CJUE, 6e ch., 15 juillet 2021, n° C-325/20
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
BEMH, Conseil national des centres commerciaux
Défendeur :
Premier ministre, Ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance, Ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, Gouvernement français, Gouvernement tchèque, Gouvernement néerlandais, Commission européenne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
L. Bay Larsen
Vice-président :
R. Silva de Lapuerta (rapporteure)
Juge :
C. Toader
Avocat général :
A. Rantos
Avocat :
E. Piwnica
LA COUR (sixième chambre),
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’article 14, point 6, de la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006, relative aux services dans le marché intérieur (JO 2006, L 376, p. 36).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre de trois procédures introduites par BEMH et par le Conseil national des centres commerciaux (CNCC), portant, notamment, sur la légalité du décret no 2019-331, du 17 avril 2019, relatif à la composition et au fonctionnement des commissions départementales d’aménagement commercial et aux demandes d’autorisation d’exploitation commerciale (JORF du 18 avril 2019, texte n °11).
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 L’article 14, point 6, de la directive 2006/123 dispose :
« Les États membres ne subordonnent pas l’accès à une activité de services ou son exercice sur leur territoire au respect de l’une des exigences suivantes :
[...]
6) l’intervention directe ou indirecte d’opérateurs concurrents, y compris au sein d’organes consultatifs, dans l’octroi d’autorisations ou dans l’adoption d’autres décisions des autorités compétentes, à l’exception des ordres et associations professionnels ou autres organisations qui agissent en tant qu’autorité compétente ; cette interdiction ne s’applique ni à la consultation d’organismes tels que les chambres de commerce ou les partenaires sociaux sur des questions autres que des demandes d’autorisation individuelles ni à une consultation du public ».
4 En vertu de l’article 15, paragraphe 3, de cette directive :
« Les États membres vérifient que les exigences visées au paragraphe 2 remplissent les conditions suivantes :
a) non-discrimination : les exigences ne sont pas directement ou indirectement discriminatoires en fonction de la nationalité ou, en ce qui concerne les sociétés, de l’emplacement de leur siège statutaire ;
b) nécessité : les exigences sont justifiées par une raison impérieuse d’intérêt général ;
c) proportionnalité : les exigences doivent être propres à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi, ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif et d’autres mesures moins contraignantes ne doivent pas permettre d’atteindre le même résultat. »
5 Selon l’article 16, paragraphe 1, troisième alinéa, de ladite directive :
« Les États membres ne peuvent pas subordonner l’accès à une activité de service ou son exercice sur leur territoire à des exigences qui ne satisfont pas aux principes suivants :
a) la non-discrimination : l’exigence ne peut être directement ou indirectement discriminatoire en raison de la nationalité ou, dans le cas de personnes morales, en raison de l’État membre dans lequel elles sont établies ;
b) la nécessité : l’exigence doit être justifiée par des raisons d’ordre public, de sécurité publique, de santé publique ou de protection de l’environnement ;
c) la proportionnalité : l’exigence doit être propre à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif. »
Le droit français
6 En vertu de l’article L. 710-1 du code de commerce :
« Les établissements du réseau des chambres de commerce et d’industrie ont chacun, en leur qualité de corps intermédiaire de l’État, une fonction de représentation des intérêts de l’industrie, du commerce et des services auprès des pouvoirs publics ou des autorités étrangères [...] »
7 Aux termes de l’article L. 751-1 de ce code :
« Une commission départementale d’aménagement commercial statue sur les demandes d’autorisation qui lui sont présentées en vertu des dispositions des articles L. 752-1, L. 752-3 et L. 752-15. »
8 Le décret du 17 avril 2019 a été adopté, notamment, pour l’application de l’article L. 751-2 dudit code, dans sa version résultant des modifications introduites par la loi no 2018-1021, du 23 novembre 2018, portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (JORF du 24 novembre 2018, texte n °1) (dite « loi ELAN »).
9 Ledit article L. 751-2 prévoit que la commission départementale d’aménagement commercial (CDAC) est composée, notamment comme suit :
« II. Dans les départements autres que Paris [...]
3° De trois personnalités qualifiées représentant le tissu économique : une désignée par la chambre de commerce et d’industrie, une désignée par la chambre de métiers et de l’artisanat et une désignée par la chambre d’agriculture.
[...]
La commission entend toute personne susceptible d’éclairer sa décision ou son avis. Sans prendre part au vote, les personnalités désignées par la chambre de commerce et de l’industrie et la chambre de métiers et de l’artisanat présentent la situation du tissu économique dans la zone de chalandise pertinente et l’impact du projet sur ce tissu économique. [...]
III.- À Paris, [...]
3° De deux personnalités qualifiées représentant le tissu économique : une désignée par la chambre de commerce et d’industrie et une désignée par la chambre de métiers et de l’artisanat.
Pour éclairer sa décision ou son avis, la commission entend toute personne dont l’avis présente un intérêt. Sans prendre part au vote, les personnalités qualifiées désignées par la chambre de commerce et d’industrie et la chambre de métiers et de l’artisanat présentent la situation du tissu économique dans la zone de chalandise pertinente et l’impact du projet sur ce tissu économique. »
10 L’article L. 752-1 du même code énumère les projets pour lesquels une autorisation d’exploitation commerciale est requise. Parmi ces projets, le point 1 de cette disposition prévoit « [l]a création d’un magasin de commerce de détail d’une surface de vente supérieure à 1 000 mètres carrés, résultant soit d’une construction nouvelle, soit de la transformation d’un immeuble existant ».
11 Selon l’article L. 5-1, deuxième alinéa, du code de l’artisanat :
« Le réseau des chambres de métiers et de l’artisanat contribue au développement économique des entreprises immatriculées au répertoire des métiers ainsi qu’au développement des territoires, en remplissant en faveur des acteurs économiques et en partenariat avec les structures existantes toute mission d’intérêt général en faveur du secteur de l’artisanat. [...] »
Les faits du litige et la question préjudicielle
12 Les CDAC sont des instances collégiales qui se prononcent, notamment, sur les demandes d’autorisation d’exploitation commerciale relatives aux projets de création ou d’extension de magasins de commerce de détail, ou d’ensembles commerciaux, dont la surface de vente est supérieure à 1 000 m2.
13 Dans le cadre de leurs requêtes au principal, BEMH, qui est un bureau d’études spécialisé en urbanisme commercial, et le CNCC considèrent que les dispositions du droit français fixant la composition des CDAC sont incompatibles avec l’article 49 TFUE ainsi qu’avec l’article 14, point 6, de la directive 2006/123.
14 À cet égard, la juridiction de renvoi relève que, conformément à l’article L.751-2 du code de commerce, les CDAC sont composées, notamment, de personnalités qualifiées représentant le tissu économique, nommées par la chambre de commerce et d’industrie, la chambre des métiers et de l’artisanat ainsi que la chambre d’agriculture. Une telle composition serait incompatible avec les exigences posées à l’article 14, point 6, de la directive 2006/123, dans la mesure où cette dernière disposition prévoit que les États membres ne sauraient subordonner l’accès à une activité de services ou son exercice à l’intervention, directe ou indirecte, d’opérateurs concurrents dans l’octroi d’autorisations.
15 La juridiction de renvoi précise que, conformément à l’article L.751-2 du code de commerce, ces personnalités se bornent à « présenter » la situation du tissu économique dans la zone de chalandise pertinente et l’impact du projet concerné sur ce tissu économique, sans prendre part au vote sur la demande d’autorisation.
16 Dans ces conditions, le Conseil d’État (France) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« Le [point 6] de l’article 14 de la directive [2006/123 doit-il] être interprété en ce sens qu’il permet la présence, au sein d’une instance collégiale compétente pour émettre un avis sur une autorisation d’exploitation commerciale, d’une personnalité qualifiée représentant le tissu économique, dont le rôle se borne à présenter la situation du tissu économique dans la zone de chalandise pertinente et l’impact du projet sur ce tissu économique, sans prendre part au vote sur la demande d’autorisation[ ?] »
Sur la question préjudicielle
17 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 14, point 6, de la directive 2006/123 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale prévoyant la présence, au sein d’une instance collégiale compétente pour émettre un avis sur l’octroi d’une autorisation d’exploitation commerciale, de personnalités qualifiées représentant le tissu économique de la zone de chalandise pertinente, qui ne prennent pas part au vote sur la demande d’autorisation et se bornent à présenter la situation de ce tissu économique et l’impact du projet concerné sur ce dernier.
18 Afin de répondre à la question préjudicielle, il convient d’interpréter l’article 14, point 6, de la directive 2006/123 en tenant compte non seulement des termes de cette disposition, mais également du contexte dans lequel ladite disposition s’inscrit et des objectifs poursuivis par la réglementation dont celle-ci fait partie (voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 2020, Jobcenter Krefeld, C 181/19, EU:C:2020:794, point 61 et jurisprudence citée).
19 Il ressort du libellé de l’article 14, point 6, de la directive 2006/123 que les États membres ne subordonnent pas l’accès à une activité de services ou son exercice sur leur territoire à l’intervention directe ou indirecte d’opérateurs concurrents, y compris au sein d’organes consultatifs, dans l’octroi d’autorisations ou dans l’adoption d’autres décisions des autorités compétentes. Cette disposition prévoit deux exceptions à savoir, d’une part, l’intervention des ordres et des associations professionnelles ou d’autres organisations qui agissent en tant qu’autorité compétente et, d’autre part, la consultation d’organismes tels que les chambres de commerce. Cette dernière exception ne s’applique toutefois pas dans les hypothèses où ces organismes interviennent dans des questions concernant les demandes d’autorisation individuelles.
20 Il découle ainsi du libellé de l’article 14, point 6, de la directive 2006/123 que l’interdiction qui y est prévue est formulée de manière large et est susceptible de comprendre toute intervention, en dehors des ordres et des associations professionnelles ou d’autres organisations qui agissent en tant qu’autorité compétente, aussi bien directe qu’indirecte, y compris au sein d’organes consultatifs, d’opérateurs concurrents du demandeur d’une autorisation d’exploitation commerciale, lorsqu’il est question d’octroyer une telle autorisation.
21 En ce qui concerne le contexte dans lequel l’article 14, point 6, de la directive 2006/123 s’inscrit, il convient de rappeler que la Cour s’est prononcée, avant l’entrée en vigueur de la directive 2006/123, sur la compatibilité, avec les dispositions du traité CE consacrées à la liberté d’établissement, de réglementations nationales prévoyant la présence de concurrents du demandeur d’une autorisation d’exploitation commerciale au sein d’organes collégiaux compétents pour octroyer une telle autorisation.
22 Ainsi, au point 39 de l’arrêt du 15 janvier 2002, Commission/Italie (C 439/99, EU:C:2002:14), la Cour a jugé que des dispositions du droit italien subordonnant l’organisation de foires à l’intervention, ne fût-ce qu’à titre consultatif, d’organismes composés d’opérateurs exerçant cette activité, déjà présents sur le territoire concerné ou représentatifs de ces opérateurs, aux fins de la reconnaissance et de l’agrément de l’entité organisatrice, constituaient une restriction à la liberté d’établissement ou à la libre prestation de services.
23 En outre, dans l’arrêt du 24 mars 2011, Commission/Espagne (C 400/08, EU:C:2011:172, points 110 et 111), la Cour a jugé, dans le cadre de l’examen d’une éventuelle justification de la violation de la liberté d’établissement réalisée par la réglementation nationale concernée, que l’instauration d’une commission, composée notamment de représentants du secteur commercial, avec pour mission d’établir un rapport avant qu’une décision de délivrer ou de refuser une autorisation ne soit arrêtée, n’était pas de nature à atteindre les objectifs d’aménagement du territoire, de protection de l’environnement et de protection des consommateurs. En effet, le seul intérêt sectoriel représenté dans cette commission était celui du commerce local préexistant et, par conséquent, des concurrents potentiels du demandeur d’une autorisation d’exploitation commerciale.
24 En ce qui concerne l’interprétation de l’article 14, point 6, de la directive 2006/123 à la lumière des objectifs de celle-ci, il y a lieu de relever que, selon son considérant 12, cette directive vise à créer un cadre juridique pour assurer la liberté d’établissement et la libre circulation des services entre les États membres. Or, l’influence sur le processus décisionnel exercée par des concurrents du demandeur d’une autorisation d’exploitation commerciale, même si ceux-ci ne prennent pas part au vote sur la demande d’autorisation, est de nature à gêner ou à rendre moins attrayant l’exercice de ces libertés fondamentales. En effet, ces concurrents pourraient essayer de retarder l’adoption des décisions nécessaires, d’encourager l’adoption de restrictions excessives ou d’obtenir des informations importantes au regard de la concurrence.
25 Il découle ainsi de l’interprétation littérale, contextuelle et téléologique de l’article 14, point 6, de la directive 2006/123 que relèvent de l’interdiction prévue à cette disposition tant les concurrents potentiels du demandeur d’une autorisation d’exploitation commerciale que les opérateurs concurrents de ce demandeur ou les représentants de tels concurrents, lesquels, tout en ne prenant pas part directement au vote sur la demande d’autorisation, font partie de l’instance collégiale compétente à cet égard et, à ce titre, prennent part au processus d’adoption de cette autorisation.
26 Par ailleurs, il convient de relever que, contrairement à d’autres dispositions de la directive 2006/123, les exigences énumérées à l’article 14 de celle-ci ne peuvent être justifiées (voir, en ce sens, arrêt du 16 juin 2015, Rina Services e.a., C 593/13, EU:C:2015:399, point 28).
27 En effet, admettre que les « exigences interdites » au titre de l’article 14 de la directive 2006/123 puissent faire l’objet d’une justification au titre du droit primaire reviendrait à priver cette disposition de tout effet utile en remettant en cause, en définitive, l’harmonisation ciblée opérée par celle-ci (voir, en ce sens, arrêt du 16 juin 2015, Rina Services e.a., C 593/13, EU:C:2015:399, point 37).
28 Il s’ensuit que l’interdiction prévue à l’article 14, point 6, de la directive 2006/123 s’oppose, notamment, à ce que la décision sur l’octroi de l’autorisation d’exploitation commerciale soit prise à la suite de la présentation, réalisée par les personnalités qualifiées représentant le tissu économique dans la zone de chalandise pertinente, de la situation de ce tissu économique ainsi que de l’impact du projet concerné sur ce dernier.
29 En particulier, dans la mesure où ces personnalités pourraient être impliquées, à tout le moins indirectement, dans la procédure relative à l’octroi d’une autorisation d’exploitation commerciale, leur activité pourrait être qualifiée d’intervention « dans l’octroi d’autorisation », au sens de l’article 14, point 6, de la directive 2006/123.
30 Par ailleurs, il y a lieu de considérer que des personnalités qualifiées représentant le tissu économique de la zone de chalandise pertinente pourraient incarner, notamment, l’expression des intérêts des concurrents actuels ou potentiels du demandeur d’autorisation d’exploitation commerciale, pour autant que ceux-ci participent à la désignation de ces personnalités, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier.
31 Dans ces conditions, il apparaît que ces personnalités sont susceptibles de constituer, à tout le moins, des représentants des concurrents actuels ou potentiels du demandeur d’autorisation d’exploitation commerciale et, par conséquent, que le rôle qui leur est attribué dans la procédure d’octroi d’autorisation peut relever de la notion d’« intervention directe ou indirecte d’opérateurs concurrents », au sens de l’article 14, point 6, de la directive 2006/123.
32 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 14, point 6, de la directive 2006/123 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale prévoyant la présence, au sein d’une instance collégiale compétente pour émettre un avis sur l’octroi d’une autorisation d’exploitation commerciale, de personnalités qualifiées représentant le tissu économique de la zone de chalandise pertinente, et ce même si ces personnalités ne prennent pas part au vote sur la demande d’autorisation et se bornent à présenter la situation de ce tissu économique ainsi que l’impact du projet concerné sur ce dernier, pour autant que les concurrents actuels ou potentiels du demandeur participent à la désignation desdites personnalités.
Sur les dépens
33 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) dit pour droit :
L’article 14, point 6, de la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006, relative aux services dans le marché intérieur, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale prévoyant la présence, au sein d’une instance collégiale compétente pour émettre un avis sur l’octroi d’une autorisation d’exploitation commerciale, de personnalités qualifiées représentant le tissu économique de la zone de chalandise pertinente, et ce même si ces personnalités ne prennent pas part au vote sur la demande d’autorisation et se bornent à présenter la situation de ce tissu économique ainsi que l’impact du projet concerné sur ce dernier, pour autant que les concurrents actuels ou potentiels du demandeur participent à la désignation desdites personnalités.