ADLC, 19 juillet 2021, n° 21-D-19
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
Décision
relative à des pratiques d’obstruction mises en œuvre par le groupe Les Mousquetaires
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré sur le rapport oral de M. Philippe Couton, rapporteur et l’intervention de M. Stanislas Martin, rapporteur général, par M. Henri Piffaut, vice-président, président de séance, Mme Fabienne Siredey-Garnier et Mme Irène Luc, vice-présidentes.
L’Autorité de la concurrence (Commission permanente),
Vu la lettre du 21 septembre 2012, enregistrée sous le n° 12/0080 F, par laquelle la société Établissements Guy Harang SA a saisi l’Autorité de la concurrence de pratiques mises en œuvre dans le secteur de l’abattage et de la découpe de porcs dans la région parisienne ;
Vu la décision n° 13-SO-01 du 30 janvier 2013 enregistrée sous le n° 13/0006 F par laquelle l’Autorité de la concurrence s’est saisie d’office des pratiques mises en œuvre dans le secteur des achats et ventes des pièces de porc et de produits de charcuterie ;
Vu la décision n° 20-D-09 du 16 juillet 2020 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des achats et ventes des pièces de porc et de produits de charcuterie ;
Vu le livre IV du code de commerce et notamment ses articles L. 420-1 et L. 464-2 ;
Vu la décision du 25 avril 2014 procédant à la jonction de l’instruction des saisines n° 12/0080 F et n° 13/0006 F ;
Vu le rapport du 22 juillet 2019 relatif à la mise en œuvre du V de l’article L. 464-2, alinéa 2, du code de commerce, concernant l’obstruction par le groupe Les Mousquetaires à l’investigation ou à l’instruction des services de l’Autorité ;
Vu les observations présentées par la société Les Mousquetaires, la Société Civile des Mousquetaires, la société Salaisons Celtiques et la société S.C.O. ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Le rapporteur, le rapporteur général et les représentants du groupe Les Mousquetaires, entendus lors de la séance de l’Autorité de la concurrence du 26 mai 2021, le commissaire du Gouvernement ayant été régulièrement convoqué ;
Adopte la décision suivante :
Résumé1 :
Aux termes de la présente décision, l’Autorité de la concurrence (ci-après « l’Autorité ») prononce un non-lieu pour des pratiques mises en œuvre par le groupe Les Mousquetaires.
Dans un rapport, en date du 22 juillet 2019, les services d’instruction ont considéré que le groupe Les Mousquetaires avait porté atteinte au déroulement de l’enquête, faute de les avoir informés de l’existence d’une opération de dissolution-confusion, par laquelle l’associé unique de la société Salaisons du Guéméné, filiale du groupe, avait approuvé la dissolution sans liquidation de la société. Or, les services d’instruction avaient, préalablement à cette opération, notifié à Salaisons du Guéméné un grief relatif à sa participation à une entente, dans le cadre de l’instruction de la saisine référencée sous le n° 13/0006 F.
Le rapport considérait qu’en s’abstenant d’informer les services d’instruction de la dissolution de sa filiale, le groupe Les Mousquetaires aurait violé l’obligation d’information à laquelle sont soumis les destinataires de griefs en cas de modification de leur situation juridique, telle que prévue au premier alinéa de l’article L. 463-2 du code de commerce. Il aurait, ce faisant, commis une pratique d’obstruction prohibée par le deuxième alinéa du paragraphe V de l’article L. 464-2 du code de commerce.
Toutefois, l’Autorité a estimé, sur la base des éléments dont elle disposait, que les services d’instruction n’avaient pas apporté d’éléments suffisants dans leur rapport pour démontrer que les pratiques du groupe Les Mousquetaires avaient tendu à faire obstacle ou à retarder le déroulement de l’enquête ou de l’instruction et qu’aucune pratique d’obstruction n’était ainsi établie en l’espèce.
Pour parvenir à cette conclusion, elle a notamment retenu que l’opération de dissolution-confusion dont les services d’instruction reprochaient aux mis en cause l’absence de communication, n’était, contrairement à l’information visée par l’article L. 463-2, pas susceptible de modifier les conditions dans lesquelles les sociétés du groupe Les Mousquetaires étaient représentées ou dans lesquelles les griefs pouvaient leur être imputés.
I. Constatations
A. LA PROCÉDURE
1. Par lettre du 21 septembre 2012, enregistrée sous le n° 12/0080 F, l’Autorité de la concurrence (ci-après l’« Autorité ») a été saisie d’une plainte de la société anonyme Établissements Guy Harang concernant le secteur de la découpe de porcs dans la région parisienne, dans laquelle elle dénonçait une double entente entre plusieurs charcutiers-salaisonniers2. La saisissante soutenait que plusieurs sociétés de charcuterie-salaisonnerie se seraient entendues pour, d’une part, déterminer un prix artificiellement élevé sur le marché de Rungis sur un nombre limité de pièces de jambons sans mouille (ci-après le « JSM ») et, d’autre part, acquérir à un prix inférieur le reste de leurs pièces auprès de l’ensemble de la filière.
2. Par décision n° 13-SO-01 du 30 janvier 2013, enregistrée sous le n° 13/0006F, l’Autorité s’est saisie d’office de pratiques mises en œuvre dans le secteur des achats et ventes des pièces de porc et de produits de charcuterie. La saisine d’office est intervenue après la réception de deux demandes de clémence formulées pour le compte du groupe Campofrio, concernant des pratiques mises en œuvre dans les secteurs, d’une part, de l’approvisionnement en pièces de JSM par les salaisonniers auprès des abatteurs découpeurs3 et, d’autre part, de la vente des produits de salaisonnerie et charcuterie, commercialisés sous marque de distributeur (ci-après « MDD ») ou sous forme de premiers prix en France4.
3. Le 15 mai 2013, sur autorisation du juge des libertés et de la détention, par ordonnance du 2 mai 2013 prise sur le fondement de l’article L. 450-4 du code de commerce, l’Autorité a mené des opérations de visite et saisie dans les locaux de plusieurs entreprises, dont la société Salaisons Celtiques du groupe Les Mousquetaires.
4. À la suite de ces opérations, le 25 septembre 2013, le rapporteur général adjoint de l’Autorité a reçu une nouvelle demande de clémence formulée pour le compte du groupe Coop concernant des pratiques mises en œuvre sur le marché français de produits de charcuterie, notamment MDD5.
5. Par décision du 25 avril 2014, le rapporteur général adjoint a joint les saisines n° 12/0080 F et n° 13/0006 F en application de l’article R. 463-3 du code de commerce6.
6. Le 12 février 2018, les services d’instruction ont adressé une notification des griefs à plusieurs sociétés de charcuterie-salaisonnerie. Certaines d’entre elles appartenaient au groupe Les Mousquetaires, à savoir la société Les Mousquetaires, la Société Civile des Mousquetaires, S.C.O., Salaisons du Guéméné et Salaisons Celtiques.
7. Le 17 juillet 2019, les services d’instruction ont adressé le rapport prévu au deuxième alinéa de l’article L. 463-2 du code de commerce aux sociétés susvisées du groupe Les Mousquetaires, à l’exception de Salaisons du Guéméné, qui a fait l’objet d’une opération de dissolution-confusion par la société Salaisons Celtiques, à partir de la fin de l’année 2018 jusqu’au début de l’année 2019.
8. Le 26 juillet 2019, les services d’instruction ont notifié un rapport à la Société Les Mousquetaires, à la Société Civile des Mousquetaires et à la société Salaisons Celtiques pour ne pas les avoir tenus informés de la dissolution-confusion de la société Salaisons du Guéméné par la société Salaisons Celtiques.
9. Le 7 octobre 2019, puis le 21 mai 2021, la société Les Mousquetaires, la Société Civile Les Mousquetaires et la société Salaisons Celtiques ont produit des observations en réponse au rapport, contestant le grief retenu à leur encontre.
10. Par décision n° 20-D-09 du 16 juillet 2020, l’Autorité a infligé des amendes à plusieurs sociétés actives dans le secteur des achats et ventes de pièces de porc, dont notamment les sociétés précitées du groupe Les Mousquetaires, pour avoir mis en œuvre des pratiques anticoncurrentielles.
B. LES ENTITES CONCERNEES
11. Le groupe Les Mousquetaires est un groupe de distribution français, également actif dans la fabrication de produits sous ses propres marques. Il regroupe 3100 adhérents indépendants, dont 1350 sont associés au sein de la Société Civile des Mousquetaires (RCS n° 344 092 093)7, elle-même détenue par la société Les Mousquetaires (RCS n° 789 169 323). La Société Civile des Mousquetaires détient 100 % de la société ITM Entreprises (RCS n° 722 064 102)8.
12. La société Agromousquetaires (RCS n° 316 742 980), anciennement dénommée Cofipar, est une filiale d’ITM Entreprises qui regroupe les activités industrielles du groupement d’enseignes des Mousquetaires (Intermarché, Netto, Bricomarché). Elle gère 64 sites qui fabriquent les produits de ses principales marques dans plusieurs secteurs : produits laitiers (Paturages), céréales (Chabrior, Filet Bleu), viandes et plats élaborés (Jean Rozé, Monique Ranou)9.
13. À la date de la notification des griefs, le 12 février 2018, Agromousquetaires détenait trois filiales dans le secteur de la fabrication de produits de charcuterie cuite :
- S.C.O. (RCS n° 342 048 055), qui dispose d’un site de production de jambons (porc et volaille), d’aides culinaires (dès de jambons) et de saucissons qu’elle vend sous la marque Monique Ranou ;
- Salaisons Celtiques (RCS n° 862 500 279, anciennement dénommée « Onno »), qui dispose de deux sites industriels fabricant une large gamme de charcuteries (rillettes, rôtis, terrines, etc.) ; et
- Salaisons du Guéméné (RCS n° 388 199 143), qui produit des spécialités charcutières (andouilles de Guémené, andouillettes, boudins, etc.) pour sept marques différentes (Monique Ranou, Jean Rozé, Netto, Top Budget, etc.)10.
14. À la date du rapport notifié le 17 juillet 2019, la société Salaisons du Guéméné avait été dissoute et radiée.11
C. LES PRATIQUES CONSTATEES
15. Le 23 juin 2017, les représentants des sociétés Salaisons Celtiques, Salaisons du Guéméné, S.C.O., Société Civile des Mousquetaires et Les Mousquetaires ont donné mandat à un cabinet d’avocats aux fins de représenter les sociétés précitées devant l’Autorité de la concurrence, dans le cadre des enquêtes enregistrées sous les n° 13/0006 F et n° 12/0080 F, et de procéder à toutes les formalités nécessaires dans le cadre de cette enquête12.
16. Le 16 février 2018, les services d’instruction ont adressé la notification des griefs du 12 février 2018 aux conseils des sociétés susvisées13.
17. Le 19 février 2018, le cabinet d’avocats a accusé réception de ces différents envois14.
18. Le 22 mai 2018, les conseils ont adressé aux services d’instruction des observations en réponse à la notification des griefs pour les sociétés susvisées15.
19. Par délibération du 21 novembre 2018, l’associé unique de la société Salaisons Celtiques a approuvé la dissolution sans liquidation de la société Salaisons du Guéméné dans les conditions du troisième alinéa de l’article 1844-5 du code civil. La déclaration de dissolution sans liquidation de la société Salaisons du Guéméné du 22 novembre 2018 précise que cette dissolution a entraîné la transmission universelle du patrimoine (actif et passif) de la société Salaisons du Guéméné à la société Salaisons Celtiques, sans qu’il y ait eu lieu à liquidation. En conséquence de cette opération, la société Salaisons Celtiques dispose notamment du pouvoir de représenter la société Salaisons du Guéméné en justice, d’exercer toutes actions en justice, tant en demande qu’en défense, et de représenter la société Salaisons du Guéméné auprès de toutes administrations16.
20. Le 22 novembre 2018, les services d’instruction ont informé les parties à la procédure, dont les sociétés mentionnées ci-avant au paragraphe 15, de la décision du rapporteur général de faire appel à un expert en application des articles L. 463-8 et R. 463-16 du code de commerce17.
21. Le 13 décembre 2018, l’expert a organisé une réunion avec les parties dans les locaux de l’Autorité, à laquelle ont assisté les conseils du groupe Les Mousquetaires18.
22. Le 23 janvier 2019, la dissolution de la société Salaisons du Guéméné SASU à la suite de la réunion de toutes les parts ou actions en une seule main, ainsi que sa radiation, ont été publiées au BODACC19.
23. Le 7 février 2019, les avocats du groupe Les Mousquetaires ont adressé un courriel à l’expert et un courrier au rapporteur général « dans l’intérêt des sociétés du Groupement des Mousquetaires »20.
24. Le 7 mars 2019, le rapporteur général de l’Autorité a répondu au courrier du 7 février 201921.
25. Le 19 mars 2019, les services d’instruction ont adressé aux conseils du groupe Les Mousquetaires un procès-verbal de remise de pièces dans le cadre de l’expertise22.
26. Le 2 avril 2019, les conseils ont précisé dans un courriel à l’expert qu’ils intervenaient « dans l’intérêt des sociétés du Groupement des Mousquetaires (Société Les Mousquetaires, Société Civile des Mousquetaires, Salaisons Celtiques, SCO et Salaisons du Guéméné) »23 (soulignement ajouté).
D. LE RAPPORT
27. Le 26 juillet 2019, les services d’instruction ont adressé un rapport à la société Les Mousquetaires, la Société Civile des Mousquetaires et la société Salaisons Celtiques, retenant que ces derniers avaient méconnu les dispositions du deuxième alinéa du paragraphe V de l’article L. 464-2 du code de commerce, faute de les avoir informés de la dissolution-confusion concernant l’une des sociétés retenues comme auteures des pratiques sanctionnées par la décision n° 20-D-09 précitée, à savoir Salaisons du Guéméné : « En l’espèce, ainsi qu’il ressort des constatations exposées supra, dans son courrier en date du 16 février 2018 accompagnant l’envoi de la notification des griefs, le rapporteur général a rappelé, en ces termes, aux sociétés destinataires des griefs et, notamment, aux sociétés concernées du groupe Les Mousquetaires, les dispositions de l’article L. 463-2 du code de commerce : “(…) les entreprises destinataires des griefs doivent signaler sans délai aux rapporteurs chargés des dossiers, à tout moment de la procédure d’investigation, toute modification de leur situation juridique susceptible de modifier les conditions dans lesquelles elles sont représentées ou dans lesquelles les griefs peuvent leur être imputés ; à défaut de l’avoir fait, elles seront irrecevables à s’en prévaloir” (cote 41124).
À plusieurs reprises, après la réception de la notification des griefs et la radiation de la société Salaisons du Guéméné, les services d’instruction ont échangé avec le groupe Les Mousquetaires.
Or, à aucun moment, les représentants du groupe Les Mousquetaires et, notamment, de la société Salaisons du Guéméné n’ont informé les services d’instruction de l’opération de dissolution-confusion de cette société par la société Salaisons Celtiques, qui s’est déroulée fin 2018-début 2019.
Or, cette modification de la situation juridique de la société Salaisons du Guéméné est susceptible de modifier les conditions dans lesquelles cette société est représentée ou dans lesquelles les griefs peuvent leur être imputés.
[…]
Les services d’instruction proposent donc au Collège de l’Autorité de faire application au groupe Les Mousquetaires des dispositions de l’alinéa 2 du V de l’article L. 464-2 du code de commerce »24.
II. Discussion
28. Le deuxième alinéa du paragraphe V de l’article L. 464-2 du code de commerce dispose que :
« Lorsqu'une entreprise ou une association d'entreprises a fait obstruction à l'investigation ou à l'instruction, notamment en fournissant des renseignements incomplets ou inexacts, ou en communiquant des pièces incomplètes ou dénaturées, l'Autorité peut, à la demande du rapporteur général, et après avoir entendu l'entreprise en cause et le commissaire du Gouvernement, décider de lui infliger une sanction pécuniaire […] ».
A. SUR LA QUALIFICATION DE L’OBSTRUCTION
1. RAPPEL DES PRINCIPES
29. L’Autorité est investie par la loi de la mission de réprimer les pratiques anticoncurrentielles, sur le fondement, notamment, des articles L. 420-1 et L. 420-2 du code de commerce et des articles 101 et 102 du TFUE.
30. Pour conduire leur instruction en vue de la recherche et de la constatation des infractions aux articles L. 420-1 à L. 420-6 du code de commerce, les rapporteurs de l’Autorité mettent en œuvre les moyens d’investigation prévus aux articles L. 450-1 à L. 450-10 et R. 450-1 et R. 450-2 du même code.
31. Le quatrième alinéa de l’article L. 450-3 dudit code prévoit : « [l]es agents peuvent exiger la communication et obtenir ou prendre copie, par tout moyen et sur tout support, des livres, factures et autres documents professionnels de toute nature, entre quelques mains qu’ils se trouvent, propres à faciliter l’accomplissement de leur mission. Ils peuvent exiger la mise à leur disposition des moyens indispensables pour effectuer leurs vérifications. Ils peuvent également recueillir, sur place ou sur convocation, tout renseignement, document ou toute justification nécessaire au contrôle ».
32. L’entreprise faisant l’objet d’une mesure d’investigation est ainsi soumise à une obligation de collaboration active et loyale, qui implique qu’elle tienne à la disposition des services d’instruction tous éléments d’information et justificatifs répondant à l’objet de leurs demandes. Ainsi, les représentants d’une entreprise, par le truchement, le cas échéant, de leurs conseils dûment mandatés, sont tenus de communiquer avec diligence les renseignements et les documents, complets, exacts et non dénaturés, qui leur sont demandés25.
33. En droit de l’Union, les dispositions de l’alinéa 4 de l’article 18 du Règlement n° 1/2003 du 16 décembre 2002 édictent, de manière similaire, que les entreprises « [s]ont tenues de fournir les renseignements demandés » par la Commission européenne. La jurisprudence de l’Union rappelle régulièrement que l’entreprise faisant l’objet d’une mesure d’instruction est soumise à une obligation de collaboration active, qui implique qu’elle tienne à la disposition de la Commission européenne tous les éléments d’information relatifs à l’objet de l’enquête.
34. C’est au regard de l’obligation de répondre activement, diligemment et de bonne foi aux demandes de renseignement, qui pèse sur toute entreprise faisant l’objet d’une instruction menée par l’Autorité, qu’il convient d’apprécier les manquements qui lui sont reprochés.
35. Il résulte de l’alinéa 2 du paragraphe V de l’article L. 464-2 du code de commerce et de la pratique décisionnelle de l’Autorité que l’obstruction peut, « notamment », résulter de la fourniture par l’entreprise de renseignements incomplets ou inexacts, ou de la communication de pièces incomplètes ou dénaturées26. Cette infraction, dont les formes ne sont pas limitativement définies par le paragraphe V de l’article L. 464-2 du code de commerce, recouvre tout comportement de l’entreprise tendant, de propos délibéré ou par négligence, à faire obstacle ou à retarder, par quelque moyen que ce soit, le déroulement de l’enquête ou de l’instruction27. Ainsi, le refus de communiquer les renseignements ou les documents demandés dans le délai prescrit, de même que l’omission de rectifier une réponse incorrecte ou incomplète, peuvent constituer une obstruction, au sens du deuxième alinéa du paragraphe V de l’article L. 464-2 précité, dès lors qu’ils font obstacle aux pouvoirs d’enquête dévolus aux agents de l’Autorité.
36. L’obstruction prévue à l’article L. 464-2 du code de commerce ne comporte aucune référence à un élément intentionnel frauduleux de la part de l’entreprise qui « fait obstruction » à l’instruction, notamment en « fournissant » des renseignements incomplets ou inexacts, ou en « communiquant » des pièces incomplètes ou dénaturées. L’infraction est définie par des comportements objectifs, sans référence à un élément intentionnel quelconque. L’infraction d’obstruction peut donc résulter d’une simple négligence.
37. Il en est de même en droit de l’Union qui, conformément au I de l’article 23 du Règlement n° 1/2003 précité, sanctionne les infractions d’obstruction commises délibérément ou par négligence. L’analyse de la jurisprudence européenne permet, par ailleurs, de conclure que ce n’est pas seulement « la volonté d’induire en erreur les enquêteurs » qui est sanctionnée au titre de l’obstruction. La négligence de l’entreprise, ou sa passivité, qui a compromis l’efficacité de l’action des enquêteurs, peut constituer, à elle seule, l’infraction. Ainsi, le Tribunal de l’Union a jugé que : « En raison de l’obligation de collaboration active imposée aux particuliers concernés au cours de la procédure d’enquête préalable, une réaction passive peut justifier, à elle seule, l’adoption d’une décision formelle au titre de l’article 11, paragraphe 5, du règlement n° 17 »28.
2. APPLICATION EN L’ESPECE
38. Les services d’instruction considèrent, dans le rapport du 22 juillet 2019, que le groupe Les Mousquetaires aurait violé l’obligation d’information incombant aux destinataires de griefs, prévue par le premier alinéa de l’article L. 463-2 du code de commerce, qui dispose que « [l]es entreprises destinataires des griefs signalent sans délai au rapporteur chargé du dossier, à tout moment de la procédure d'investigation, toute modification de leur situation juridique susceptible de modifier les conditions dans lesquelles elles sont représentées ou dans lesquelles les griefs peuvent leur être imputés. Elles sont irrecevables à s’en prévaloir si elles n’ont pas procédé à cette information ».
39. Ce faisant, le groupe Les Mousquetaires aurait commis une pratique d’obstruction prohibée par le deuxième alinéa du paragraphe V de l’article L. 464-2 du code de commerce.
40. Toutefois, au cas d’espèce, l’Autorité estime que les services d’instruction n’ont apporté aucun élément dans leur rapport démontrant que les pratiques du groupe Les Mousquetaires auraient, conformément à la pratique décisionnelle sur l’obstruction rappelée supra, tendu, de propos délibéré ou par négligence, à faire obstacle ou à retarder, par quelque moyen que ce soit, le déroulement de l’enquête ou de l’instruction.
41. Ainsi, l’opération de dissolution-confusion dont les services d’instruction reprochent aux mis en cause l’absence de communication, n’était, notamment, pas susceptible de modifier les conditions dans lesquelles les sociétés du groupe Les Mousquetaires étaient représentées ou dans lesquelles les griefs pouvaient leur être imputés, contrairement à l’hypothèse visée par l’article L. 463-2 du code du commerce.
42. À cet égard, il convient de relever, à titre préalable, que dans la notification des griefs, Salaisons Celtiques a été mise en cause par les services d’instruction, au titre du grief n° 3, pour sa propre participation à l’entente à laquelle les services d’instruction ont également reproché à Salaisons du Guéméné d’avoir participé en tant qu’auteure (voir paragraphe 281 de la décision n° 20-D-09).
43. Par ailleurs, l’opération de dissolution-confusion a entraîné une transmission universelle de patrimoine de Salaisons du Guéméné à Salaisons Celtiques (voir paragraphe 19 supra). L’opération de dissolution-confusion n’était donc pas susceptible, au moment de sa réalisation, et ce jusqu’à la notification du rapport par les services d’instruction, le 17 juillet 2019, d’emporter des conséquences sur la représentation des sociétés mises en cause dans la procédure devant l’Autorité.
44. À cet égard, la Cour de cassation a jugé dans un arrêt du 21 octobre 2008 que, dans le cadre d’une opération de fusion-absorption29, la société absorbante « acquiert de plein droit, à la date d’effet de la fusion, la qualité de partie aux instances antérieurement engagées par la société absorbée »30.
45. Dans leur rapport du 17 juillet 2019, les services d’instruction ont ainsi indiqué que : « La déclaration de dissolution sans liquidation de la société Salaisons du Guéméné SAS en date du 22 novembre 2018 précise que cette dissolution a entraîné la transmission universelle du patrimoine de la société Salaisons du Guéméné SASU à la société Salaisons Celtiques SASU, sans qu’il y ait eu lieu à liquidation. En conséquence de cette opération, la société Salaisons Celtiques SASU dispose notamment du pouvoir de représenter la société Salaisons du Guéméné SASU en justice, d’exercer toutes actions en justice tant en demande qu’en défense et de représenter la société Salaisons du Guéméné SASU auprès de toutes administrations (cotes 48229-48233) » (soulignement ajouté)31.
46. Cette circonstance était d’autant moins susceptible d’emporter des conséquences sur la représentation des sociétés mises en cause dans la procédure devant l’Autorité que les sociétés Salaisons du Guéméné et Salaisons Celtiques avaient donné mandat de représentation au même cabinet d’avocats dans cette affaire.
47. Il ressort, d’autre part, d’une jurisprudence constante qu’en cas de fusion-absorption, les pratiques dont la société absorbée est l’auteure sont imputées à la personne morale qui a absorbé cette dernière32. De la même manière, au cas d’espèce, dans la mesure où l’opération de dissolution-confusion a emporté une transmission universelle de patrimoine de Salaisons du Guéméné à Salaisons Celtiques, elle a également engendré un transfert de la responsabilité de la première vers la seconde.
48. Dès lors, l’Autorité considère que l’opération en cause n’était pas non plus susceptible de modifier les conditions dans lesquelles les griefs pouvaient être imputés à Salaisons du Guéméné. À cet égard, l’Autorité relève que la décision n° 20-D-09 n’a opéré aucune modification sur ce point précis par rapport à la notification des griefs, puisqu’elle a retenu la participation des sociétés Salaisons du Guéméné et Salaisons Celtiques, en tant qu’auteures des pratiques, (article 5) et les a, ensuite, condamnées toutes deux au paiement d’une amende distincte (article 6).
49. Bien qu’elles soient régies par des dispositions distinctes, l’Autorité n’exclut pas qu’une pratique d’obstruction puisse être identifiée lorsque l’obligation d’information de l’article L. 463-2 du code de commerce est méconnue. Toutefois, au cas d’espèce, une telle hypothèse ne se vérifie pas.
B. CONCLUSION
50. Pour l’ensemble des raisons qui précèdent et en l’état des éléments présents au dossier, il convient de considérer que la pratique d’obstruction visée par le rapport du 22 juillet 2019 n’est pas établie.
DÉCISION
Article unique : Sur la base des informations dont l’Autorité de la concurrence dispose, il n’y a pas lieu de poursuivre la procédure.
NOTES
1 Ce résumé a un caractère strictement indicatif. Seuls font foi les motifs de la décision numérotés ci-après.
2 12/0080 F, cotes 1 à 53.
3 12/0084 AC, cotes 2 à 4 ; 13/0006 F, cote 5 571.
4 12/0083 AC, cotes 2 à 4 ; 13/0006 F, cote 5 023.
5 13/0069 AC, cotes 2 à 3.
6 13/0006 F, cotes 8 088 et 8 089.
7 13/0006 F, cotes 20 604 et 56 018.
8 13/0006 F, cote 56 018.
9 13/0006 F, cote 21 310.
10 13/0006 F, cote 56 018.
11 13/0006 F, cotes 48 234 à 48 236.
12 13/0006 F, cotes 36 950 à 36 956.
13 13/0006 F, cotes 41 114 à 41 128.
14 13/0006 F, cotes 41 116, 41 119, 41 122, 41 125 et 41 128.
15 13/0006 F, cotes 42 194 à 42 302.
16 13/0006 F, cotes 48 228 à 48 233.
17 13/0006 F, cotes 45 792 à 45 793, 46 941, 46 950, 46 961, 46 962 et 46 963.
18 13/0006 F, cote 47 072.
19 13/0006 F, cotes 48 234 à 48 236.
20 13/0006 F, cotes 46 830 et 46 901 à 46 902.
21 13/0006 F, cotes 46 914 à 46 916.
22 13/0006 F, cotes 46 928 à 46 931.
23 13/0006 F, cotes 47 260 à 47 269 et, particulièrement, cote 47 260.
24 13/0006 F, cotes 48 978 et 48 979.
25 Décision n° 17-D-27 du 21 décembre 2017 relative à des pratiques d’obstruction mises en œuvre par Brenntag, paragraphe 181.
26 Décision n° 17-D-27 du 21 décembre 2017 relative à des pratiques d’obstruction mises en œuvre par Brenntag, paragraphe 187.
27 Décision n° 19-D-09 du 22 mai 2019 relative à des pratiques d’obstruction mises en œuvre par le groupe Akka, paragraphes 34 et suivants.
28 Arrêt du Tribunal du 9 novembre 1994, Scottish Football Association/Commission, T-46/92, point 31. L’article 18 paragraphe 3 du règlement n° 1/2003 prévoit, comme l’article 11 paragraphe 5 du règlement n° 17, la possibilité pour la Commission européenne d’adopter une décision formelle, à laquelle est attaché un devoir de collaboration à la charge des entreprises (voir, en ce sens, arrêt du Tribunal du 14 mars 2014, Buzzi Unicem SpA contre Commission, T-297/11, point 28).
29 Cette jurisprudence est pertinente au cas d’espèce dans la mesure où les opérations de fusion-absorption ont des caractéristiques semblables à celles des opérations de dissolution-confusion : il n’y a pas de liquidation de la société absorbée et une transmission universelle de patrimoine est opérée vers la société bénéficiaire.
30 Arrêt de la cour de cassation du 21 octobre 2008, n° 07-19102. Voir également arrêt de la cour d’appel de Paris du 7 juin 2017, n° 14/22917.
31 13/0006 F, cote 48 686.
32 Voir arrêts de la Cour de justice du 5 décembre 2013, SNIA, C-448/11 P, point 23 et de la cour d’appel de Paris du 27 octobre 2016, Beiersdorf AG, n° 15/01673, point 164.