Considérant qu’il est établi et d’ailleurs non contesté par les parties que depuis plusieurs années, et sauf dans les deux cas qui ont été ci-dessus rappelés, la SARL Au Pain Blanc et la boulangerie Tagliajoli se sont, par le jeu concerté des offres qu’elles ont formulées, partagé le marché d’approvisionnement en pain, viennoiserie et pâtisserie des principales collectivités et établissements publics de la Corse-du-Sud ;

Que la boulangerie Tagliajoli a été ainsi régulièrement et pendant plusieurs années adjudicataire du marché de l’hôpital de Castellucio tandis que la SARL Au Pain Blanc était attributaire de ceux de l’hôpital de la Miséricorde et du groupement d’achat des établissements scolaires et de la maison d’arrêt ;

Qu’en soumissionnant dans les conditions qui ont été ci-dessus rappelées pour l’obtention de marchés dont elles ne désiraient pas l’attribution, ces deux commerçantes ont par le jeu de «couvertures» croisées auquel elles se sont livrées contrevenu aux dispositions de l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, leur action concertée ayant favorisé artificiellement la hausse des prix en faisant obstacle à leur fixation par le libre jeu du marché ;

Considérant en effet qu’il est établi que, de 1985 à 1988, le prix du pain sur les marchés publics concernés a subi une hausse de 20,8 p. 100 pour l’hôpital de Castellucio, de 14,50 p. 100 pour l’hôpital de la Miséricorde et de 13,2 p. 100 pour le groupement d’achat sus-indiqué, tandis que l’indice mensuel des prix à la consommation (INSEE) augmentait dans le même temps de 8,7 p. 100 ;

Considérant que l’argumentation développée par les deux entreprises considérées pour justifier un tel comportement ne résiste pas à l’examen ;

Que la spécificité du marché et les contraintes qu’elles entraîneraient pour elles ne sont pas établies et qu’elles ne les ont en tout état de cause pas dissuadés de soumissionner systématiquement pendant plusieurs années consécutives pour l’obtention de marchés qu’elles décrivent pour tant comme peu rentables ou qu’elles savaient par avance ne pas devoir accepter ;

Considérant que en soumissionnant et en proposant de façon délibérée un prix extrêmement bas afin d’obtenir un contrat dont elles savaient par avance qu’une fois acquis elles ne l’exécuteraient pas, elles ont permis à l’autre entreprise, contacté de gré à gré après leur défection, d’imposer si elles le voulaient aux établissements publics concernés un prix supérieur à celui résultant de procédures d’appels d’offres normalement suivies ;

Que le fait qu’elles aient, seules et dans ces conditions, soumissionné jusqu’à une période récente pour l’obtention de ces marchés publics démontre que leur entente a eu pour effet d’écarter la concurrence des autres entreprises puisqu’il est établi que la participation exceptionnelle de la boulangerie Davoli en 1987 a permis d’écarter l’entreprise Tagua- joli du marché considéré ;

Considérant d’autre part que, compte tenu de leur structure différente (artisanale pour la boulangerie Tagliajoli et industrielle pour la SARL Au Pain Blanc), la fixation par elles de prix identiques ou extrême ment voisins pour des prestations similaires ne peut s’expliquer que par l’entente illicite à laquelle elles ont procédé et par la certitude qu’elles avaient toutes deux d’obtenir en définitive le marché qu’elles convoitaient ce qui n’était pas de nature à les inciter à proposer un prix plus avantageux ;

Que, dans ces conditions, c’est à bon droit par des motifs pertinents que la Cour adopte, que le Conseil de la concurrence dont la décision sera confirmée en toutes ses dispositions a fait application en la cause des dis positions de l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, et qu’il a justement fixé les sanctions notamment celles d’ordre pécuniaire qu’il a infligées à ces deux entreprises.

Par ces motifs, la cour :

Rejette le recours formé contre la décision n° 89-D-32 rendue le 6 octobre 1989 par le Conseil de la concurrence ;

Condamne in solidum la SARL Au Pain Blanc et l’entreprise Tagliajoli aux dépens.