Livv
Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 1 juillet 1992, n° ECOC9210129X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Voirie Granit (SARL), Coopérative artisanale des carriers et granitiers, Modern Granit (SARL), Rault, Etablissements Jean Louis Roussel (SARL), Centrale de voirie (SA), Contravenir (SA), Etablissement Francis Berthelot (SA), Etablissement François Noël (SA), Générale du granit (SA), Granits polis (SA), Hignard Granits (SARL), Clolus (SA), Granit Sodigranit (SA)

Défendeur :

Ministre de l'Economie, des Finances et du Budget

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Canivet

Conseillers :

Mme Aubert, Mme Renard-Payen, Mme Pinot, M. Betch

Avocats :

Me Meffre, Me Pierre, Me Podeur

Cons. conc., du 13 nov. 1991

13 novembre 1991

Vu les mémoires, pièces et documents déposés au greffe à l’appui du recours ;

Saisi par le ministre de l’économie, des finances et du budget de pratiques anticoncurrentielles relevées sur le marché du granit de l’Ille-et-Vilaine, le Conseil de la concurrence (le conseil) a, par décision du 13 novembre 1991,

constaté :

D’une part, que les sociétés communes de commercialisation des produits du granit successivement créées par certaines entreprises du bassin de Louvigné-du-Désert (Ille-et-Vilaine): la société Centrale du granit en 1977 puis la société Voirie Granit en 1987, ont permis de mettre en œuvre un dispositif de tarification des prix et de répartition des commandes en fonction de la capacité dc production des entreprises associées ;

D’autre part, que certaines de ces entreprises ont conclu des accords entre elles, en vue de se répartir quatorze marchés publics ;

- estimé que ces pratiques d’entente n’ont pas eu pour effet d’assurer le progrès économique au sens de l’article 51 de l’ordonnance du 30 juin 1945 et du 2° du premier alinéa de l’article 10 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 et que, dès lors, elles tombent sous le coup de l’article 50 de la première et 7 de la seconde ;

- enjoint aux associés de la société Voirie Granit de mettre fin à la pratique de tarification commune et d’abroger l’article 9 de son règlement intérieur ;

- infligé aux seize entreprises impliquées des sanctions pécuniaires comprises entre 10000 et 750000 francs.

Contre cette décision, ont successivement introduit un recours en annulation et en réformation :

1.  La société Voirie granit, la coopérative artisanale des carriers et granitiers (CAGEC), la société Modem Granit, M. Louis Rault et la société des établissements Jean-Louis Roussel.

2. Les sociétés Centrale de voirie, Centravenir, les Établissements Francis Berthelot, les Etablissements François Noël, La Générale du granit, Les Granits polis et Hignards Granit,

3. Les sociétés Clolus et Granit Sodigranit.

Aux termes de leurs mémoires communs ou individuels, les requérantes invoquent comme moyens généraux d’annulation ou de réformation de la décision :

- que, contrairement à ce qu’à relever le conseil, les granitiers du bassin de Louvigné-du-Désert n’occupent pas une position de quasi-mono pole sur le marché national des équipements de voirie ;

- qu’un accord, conclu entre des entreprises appartenant à un même groupe, ne peut être assimilé à une entente, dès lors que les sociétés de commercialisation commune au sein desquelles elles sont associées ne jouissent d’aucune autonomie ;

- que la création et le fonctionnement des deux sociétés communes de commercialisation en cause, visant à rentabiliser l’activité de leurs associés, n’a pas en elle-même d’objet anticoncurrentiel ;

- que les pratiques de tarification et de répartition des marchés relevées au sein des sociétés communes de commercialisation n’ont eu ni pour objet ni pour effet de fausser le jeu de la concurrence, n’ayant en particulier provoqué aucune hausse des prix, et que l’injonction d’y mettre fin reviendrait à priver ces structures commerciales de tout intérêt ;

- que les pratiques retenues qui ont eu pour effet d’assurer le progrès économique répondent aux conditions prévues par le 2° de l’alinéa premier de l’article 10 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 et échappent à toute sanction et prohibition ;

- que les concertations en vue de l’attribution de marchés publics n’ont supprimé la concurrence ni entre les sociétés de commercialisation et les entreprises non associées, ni au sein des structures communes ;

- qu’il ne peut être tenu compte, pour la fixation du montant des sanctions pécuniaires, que du chiffre d’affaires réalisé par les entreprises en cause dans le secteur de la voirie granit ;

A titre personnel, certaines des entreprises requérantes invoquent que :

Les sociétés Clolus et Granit Sodigranit: qu’ayant manifesté leur désaccord avec les pratiques, indépendantes des statuts, instaurées par la Centrale du granit qu’elles se sont efforcées de quitter sans avoir tiré aucun profit du système de commercialisation appliqué, elles ne peuvent être sanctionnées au seul motif de leur qualité d’actionnaire d’une société qui n’avait pas en elle-même d’objet restrictif de concurrence ;

M. Louis Rault : que pour le cas où le principe de la sanction pécuniaire qui lui est infligée serait maintenu, le montant de celle-ci doit être fixé en fonction du chiffre d’affaires de 1988, correspondant à son dernier exercice clos, et non en référence à celui réalisé en 1989 par la société Rault, locataire gérante de l’entreprise.

A titre principal, les entreprises requérantes poursuivent l’annulation de la décision soumise à recours, tant en ce qui concerne l’injonction qu’elle édicte que les sanctions pécuniaires qu’elle inflige.

Subsidiairement, par voie de réformation, certaines d’entre elles, demandent que, pendant une durée de deux ans, il soit sursis à l’interdiction de l’entente relative à la tarification commune, afin de leur permettre de justifier du progrès économique qu’elle procure et celles qui font l’objet de sanctions pécuniaires en sollicitent la réduction.

Le ministre de l’économie et des finances dans ses observations, comme le ministère public oralement à l’audience, concluent au rejet des recours.

Sur quoi, la cour :

Considérant que par une exacte analyse, le conseil a estimé que le marché à prendre en compte pour l’examen des pratiques en cause est celui des produits de granit utilisés pour la voirie : pavés, bordures de trottoirs, dalles et mobiliers urbains, façonnés selon des méthodes traditionnelles ou mécanisées ;

Qu’il est observé, d’une part, que, pour de tels produits, le coût du transport constitue un handicap effectif à l’importation de matériaux dont les faibles coûts seraient cependant de nature à concurrencer la production nationale, d’autre part que le granit est d’un prix sept à huit fois supérieur à celui du béton qui pourrait répondre au même usage mais dont la qualité, notamment esthétique, est très inférieure ;

Que sur ce marché l’offre est en grande partie constituée par la production bretonne, représentant, selon les diverses catégories de fournitures, entre 55 et 87 p. 100 du marché national et qui provient essentiellement du département de l’Ille-et Vilaine où elle se répartit entre un nombre restreint d’entreprises implantées dans le bassin de Louvigné-du-Désert ;

Que du point de vue de la demande, le marché se caractérise par la prépondérance des commandes publiques provenant de l’administration, des collectivités locales ou des entreprises de travaux publics ;

Considérant que, selon les renseignements de source syndicale recueillis par le conseil, la profession des granitiers bretons opérant dans le secteur de la voirie a connu dans les vingt dernières années une récession due à la carence des équipements d’exploitation, à l’insuffisance des investissements, à l’absence de dynamisme commercial et à la baisse de productivité, situation qui a conduit à la mise en œuvre d’une politique d’aide des pouvoirs publics incitant notamment au regroupement des entreprises ;

Considérant que dans ce contexte ont été successivement mises en place des structures communes de commercialisation :

- d’abord en 1977, par la création de la société anonyme Centrale du granit, dont le capital est réparti entre les dix principales entreprises de la région opérant dans le secteur de la voirie et du bâtiment: les sociétés Sodigranit, PG, Clolus, Générale du granit, Granits polis, Berthelot, Hignard, Centravenir, Noël et M. François Noël ;

- ensuite en 1987, avec la constitution de la société à responsabilité limitée Voirie Granit qui a réuni les fabricants de produits de voirie mécanisée, associés de la société Centrale du granit et sa filiale la Centrale de voirie, et les producteurs de voirie traditionnelle, les sociétés Moderne granit, Etablissements Jean-Louis Roussel, les Granits de Bretagne, l’entreprise Louis Rault et la CACEG ;

Considérant que l’une et l’autre de ces structures communes avaient pour activité le négoce des produits de voirie pour le compte de ses associés, à qui elles achetaient les produits à 95 p. 100 d’un tarif unique de revente décidé en commun, les commandes étant réparties soit en proportion de la production respective des associés, soit en fonction de leurs équipements ;

Considérant que contrairement à ce que soutiennent certaines requérantes, la participation des entreprises à l’une ou l’autre de ces sociétés communes, qui n’implique ni la mise en commun de moyens de production, ni la répartition de tâches, ni l’abandon de leur autonomie de gestion respective, ne crée pas entre elles une unité économique distincte dont l’action échapperait aux dispositions de l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Que ces structures commerciales ont au contraire fonctionné comme des associations d’entreprises indépendantes les unes des autres, visant, par le libre concours dc leur volonté, à fixer un prix commun de leur production et à se répartir les commandes selon des modalités convenues; que de tels accords ont eu pour objet et pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché considéré ;

Qu’il n’est nullement démontré que seraient de toute façon uniformes les coûts de production de ces entreprises dont les organisations et dimensions sont diverses, les équipements différents et qui exploitent des carrières d’inégale rentabilité ;

Que la souplesse des structures de concertation mises en place ne réduit en rien le caractère anticoncurrentiel des ententes tarifaires et de répartition du marché ainsi caractérisées ;

Qu’en outre, la suppression de la clause du règlement intérieur de la société Voirie granit, prévoyant la répartition des commandes entre les associés, ne rend pas pour autant licite leur accord sur les prix de vente dont l’objet et l’effet anticoncurrentiels sont avérés; que la cour ne pourrait par conséquent autoriser, fût-ce à titre provisoire, la poursuite d’une telle entente ;

Considérant que les requérantes prétendent que ces accords qui ont contribué à promouvoir le progrès économique ne sont pas prohibés; qu’à cette fin elles exposent que le système instauré avec l’accord des pouvoirs publics a permis d’augmenter la rentabilité des entreprises concernées et de conduire une politique de commercialisation efficace afin de relancer un secteur économique gravement menacé, tout en abaissant les prix et en réduisant les délais de livraison ;

Mais considérant qu’à supposer qu’elles aient amélioré la situation économique des entreprises du secteur, il n’est nullement établi que ces conventions réservent aux utilisateurs, une partie substantielle du profit qui en résulte ;

Qu’il est au contraire démontré par des éléments incontestables versés aux débats que la mise en place du tarif de la société Voirie granit s’est traduite par une hausse des prix comprise, selon les catégories de produits, entre 3 et 11 p. 100 ;

Qu’en outre la politique d’aide instaurée par les pouvoirs publics ne conduisait nullement à des ententes tarifaires dont ils ont au contraire clairement réprouvé les conséquences ;

Qu’enfin l’objectif de rentabilisation et de développement d’une industrie locale par la promotion commune d’un produit n’imposait nullement le système de commercialisation instauré par les entreprises en cause, éliminant entre elles toute concurrence par les prix et figeant leurs parts respectives de marché ;

Considérant en conséquence que les pratiques résultant du fonctionnement de sociétés communes de commercialisation des granits de voirie ne sont pas justifiées au regard des dispositions de l’article 51 de l’ordonnance du 30 juin 1945 et du 2° de l’alinéa premier de l’article 10 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant que, selon certains moyens qui ne remettent pas en cause les constatations matérielles du conseil sur ce point, les ententes visant à l’obtention des marchés publics n’auraient produit aucun effet sur la concurrence dès lors, d’une part, que certaines entreprises indépendantes des structures communes ont été adjudicataires et, d’autre part, qu’elles n’ont pas conduit à la hausse des prix ;

Mais considérant qu’aucun des moyens invoqués ne contredit la réalité de l’objet ou de l’effet potentiel restrictif de concurrence de telles concertations qui, ainsi que les a exactement décrites et analysées la décision déférée, tombent sous le coup des articles 50 de l’ordonnance du 30 juin 1945 et 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Qu’en outre les liens financiers unissant certaines des entreprises impliquées dans ces ententes de répartition de marchés publics sont sans incidence sur la qualification des pratiques incriminées, dès lors que chacune a présenté des offres distinctes créant l’illusion d’une concurrence effective entre elles ;

Considérant que, nonobstant leurs désaccords sur l’abandon de leur propre politique commerciale à la société Centrale du granit et sur le mode de répartition des commandes qui ont motivé leur démission ou leur exclusion de cette structure en 1990 et 1991 et le fait qu’elles prétendent n’avoir tiré aucun avantage du système commun de commercialisation, les sociétés Clolus et Granit Sodigranit ont, au moins depuis 1988, été actionnaires de la société Centrale du granit, elle-même associée dans la société Voirie granit et ont de ce fait participé aux pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre par ces deux organismes; qu’il n’y a lieu en conséquence de supprimer les sanctions pécuniaires qui leur ont été infligées de ce chef et dont le montant tient compte des circonstances particulières susexposées ;

Considérant qu’aux termes de l’article 13 de l’ordonnance du décembre 1986, le taux maximum de la sanction pécuniaire que peut prononcer le conseil est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du chiffre d’affaires du dernier exercice clos ;

Qu’en référence à son montant maximum, la sanction pécuniaire doit être fixée en fonction du nombre, de la durée, de la gravité des pratiques en cause, de la part prise par l’entreprise dans leur conception et leur mise en œuvre et de l’atteinte qu’elles ont portée à l’économie, mais que ni l’équité, ni la proportionnalité de la sanction n’imposent en l’espèce d’exclure du chiffre d’affaires pris en compte la production de granit destinée à d’autres utilisations que les équipements de voirie qui n’est pas dissociable de l’activité des entreprises concernées ;

Considérant que les sanctions infligées par application du texte susvisé intéressent les entreprises en tant qu’unités autonomes de production et non les personnes physiques ou morales qui en sont le support juridique; que l’activité de l’entreprise dirigée par Louis Rault ayant été continuée par la société Rault locataire gérante du fonds de commerce depuis 1989, le conseil a justement pris en compte le chiffre d’affaires du dernier exercice clos avant sa décision pour la détermination du montant maximum de la sanction ;

Considérant, qu’eu égard aux éléments d’appréciation sus-énoncés et en référence aux chiffres d’affaires indiqués dans sa décision dont les montants ne sont pas contestés, le conseil a fixé de manière équitable et proportionnée les sanctions respectivement infligées aux entreprises en cause qui, dans les circonstances de fait individuellement précisées pour chacune d’elles, se sont livrées durant plusieurs années à des pratiques tarifaires et de répartition des marchés et ont ainsi supprimé toute concurrence effective dans la zone considérée en provoquant, entre autres nuisances économiques, d’importantes hausses des prix ;

Considérant en conséquence que les recours doivent être rejetés ;

Par ces motifs :

Rejette l’ensemble des recours ;

Laisse les dépens à la charge des requérants.