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Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 31 mai 1996, n° 95-16962

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Bonicoli TP (SA), Redland Route Sud (SA), Ministre de l'Economie et des Finances

Défendeur :

Manie Bat (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Feuillard

Conseillers :

Mme Mandel, M. Weill

Avocats :

Me Voillemot, Me Matignon

Cons. conc., du 6 juin 1995

6 juin 1995

Vu les mémoires, pièces et documents déposés au greffe à l’appui des recours ;

Saisi par le ministre de l’économie de pratiques anticoncurrentielles relevées lors du marché d’aménagement du site de l’abbaye de Saint-Roman à Beaucaire, le Conseil de la concurrence (section I), par décision n° 95-D-41 du 6 juin 1995, a infligé les sanctions pécuniaires suivantes aux sociétés ci-après désignées :

250 000 francs à Redland Route Sud SA;

200000 francs à Bonicoli TP SA;

18000 francs à Courene SARL;

17 000 francs à Ferri Frères SARL

Outre ces quatre sociétés, étant précisé que Redland Route Sud venait aux droits de la société Caltrans TP qui était sa filiale à 100 % et qu’elle a absorbée début 1993, avec effet rétroactif au 1er janvier 1992, était concernée par le dossier la société Manie Bat SARL La Société Bonicoli TP est également filiale à 100% de Redland Route Sud. M. Callet était directeur général de Caltrans TP et de Bonicoli TP et directeur de Redland Route Sud.

L’affaire concerne l’appel d’offres pour l’aménagement du sentier des Moines du site de l’abbaye de Saint-Roman à Beaucaire, marché comprenant quatre lots et les travaux étant attribués à des entreprises séparées. L’appel d’offres a été déclaré infructueux ; une procédure de négociation a été menée pour le lot n°1, attribué en définitive à Bonicoli TP, et un second appel d’offres lancé pour les lots n°2 à n°4, ce dernier étant attribué à Courene.

Le Conseil a relevé des pratiques anticoncurrentielles en les quatre sociétés sanctionnées en ce qui concerne le lot n°1 mais a estimé qu’il n’était pas établi qu’il y ait eu concertation entre Manie Bat, Ferri Frères et Bonicoli TP pour le lot n°4.

Les sociétés Bonicoli TP et Redland Route Sud ont formé un recours en annulation, subsidiairement en réformation de la décision.

Le ministre de l’économie a formé un recours incident en annulation partielle de la décision.

La société Bonicoli TP soutient que les échanges d’informations entre elle-même et Caltrans TP n’étaient pas de nature à fausser le jeu de la concurrence ni à tromper le maître d’ouvrage sur la réalité et l’étendue de la concurrence sur le marché considéré, ces échanges s’inscrivant dans le cadre de rapports de sous-traitance destinés à parvenir à une meilleure utilisation des capacités de chaque entreprise ; qu’il s’agissait de deux entreprises n’ayant pas d’autonomie commerciale (identité d’actionnaires et de direction) ; que les maîtres d’œuvre et d’ouvrage étaient avertis que les deux entreprises avaient établi leurs offres en commun ; qu’il était justifié cependant que les deux sociétés présentent des offres séparées pour tenir compte des écarts de prix de revient dus à la différence des équipements, du savoir-faire, des salariés... ; qu’ainsi l’offre de Caltrans n’était pas une offre de couverture et la concertation a été réalisée en toute transparence ;

Qu’aucune entreprise n’était capable de réaliser directement les quatre lots, qui relevaient de métiers différents; que les entreprises n’avaient d’autre choix que de recourir au service de sous-traitants ; que l’identité des offres Bonicoli/Ferri et Caltrans/Courene sur le lot n°1 s’explique de cette manière que l’identité des prix, loin de démontrer la concertation anticoncurrentielle, « l’exclut nécessairement ».

Subsidiairement, elle soutient que l’article 10-2 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 doit recevoir application.

Plus subsidiairement, elle prétend qu’elle n’a pas pris une part déterminante dans l’organisation des pratiques en cause, la cour étant priée d’en tirer toutes conséquences quant au montant de la sanction pécuniaire quilui a été infligée.

La société Redland route sud conclut dans le même sens, en soulignant que devrait être retenu le chiffre d’affaires de Caltrans (17,93 millions de francs en 1991, 16,18 millions de francs en 1993) qu’elle a absorbée postérieurement à la date des pratiques sanctionnées ; que le sanction prononcée est disproportionnée à la situation de l’entreprise en cause.

Le ministre de l’économie conclut à l’annulation de la décision du Conseil en ce qu’elle concerne les pratiques portant sur le lot n°4, estimant que Bonicoli TP et Manie Bat, de même que Ferri Frères et Manie Bat, ont échangé des informations avant l’ouverture des plis, qui ont porté sur le contenu des offres des sociétés concernées et sur leur intérêt pour le marché en cause. Il demande en conséquence qu’une sanction soit prononcée contre Manie Bat à hauteur de 25 000 francs et que les sanctions infligées à Bonicoli TP et Ferri Frères soient portées respectivement à 300 000 francs et 25 000 francs.

Sur les recours principaux, il observe que les offres des sociétés incriminées étaient bien surévaluées, supérieures de 20 à 92 % aux estimations pour le lot n°1, et que Bonicoli TP a réduit de 17 % le montant de sa soumission lors du marché négocié après que l’appel d’offres a été déclaré infructueux. Il fait valoir pour l’essentiel que Bonicoli et Caltrans n’avaient entre elles aucune autonomie commerciale et que la circonstance que le maître d’ouvrage ait connu l’existence de leurs liens ne les exonère pas de l’obligation d’informer ce dernier que leurs offres avaient été établies en commun lors que ces sociétés avaient des spécialités différentes ; que Caltrans a bien fait une offre de couverture ; que l’existence de projets d’accords de sous-traitance n’est pas prouvée à propos du lot n°1, ni d’ailleurs du lot n°4, le maître d’ouvrage ayant de toute manière été trompé sur l’étendue et la réalité de la concurrence existant entre les entreprises soumissionnaires.

Il ajoute que l’argument, selon lequel les pratiques en cause auraient été bénéfiques au maître d’ouvrage, ne saurait être retenu puisque le choix de celui-ci n’a pas été élargi, que la concurrence a été restreinte et que les offres ont toutes été supérieures aux estimations.

Il estime que Redland Route Sud ne démontre pas que l’activité de Caltrans mettait en œuvre des techniques et matériels spécifiques; que les pratiques qui ont été mises en œuvre par Bonicoli à propos des deux lots sont graves.

La société Manie Bat, mise en cause, relève qu’il ne peut lui être reproché d’avoir, sur demande de Bonicoli, communiqué ses prix ; qu’elle n’a agi que dans le cadre de la sous-traitance et ne s’est pas concertée avec Ferri Frères. A titre subsidiaire, elle invoque l’article 10 de l’ordonnance du 1er décembre 1985.

La société Ferri Frères, dont la mise en cause a été prescrite par ordonnance du 25 septembre 1995, n’a pas conclu.

Le Conseil de la concurrence rappelle la jurisprudence sur les échanges d’informations préalables aux dépôts des offres et observe que, dans la mesure où les entreprises soumissionnaires avaient étudié en commun leurs offres, elles devaient en informer le maître de l’ouvrage. Il rappelle qu’il a considéré que la preuve d’une entente générale entre Ferri Frères, Bonicoli TP et Manie Bat sur le lot n°4 ne ressortait pas des éléments du dossier et que les indices de concertation bilatérale n’étaient pas suffisamment précis pour retenir la condamnation des entreprises. Il se réfère enfin à la jurisprudence au sujet de l’assiette des sanctions.

Les sociétés Redland Route Sud, Bonicoli TP et Manie Bat ont répliqué aux observations du ministre et du Conseil.

Le ministère public a conclu oralement au rejet des recours principaux et a déclaré s’en rapporter à l’appréciation de la cour sur le recours incident du ministre.

Sur quoi, la cour,

Considérant que les éléments factuels relevés par le Conseil ne sont pas discutés ;

Que les travaux devaient être attribués à des entreprises séparées ;

Que les faits dont le Conseil a été saisi se rapportent aux lots n°1 (terrassement) et n°4 (mobiliers signalétiques et plantations) du marché en cause;

Considérant que la société Redland Route Sud a repris les activités de sa filiale, la société Caltrans TP ;

Considérant que, si des entreprises ont des liens financiers et juridiques mais sont des personnes morales distinctes et disposent de leur autonomie commerciale et de gestion, elles doivent, lorsqu’elles répondent séparément à un appel d’offres, respecter les règles de la concurrence entre elles ;

Qu’à l’inverse les soumissions séparées à un même marché émanant d’entreprises ayant chacune la personnalité morale font présumer que chacune de ces entreprises dispose de son autonomie commerciale et de gestion, d’où il résulte qu’elles doivent respecter les règles de la concurrence entre elles ; que cette présomption ne peut être renversée que par la preuve que les sociétés ont expressément averti le maître de l’ouvrage de leur absence d’autonomie en lui indiquant notamment, s’il y a lieu, que les études préalables à la présentation des offres ont été communes ou ont fait l’objet d’échanges d’informations ;

Considérant que la pratique des offres de couverture en matière de soumissions à des marchés publics est, en soi, anticoncurrentielle par son objet ;

Sur le lot n°1 :

Considérant qu’il n’est pas contesté par les sociétés requérantes que des échanges d’informations ont eu lieu entre elles et les sociétés Ferri Frères et Courene, également soumissionnaires pour le lot n°1, préalablement à la présentation de leurs offres ;

Considérant que les sociétés Bonicoli et Caltrans appartenaient au même groupe et prétendent même qu’elles n’avaient, l’une par rapport à l’autre, aucune autonomie, leurs politiques commerciale et de production étant « étroitement coordonnées » par leur président commun ;

Mais considérant que le maître de l’ouvrage n’a pas été informé par Bonicoli et Caltrans, nonobstant leurs affirmations à ce sujet, que leurs offres avaient été réalisées en commun ;

Que ces sociétés ne peuvent se borner, pour prétendre s’exonérer de toute responsabilité, à soutenir que les échanges d’informations constatés s’inscrivaient dans le cadre de rapports de sous-traitance « destinés à pair venir à la meilleure utilisation des capacités de chaque entreprise » alors que la réalité des projets de sous-traitance n’est pas établie, que le maître d’ouvrage n’a pas été avisé de ces projets, que les lots devaient être attribués séparément et que d’ailleurs la réalité des projets de sous-traitance serait sans incidence dès lors que les offres étaient apparemment distinctes ;

Qu’elles ne peuvent davantage exciper de la notoriété publique de l’étroitesse de leurs rapports ni de la connaissance nécessaire que devait en avoir la commune de Beaucaire ;

Considérant d’ailleurs que ces sociétés insistent, pour justifier la présentation d’offres distinctes, sur les différences de réputation et d’expérience en raison des hommes qui les composent ou des chantiers qu’elles avaient réalisés; que cet argument, dont elles pensent qu’il joue en leur faveur, devait au contraire les conduire à respecter rigoureusement les règles de la concurrence entre elles ;

Considérant par ailleurs que la concertation entre les deux sociétés a permis à Caltrans de présenter une offre de couverture pour favoriser Bonicoli ;

Que l’offre de Caltrans, d’un montant global sensiblement plus élevé, ne pouvait en effet que favoriser Bonicoli dont le montant de l’offre était inférieur, peu important les variations de prix par postes, en plus ou en moins, lesquelles sont artificielles puisque ne correspondant pas réellement à des spécificités propres à l’une ou l’autre entreprise et ne répondant nullement à des contraintes particulières, étant observé sur ce point que, pour le poste « remblais » devant inclure des frais de transport, l’offre de Caltrans était inférieure à celle de Bonicoli, installée pourtant sur le site ;

Que d’ailleurs l’instruction a établi clairement que les responsables des deux sociétés réunis avant la remise des plis, avaient décidé que l’offre de Bonicoli serait la plus intéressante ;

Considérant que le 2 de l’article 10 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 ne peut recevoir application prises ;

Considérant en effet que, en matière de soumissions à des marchés publics, des échanges d’informations illicites et des offres de couverture constituent des pratiques réalisées dans l’intérêt commun des entreprises qui s’y livrent ou dans l’intérêt personnel de l’une ou l’autre de ces entreprises ;

Que ces pratiques excluent nécessairement tout profit pour le maître d’ouvrage, utilisateur au sens du texte, dont la liberté de choix se trouve par hypothèse réduite ;

Qu’il est à peine besoin de relever que la notion de progrès économique ne peut être utilement invoquée lorsqu’une pratique anticoncurrentielle sert exclusivement les intérêts commerciaux d’une ou de plusieurs entreprises ;

Considérant que Redland Route Sud ne démontre pas que l’activité de Caltrans, qu’elle a reprise, mettait en œuvre des techniques ou des matériels spécifiques ou nécessitait un personnel spécialement qualifié ;

Qu’en réalité toutes les activités de Redland Route Sud, y compris celles reprises de Caltrans, concernent le bâtiment et les travaux publics ;

Qu’il en résulte que la demande de Redland Route Sud, tendant à la prise en compte seulement de sa part de chiffres d’affaires correspondant à l’activité de Caltrans pour l’assiette de la sanction, ne peut être accueillie ;

Considérant que Bonicoli a profité de l’offre de couverture de Caltrans; qu’elle a été bénéficiaire des pratiques illicites auxquelles elle a pris une part active ;

Considérant, pour le surplus, qu’il y a lieu d’adopter les motifs du Conseil qui a exactement et complètement justifié les sanctions pécuniaires qu’il a prononcées à l’encontre des deux sociétés requérantes ;

Sur le lot n°4 :

Considérant que le ministre invoque, dans le cadre de son recours incident, les échanges d’informations qui auraient eu lieu au sujet du lot n°4 entre, d’une part, les sociétés Bonicoli et Manie Bat, d’autre part, les sociétés Ferri Frères et Manie Bat ;

Considérant que Bonicoli n’a pas soumissionné pour ce lot; que les informations qui lui ont été communiquées par Manie Bat au sujet de sa propre offre ne peuvent être retenue comme griefs alors que les deux entreprises avaient envisagé de soumissionner ensemble sous forme de groupement ;

Considérant que, en ce qui concerne Ferri Frères et Manie Bat, il n’est pas contesté que des contacts se sont noués entre les métreurs des deux entreprises, ce qui peut expliquer l’identité des prix proposés; que cependant aucun indice ne tend à établir que des relations auraient été instaurées entre les responsables des entreprises dans le but de fausser le peu de la concurrence ;

Considérant qu’il en résulte que la décision du Conseil doit être approuvée en ce qu’elle concerne le lot n°4 et que le recours incident du ministre doit être rejeté ;

Par ces motifs :

Statuant par arrêt réputé contradictoire,

Rejette les recours principaux des sociétés Bonicoli TP et Redland Route Sud contre la décision du Conseil de la concurrence n°95-D-41 du 6 juin 1995 ;

Rejette le recours incident du ministre de l’économie ;

Dit que les frais afférents à la mise en cause des sociétés Manie Bat et Ferri Frères seront supportés par le Trésor public ;

Met le surplus des dépens à la charge des sociétés requérantes principale.