CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 2 juillet 1996, n° 95-24904
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Picardie Assistance (SARL), Ambulances Vasseur (SARL), Godet Frères (SARL), JM Salingue (SARL)
Défendeur :
Ministre de 'Economie, des Finances et du Budget
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bargue
Conseillers :
Mme Thin, Mme Weill
Avocats :
Me Prudhomme, Me Salvat
Vu les mémoires, pièces et documents déposés au greffe à l’appui des recours ;
Saisi par le ministre de l’économie de pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre par des entreprises de transport sanitaire lors de la passation d’un marché avec le centre hospitalier général de Saint-Quentin, le Conseil de la concurrence (ci-après, le Conseil), par décision n°95-D-55 du 12 septembre 1995 a infligé les sanctions pécuniaires suivantes aux sociétés ci-après :
75 000 F à la SARL Etablissements Jean-Marc Salingue ;
60 000 F à la SARL Godet frères ;
65 000 F à la SARL Diffusion Médicale Ambulances Vasseur ;
14 000 F à la SARL Picardie Assistance ;
Jusqu’en 1989 les transports sanitaires du centre hospitalier général de Saint-Quentin avaient été assurés par les quatre entreprises sanctionnées, puis, de 1989 à 1991, par la seule entreprise Salingue, attributaire du marché. Le 23 octobre 1991, le centre hospitalier a lancé un appel d’offres en vue de l’exécution de ces prestations pour l’année 1992. L’ouverture des plis déposés par les quatre entreprises a révélé qu’elles proposaient des prestations à des prix identiques calculés sur la base du tarif résultant de l’arrêté préfectoral majoré de 300 p. 100. L’appel d’offres a été, en conséquence, déclaré infructueux. Lors de la nouvelle consultation lancée le 2 janvier 1992 auprès de neuf entreprises dans le cadre d’un marché négocié, une seule offre a été déposée par les quatre entreprises concernées ;
Me Berkowicz intervient à la procédure en qualité d’administrateur judiciaire de la société Diffusion Médicale à l’enseigne Ambulances Vasseur, qui a fait l’objet d’une procédure simplifiée de redressement judiciaire par jugement du 19 janvier 1996 du tribunal de commerce de Saint-Quentin ;
Chacune des entreprises requérantes forme un recours en réformation contre la décision du Conseil, qui leur reproche d’avoir conclu une entente pour limiter, de façon concertée, toute baisse sur les prix susceptibles d’être pratiqués et d’avoir ainsi fait obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché ;
A l’appui de leur recours, elles soutiennent qu’il n’y a pas eu d’entente prohibée dès lors qu’elles pouvaient, de façon licite, élaborer une offre commune et proposer un prix qui était parfaitement justifié, tant par les contraintes particulières imposées en charges sociales par une garde de 24 heures sur 24, que par la nécessité de procéder à des investissements onéreux en véhicules et en matériels de soins en vue d’un marché conclu pour une seule année ;
Les requérantes font valoir à titre subsidiaire que, si la cour estimait établis les faits d’entente prohibée, les sanctions infligées par le Conseil devraient être fortement réduites, le centre hospitalier n’ayant subi aucun préjudice en l’absence de conclusion d’un marché et donc d’effet anticoncurrentiel particulier.
Le Conseil de la concurrence a fait connaître qu’il ne présenterait pas d’observations écrites sur le recours.
Le ministre de l’économie estime que la concertation, non contestée par les requérantes, caractérise une entente illicite qui se double d’une pratique de prix anormalement élevés, de telle sorte que les offres étaient extrêmement coûteuses et sans commune mesure avec les offres habituelles sur le marché. Il considère que les sanctions infligées sont justifiées, dans la mesure où la pratique anticoncurrentielle a obligé le centre hospitalier à organiser lui-même les transports sanitaires secondaires.
Le ministère public conclut oralement au rejet des recours.
Sur la qualification de l’entente :
Considérant que les quatre entreprises requérantes ne contestent pas s’être concertées, et qu’en tout état de cause les déclarations de Mme Salingue, Martin et Godet, constatées par procès-verbaux, sont circonstanciées à cet égard puisqu’elles relatent la rencontre entre les intéressés, leurs négociations achevées par un accord sur un prix supérieur de 300 P. 100 au tarif fixé par arrêté préfectoral pour les transports sanitaires et la rencontre ultime lors de la remise des soumissions destinée à s’assurer que « chacun remettrait bien le même prix » ;
Considérant qu’il résulte clairement du comportement qui vient d’être rappelé que la concertation avait un objet anticoncurrentiel dès lors qu’il s’agissait de faire échec à la procédure d’appel d’offres lancée par le centre hospitalier en définissant des réponses identiques mais présentées séparément par chaque entreprise ;
Considérant que la pratique incriminée a eu également un effet anticoncurrentiel ;
Qu’en effet la concertation entre les entreprises s’est doublée d’une volonté de répartition du marché puisque, après l’échec de la procédure d’appel d’offres, la procédure de marché négocié n’a reçu qu’une réponse commune des quatre entreprises à un prix qui, bien qu’inférieur au précédent, restait très supérieur aux prix pratiqués jusqu’alors, de telle sorte que le centre hospitalier a été obligé d’organiser lui-même les transports sanitaires secondaires ;
Considérant que les requérantes soutiennent que le niveau élevé des prix s’explique par les investissements rendus nécessaires par les exigences du centre hospitalier ;
Mais considérant qu’il n’est pas établi que le centre hospitalier ait imposé des exigences plus contraignantes que celles existant jusqu’alors, et notamment de 1989 à 1991, années au cours desquelles la société Salingue a été en mesure d’assurer l’ensemble du marché seule et avec ses seuls moyens ;
Qu’il résulte des pièces du dossier que les entreprises n’ont jamais envisagé de véritable mise en commun de moyens, le but recherché par leurs dirigeants étant de se répartir le marché à tour de rôle ; que la nécessité technique d’une concentration des moyens n’est pas démontrée dès lors que chacune des entreprises qui devait pouvoir, aux termes de leur projet commun, assurer seule les prestations de transport sans moyen supplémentaire pendant le quart de l’année (une semaine sur quatre, selon les déclarations de Mme Huyghe, gérante de Picardie Assistance), aurait pu tout aussi bien l’assurer toute l’année dans les mêmes conditions ;
Que Mme Huyghe précise encore que les véhicules des entreprises n’étaient pas anciens et pouvaient durer trois ans sans être renouvelés ;
Considérant que le Conseil a, en conséquence, exactement retenu à l’encontre des quatre entreprises concernées l’existence d’une entente prohibée, qui avait pour objet et a eu pour effet de fausser le jeu de la concurrence ;
Sur les sanctions :
Considérant que les requérantes soutiennent que les sanctions prononcées seraient disproportionnées avec le dommage causé puisque le centre hospitalier n’a pas, en définitive, donné suite à leurs propositions ;
Mais considérant que le dommage causé à l’économie est, au contraire, d’une gravité certaine, dans la mesure où le marché portait sur un montant de l’ordre de 700 000 F et où les pratiques illicites ont mis le centre hospitalier dans l’obligation de créer un service propre à assurer ses besoins de transport en réanimation ;
Qu’en mettant le centre hospitalier dans l’impossibilité de faire appel à la concurrence en suivant les procédures prévues par le code des marchés publics, les entreprises requérantes, qui ont privé de leur contenu et de leur efficacité les règles édictées par ledit code pour garantir l’acheteur public du bon usage des deniers publics, ont causé un dommage certain à l’économie ;
Qu’ainsi, eu égard à la gravité des faits, au dommage causé à l’économie et à la situation des entreprises Salingue, Godet frères et Picardie Ambulance, le Conseil a prononcé des sanctions pécuniaires qui doivent être approuvées ;
Considérant que, pour tenir compte de la situation particulière de la société Diffusion Médicale Ambulances Vasseur, qui a fait l’objet d’une mesure de redressement judiciaire depuis le prononcé de la décision déférée, il y a lieu de réduire à 35 000 F la sanction prononcée par le Conseil,
Par ces motifs :
Rejette les recours formés par les sociétés Jean-Marc Salingue, Godet frères et Picardie Assistance contre la décision n° 95-D-55 du Conseil de la concurrence ;
Réforme la décision déférée en ce qu’elle a infligé une sanction pécuniaire de 65 000 F à la société Diffusion Médicale Ambulances Vasseur ;
Lui inflige une sanction pécuniaire de 35 000 F ;
Condamne in solidum les sociétés Salingue, Godet Frères, Picardie Assistance et Diffusion Médicale France aux dépens.