CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 2 avril 1996, n° 95/7159
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
JYD " La Cabane Bambou " (SARL), Perception de la rémunération équitable (Sté)
Défendeur :
Ministre de l'Economie, des Finances et du Budget
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bargue
Conseillers :
Mme Beauquis, M. Weill
Avocats :
Me Gautreau, Me Martin
Vu les mémoires, pièces et documents déposés au greffe à l’appui du recours ;
La société JYD « La Cabane Bambou » exploitant un commerce de discothèque (ci-après, la requérante) a formé un recours en annulation contre la décision n° 95-D-20 rendue le 28 février 1995 par le Conseil de la concurrence (le Conseil) qui a déclaré irrecevable sa demande tendant à ce qu’il soit mis fin aux pratiques mises en œuvre par la Société civile pour la perception de la rémunération équitable de la communication au public des phonogrammes de commerce, dite « la SPRE », qu’elle estime constitutives d’un abus de position dominante. Le Conseil a, en conséquence, dit n’y avoir lieu au prononcé des mesures conservatoires sollicitées par la requérante.
Cette instance a été introduite dans les circonstances suivantes :
La SPRE est une société civile ayant pour objet la perception, auprès des utilisateurs de phonogrammes, d’une rémunération équitable des interprètes et producteurs et son reversement aux bénéficiaires ;
Estimant que la SPRE, seule société française à exercer cette activité, se trouve en position de monopole sur le marché de cette prestation et abuse de cette position en pratiquant des discriminations à son égard à raison de son appartenance au syndicat BEMIM-AFEDD, la requérante a saisi le Conseil qui a rendu la décision ci-dessus rappelée au motif essentiel qu’aucune des pratiques invoquées n’était discriminatoire.
Au soutien de son recours en annulation, la requérante fait valoir tout d’abord que :
- le délai que lui a donné le Conseil pour examiner et contester l’ensemble des pièces présentées par la SPRE, pas plus que le caractère purement verbal des observations formulées par le rapporteur, n’ont permis l’instauration d’un débat contradictoire avant et pendant l’audience et qu’ainsi le principe de la contradiction a été méconnu ;
- c’est à l’entreprise en position dominante, en l’espèce la SPRE, qu’incombe de prouver puis de justifier les agissements qui lui sont opposés et non à l’entreprise isolée de faire la preuve que l’ensemble des entreprises concurrentes ont toutes bénéficié d’un régime préférentiel dont elle a pu avoir connaissance. En statuant comme il l’a fait, le Conseil a méconnu le régime et la charge de la preuve.
Sur le fond, la requérante, qui prétend que le barème fixé par la commission, expiré en octobre 1992, aurait dû être négocié avec le syndicat BEMIM, reproche à la SPRE d’avoir écarté celui-ci, dont elle est adhérente, des négociations et de la commission prévue à l’article 24 de la loi du 3 juillet 1985.
Elle expose que :
- les discothèques adhérentes du BEMIM se verraient imposer un tarif plus élevé du fait de leur appartenance à ce syndicat, la discrimination étant opérée par la SPRE par le mode de calcul de la rémunération et les délais de paiement ainsi que par l’octroi de subventions ;
- les discothèques seraient poursuivies sur la base des déclarations de chiffre d’affaires communiqués par l’administration fiscale ;
- les discothèques adhérentes au BEMIM font seules l’objet de poursuites judiciaires en recouvrement des rémunérations, de la part de la SPRE ;
- la SPRE a fait une application abusive du barème réglementaire fixé par commission en septembre 1987 au-delà de sa durée expirant en octobre 1992 et devait négocier un nouveau barème avec le BEMIM-AFEDD, comme avec les autres syndicats ;
- la SPRE a fait utilisation de manœuvres déloyales en falsifiant un texte qualifié de réglementaire et en revendiquant le bénéfice du privilège instauré par l’article L. 131-8 du code de la propriété intellectuelle ;
- elle refuse de faire connaître son répertoire et s’approprie la rémunération due aux artistes interprètes et producteurs étrangers couverts par les conventions internationales.
La requérante demande à la cour de céans de poser à la Cour de justice des Communautés européennes une question préjudicielle relative à l’interprétation de l’article 86 du traité de Rome et de surseoir à statuer sur les demandes de la SPRE concernant les années 1988 à 1994 dans l’attente du résultat des investigations du Conseil de la concurrence.
La SPRE conclut au rejet du recours en faisant observer que les divers griefs qui lui sont faits reposent soit sur des faits inexistants, soit sur des appréciations qui échappent à la compétence du Conseil de la concurrence.
Le ministre de l’économie considère, dans ses observations, que la procédure suivie devant le conseil est régulière. Sur le fond, il n’estime qu’aucun des griefs faits par les requérants à la décision attaquée n’est fondé. Usant de la faculté de présenter des observations écrites que lui réserve l’article 9 du décret n° 87-849 du 19 octobre 1987, le Conseil de la concurrence fait observer que :
- c’est à la partie saisissante qu’il incombe de produire au moins un commencement de preuve ;
- les désignations critiquées par le BEMIM-AFEDD et ses adhérents sont déterminées par arrêté du ministre chargé de la culture dont le contentieux relève du Conseil d’Etat ;
- les requérants n’apportent aucun élément probant permettant d’établir qu’il y aurait eu discrimination et le fait d’appliquer à tous, au-delà de la cinquième année, le barème fixé pour cette dernière année ne démontre en rien une discrimination.
Le ministère public a conclu oralement au rejet du recours.
Sur quoi, la cour :
Sur les moyens tirés du non-respect du principe de la contradiction :
Considérant que la société JYD soutient que la procédure devant le Conseil a été menée en méconnaissance du principe de la contradiction au motif, d’une part, qu’elle a eu connaissance insuffisamment de temps avant l’audience de quarante pièces et d’un constat d’huissier communiqués par la SPRE et, d’autre part, que les observations orales du rapporteur et du rapporteur général à l’audience ne lui ont pas permis de faire valoir une argumentation pleinement contradictoire ;
Mais considérant que l’acte de saisine déposé par la société JYD avait pour objet l’octroi de mesures conservatoires relevant de la procédure d’urgence prévue à l’article 12 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Que dans le cadre de cette procédure d’urgence, au regard de laquelle doivent s’apprécier les délais donnés aux parties pour produire leurs observations et dont la requérante a librement fait le choix, celle-ci a été convoquée le 8 février 1995 pour la séance du Conseil du 28 février; qu’elle a pu consulter les pièces et le mémoire de la SPRE à partir du 21 février et a disposé, en conséquence, d’un délai raisonnable pour conclure utilement au vu desdites pièces ;
Considérant encore que les débats devant le Conseil, lors de la séance du 28 février, se sont déroulés conformément aux dispositions relatives à ladite procédure ; qu’au cours de ces débats ont été entendus successivement le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les parties qui ont pu faire valoir leurs observations orales ; que le moyen pris de la violation du principe de la contradiction n’est, dès lors, pas fondé ;
Sur le fond :
Considérant que la société JYD prétend que la preuve de l’abus de position dominante qu’elle reproche à la SPRE résulte du faisceau de présomptions constitué des agissements suivants :
En ce qui concerne le grief de discrimination fonctionnelle :
Considérant que la requérante critique la SPRE d’avoir écarté le syndicat BEMIM-AFEDD de la commission prévue à l’article 24 de la loi du 3 juillet 1983 ainsi que des négociations tendant à la conclusion des accords collectifs préalables sur le barème des droits ;
Mais considérant qu’aux termes de l’article L. 214-4, alinéa 2, du code de la propriété intellectuelle, les organisations appelées à désigner les membres de la commission chargée d’arrêter le montant et les modalités de versement de la rémunération équitable, sont déterminées par arrêté du ministre chargé de la culture; que la SPRE ne dispose d’aucun pouvoir de désignation des membres de cette commission dont la composition, et en particulier la participation de la SPRE « comme seul représentant des bénéficiaires du droit à rémunération », a été jugée légale par le Conseil d’Etat dans sa décision du 5 juillet 1989 ;
Que le BEMIM, dont le caractère d’organisation représentative n’a pas été reconnu par cette même décision, n’a pas, aux termes de l’article L. 2 14-3 du même code, qualité pour signer un accord collectif relatif au barème des droits ;
Que le grief tiré de la nouvelle composition de la commission résultant de l’arrêté du 24 septembre 1993 est inopérant dès lors que le barème, en application duquel la SPRE effectue la perception, a été fixé par décision de la commission en date du 9 septembre 1987 et donc, dans sa composition de 1987, jugée régulière ;
Considérant, enfin, qu’il résulte des correspondances échangées avec le BEMIM que la SPRE a engagé des négociations avec cet organisme en vue de la conclusion d’un accord pour la mise en œuvre de la décision de la commission du 9 septembre 1987 ; que le BEMIM ayant, sur ce point, indiqué par courrier du 23 février 1987 « ne pouvoir y adhérer tant que le contentieux SACEM-BEMIM n’aura pas trouvé une solution définitive », il est, dès lors, établi qu’il s’est lui-même exclu desdites négociations.
En ce qui concerne le grief de discrimination tarifaire :
Considérant que la société JYD estime que les discothèques adhérentes au BEMIM font, de la part de la SPRE, l’objet, pour la fixation du montant de la rémunération, d’une discrimination individuelle tenant au mode de calcul et aux délais de paiement ;
Mais considérant qu’il résulte des documents produits que si la SPRE a conclu, avec un certain nombre d’organisations professionnelles, des conventions leur accordant des avantages consistant en des réductions d’assiette, c’est en contrepartie d’obligations acceptées par elles et clairement définies telles que, notamment, la production de documents permettant l’établissement de l’assiette de la redevance ;
Que ces contreparties objectives, appliquées aux discothèques sans exclusive, permettent à la SPRE de garantir la régularité des paiements, de se prémunir contre les risques de fraude, de réduire les frais de contrôle et de perception et d’assurer de façon plus générale sa mission d’incitation au développement de la musique ;
Que l’information concernant les conditions d’octroi de ces avantages a été largement répandue dans le milieu professionnel, notamment par des circulaires diffusées par la SPRE ;
Qu’il est établi que la SPRE applique cette convention, sans discrimination, y compris aux exploitants de discothèques adhérents au BEMIM sous la seule réserve qu’ils répondent aux conditions objectives d’octroi desdits avantages ;
Que la requérante ne démontre pas que ceux-ci leur auraient été refusés alors même qu’elle aurait proposé d’en exécuter la contrepartie, étant souligné qu’au contraire le président du BEMIM a, au nom de celui-ci, expressément refusé de souscrire à la convention proposée par la SPRE; que la société JYD ne justifie pas davantage l’octroi par la SPRE, qui le conteste, de subventions dont la répartition serait discriminatoire ;
Considérant que l’affirmation de la requérante selon laquelle les discothèques seraient poursuivies sur la base des déclarations de leur chiffre d’affaires communiquées par l’administration fiscale est contredite par la lettre du ministre du budget en date du 24 septembre 1992 qui reconnaît à la SPRE la qualité de bénéficiaire des dispositions de l’article L. 163 du livre des procédures fiscales ;
Qu’il apparaît que l’assiette retenue par la SPRE est celle fixée par l’article L. 214-1 du même livre et non, ainsi que le soutient la requérante, le chiffre d’affaires global de l’entreprise ;
En ce qui concerne le grief de discrimination dans les poursuites judiciaires en recouvrement :
Considérant que la requérante reproche aussi à la SPRE d’exercer, de façon discriminatoire à l’égard des seuls adhérents du BEMIM, des poursuites judiciaires à l’encontre des exploitants de discothèques qui n’acquittent pas le versement des droits ;
Mais considérant qu’aucun élément de fait ne vient étayer cette affirmation qui se trouve au contraire contredite par un constat d’huissier aux termes duquel il apparaît que, sur soixante-sept assignations en paiement délivrées par la SPRE, trente-trois concernent des discothèques non adhérentes au BEMIM ;
En ce qui concerne le grief de l’application abusive du barème réglementaire au-delà de sa durée :
Considérant que la requérante fait valoir que le barème de la rémunération fixé par la commission au mois de septembre 1987 est expiré depuis le mois d’octobre 1992 et que la SPRE devrait négocier un nouveau barème avec le BEMIM, comme avec les autres organisations syndicales ;
Mais considérant que la contestation ainsi soulevée est relative, en réalité, à l’interprétation de la portée de la décision réglementaire qui fixe le barème sans limitation de durée, au regard des dispositions de l’article L. 2 14-3 du code de la propriété intellectuelle limitant à cinq ans la durée des accords collectifs; que ce contentieux échappe à la compétence tant du Conseil de la concurrence que de la cour d’appel de Paris statuant sur les recours formés à l’encontre de ses décisions ;
Qu’il n’est, en tout état de cause, aucunement établi que la prorogation de l’application du barème au-delà de son échéance serait discriminatoire, dans la mesure où ladite prorogation concerne l’ensemble des assujettis au paiement de la rémunération et non certaines catégories d’entre eux ;
Que ni la sanction éventuelle de l’usage imputé à la SPRE d’une reproduction falsifiée du texte de la décision de la commission du 7 octobre 1987 ni la revendication du bénéfice du privilège instauré par l’article L. 13 1-8 du code de la propriété industrielle et dont le bien-fondé peut faire l’objet d’une contestation devant les juridictions compétentes ne relèvent davantage du champ de compétence du Conseil; que cette revendication et cette reproduction ne sauraient constituer, par elles-mêmes, un abus de position dominante ;
En ce qui concerne la perception par la SPRE de la rémunération au profit de bénéficiaires étrangers et le refus de communication de répertoire :
Considérant que la requérante reproche encore à la SPRE de s’approprier la rémunération due aux artistes interprètes et aux producteurs phonographiques étrangers couverts par les conventions internationales et de refuser de faire connaître son répertoire ;
Mais considérant que la société JYD ne saurait se prétendre victime d’un abus de position dominante de la part de la SPRE dès lors que l’utilisation de phonogrammes en France, dans les conditions prévues par une disposition législative, l’article L. 214-1 du code de la propriété intellectuelle, la rende de plein droit redevable de la totalité de la rémunération prévue par ce texte ;
Que la rémunération équitable est légalement due dès lors qu’il y a utilisation de phonogrammes sur le territoire français, la loi et le barème ne faisant intervenir, pour le calcul de la rémunération équitable, aucun critère tiré de la nationalité desdits phonogrammes ;
Qu’en ce qui concerne les étrangers, la répartition à leur profit doit s’effectuer dans le respect des conventions internationales et, à supposer même que ce reversement ne soit pas en réalité effectué par la SPRE, la société JYD ne démontre pas en quoi la méconnaissance desdites conventions par la SPRE au préjudice des étrangers constituerait, à son égard, un abus de position dominante ;
Que la société JYD ne saurait, à ce sujet, sérieusement soutenir que la SPRE est composée de tous les représentants des bénéficiaires de la rémunération équitable, y compris les étrangers, en la personne notamment de multinationales anglo-saxonnes ou japonaises de la production internationale et, tout à la fois, que la SPRE s’approprierait indûment une partie de la rémunération équitable qui leur est due; qu’il apparaît en effet pour le moins infondé de prétendre que les étrangers privés de leur rémunération ne seraient pas, dans ces conditions, en mesure de faire valoir leurs droits auprès de la SPRE; que la société JYD n’indique pas en quoi il en résulterait qu’elle serait, en définitive, la victime ;
Qu’il n’est pas établi, par ailleurs, que le refus par la SPRE de communiquer le répertoire d’artistes et producteurs dont les droits sont perçus par elle, a un objet ou une potentialité anticoncurrentielle sur le marché de référence ;
Considérant enfin que la requérante fait grief au Conseil d’avoir inversé la charge de la preuve, en décidant qu’il lui incombait de réunir, avant la saisine, la preuve complète des griefs qu’elle dénonçait alors qu’il appartenait à la SPRE de justifier les agissements à elle reprochées ;
Mais considérant qu’aucun texte ne créant de présomption d’abus à l’encontre d’une entreprise en position dominante, la charge de la preuve des pratiques susceptibles de constituer cet abus incombe, conformément au droit commun de la preuve, à l’entreprise qui les allègue ;
Considérant, dès lors, que, saisi par une partie d’une demande de mesures conservatoires sur le fondement de l’article 12 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, le Conseil devait, ainsi qu’il y a très exactement procédé conformément à l’article 19 du même texte, rechercher si les faits qui lui étaient dénoncés étaient appuyés d’éléments suffisamment probants que ces éléments n’étant pas réunis, ainsi qu’il vient d’être dit, il n’appartenait pas au Conseil de suppléer à la carence des parties dans l’administration de la preuve ;
Considérant, en conséquence, que les pratiques alléguées n’étant pas susceptibles d’être qualifiées au regard de l’article 8 invoqué par la requérante, le recours ne peut qu’être rejeté ;
Que ce rejet s’entend de toutes les demandes formulées par la requérante en ce compris la demande, dont il n’y a pas lieu d’examiner le bienfondé en raison de l’irrecevabilité de la saisine du Conseil, faite à la cour, de poser à la Cour de justice des Communautés européennes une question préjudicielle sur l’interprétation de l’article 86 du traité de Rome,
Par ces motifs :
Rejette le recours formé par la société JYD « La Cabane Bambou » à l’encontre de la décision n° 95-D-20 rendue le 28 février 1995 par le Conseil de la concurrence ;
Condamne la société JYD « La Cabane Bambou » aux dépens.