CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 19 novembre 1992, n° ECOC9210199X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Association de défense de l'enseignement de la conduite automobile (Asso.), Michelet (SARL)
Défendeur :
Ministre de l'Economie, des Finances et du Budget
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
M. Canivet, M. Aubert
Conseillers :
M. Guérin, Mme Renard-Payen, M. Perie
Avocat :
Me Gautier
Vu les mémoires, pièces et documents déposés au greffe à l’appui des recours ;
Par décision n° 92-D-12 du 11 février 1992, relative à des pratiques anticoncurrentielles dans le département de Maine-et-Loire du secteur de l’enseignement de la conduite des véhicules, le Conseil de la concurrence (le conseil) a infligé des sanctions pécuniaires de :
15000 F à l’Association de défense de l’enseignement de la conduite automobile (ADECA) ;
Comprises entre 1500 et 10000 F à neuf entreprises d’auto-école, dont la SARL Priou-Michelet, 6000F.
Le conseil a en outre ordonné, aux frais de l’organisation professionnelle susvisée, la publication partielle du texte de la décision dans un quotidien régional et un périodique professionnel.
L’ADECA ainsi que la société Michelet, exploitante de l’auto-école Priou-Michelet à Angers, ont individuellement formé des recours qui ont été joints par ordonnance du 11 mai 1992.
Aux motifs de sa décision, le conseil, saisi le 15 octobre 1987 par le ministre chargé de l’économie, relève que les marchés de l’enseignement de la conduite des véhicules automobiles qui jusqu’à une époque récente pouvaient être géographiquement limités par localités ou quartiers des villes, selon des critères simples de distance entre les entreprises d’auto-école et les candidats aux permis de conduire, devenaient désormais connexes les uns aux autres, en raison de l’accroissement de la zone de chalandise de certains prestataires proposant des conditions forfaitaires de prix considérées comme attractives.
Analysant la structure et l’organisation de la profession, il observe que, même si des groupements d’entreprises ont été constitués, le secteur de l’enseignement de la conduite a conservé un caractère artisanal, cette activité, subordonnée à la possession d’un certificat d’aptitude professionnelle et pédagogique et à l’obtention d’un agrément administratif, étant en général exercée par des exploitants individuels.
Il note enfin qu’après avoir été soumis à différents systèmes de réglementation les prix de l’ensemble des prestations de services proposées par les auto-écoles ont été libérés le 13 octobre 1986.
Quant aux pratiques incriminées, le conseil constate qu’à partir de cette date, à l’initiative d’organisations professionnelles, des concertations ont eu lieu dans le département de Maine-et-Loire sur les tarifs des prestations concernées provoquant à la hausse une très forte harmonisation des prix.
A cet égard, la décision retient en particulier :
- que I’ADECA qui, dès le lendemain de la libération des prix, a diffusé à l’ensemble de ses responsables locaux une circulaire les informant de l’organisation de « réunions départementales regroupant toutes les organisations professionnelles afin d’envisager en commun ses modalités d’application sur le terrain et éviter ainsi de trop gros écarts de prix entre collègues», a, avec d’autres syndicats, suscité à cette époque dans le département considéré la rencontre d’entreprises pour la détermination des tarifs des prestations d’autoécole ;
- qu’à l’une de ces réunions tenue le 31 octobre 1986 à Angers, portant sur la détermination et l’application du prix de l’heure de conduite, était notamment présente, parmi une quarantaine d’autres dirigeants d’entreprises, Mme Chevallier-Priou, exploitante de l’autoécole Priou-Chevallier ;
- qu’une autre réunion s’est tenue le 14 février 1987, portant sur le « bilan des activités depuis la dernière réunion sur le plan de la rentabilité .
Le conseil a estimé que l’organisation de telles réunions par I’ADECA excédait les limites de sa mission de représentation et de défense des intérêts professionnels et constituait de sa part, comme de celle des entreprises qui y ont participé, une infraction aux dispositions
de l’article 50 de l’ordonnance n° 45-1483 du 30juin 1945 ainsi qu’à celles de l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986.
Sans contester les faits retenus par la décision déférée, I’ADECA sou tient à l’appui de son recours :
- que, dans le contexte exceptionnel et transitoire de libération des prix, l’intervention des organisations syndicales, qui ne s’est traduite que par des propositions de fourchettes tarifaires, n’a pu avoir qu’un effet pondérateur ;
- que les hausses constatées à l’issue des réunions incriminées ne sont pas artificielles puisque, selon ses affirmations, elles n’ont pas dépassé ce qui était la conséquence inéluctable de la libération des prix, laquelle, sans l’intervention des organisations syndicales, aurait de toute façon provoqué une concertation entre les exploitants d’auto-écoles ;
- que la diffusion d’une note nationale annonçant des réunions départementales et sa mise en œuvre par ses représentants locaux ne constituent qu’une seule et même infraction qui, ayant déjà été sanction. née par la décision du 10 avril 1991, ne peut donner lieu à un cumul de sanctions pécuniaires ;
- qu’au surplus, la multiplication des sanctions concernant les pratiques retenues dans divers départements est hors de proportion avec sa capacité contributive et met en péril son existence.
La société Michelet fait valoir :
- que la décision vise une société SARL Priou-Chevallier et a été notifiée à une SARL Priou-Michelet qui n’existent ni l’une ni l’autre ;
- qu’elle a été créée le 21 octobre 1980 par Roger Hivert et Abraham Lemonnier, au profit de qui, par ordonnance du juge commissaire du 14 septembre 1988, a été autorisée la cession du fonds de commerce Auto-Ecole Priou appartenant à Mme Chevallier-Priou déclarée en liquidation judiciaire dont ils étaient les salariés et qui n’ont pas participé aux réunions susvisées; que de ce fait, étant étrangère aux pratiques sanctionnées, elle a été attraite par erreur dans une procédure qui ne la concerne pas.
La société requérante prise en conséquence la cour :
- d’annuler la décision du conseil en ce qu’elle est dirigée contre elle ;
- de « condamner l’Etat en la personne du ministre de l’économie, des finances et de la privatisation» à lui rembourser le coût des notifications effectuées pour la formation de son recours, à lui verser une indemnité de 6000 F pour procédure abusive et une somme de 8000 F par application de l’article 700 du nouveau code de procédure civile.
Usant de la faculté qui lui est offerte par l’article 9 du décret du 19 octobre 1987, le conseil fait observer :
Sur les moyens invoqués par I’ADECA, qu’il a sanctionné cette association parce qu’elle a organisé dans le département de Maine-et-Loire des réunions ayant pour objet la détermination du prix de l’heure de conduite et qu’il a pris soin de souligner dans sa décision que ces faits ne se confondent pas avec la diffusion de consignes nationales ou l’organisation de réunions dans d’autres départements.
Sur les moyens invoqués par la société Michelet :
- que le terme entreprise n’étant pas défini par l’ordonnance de 1986 il a déduit de la primauté du but économique sur la forme juridique le principe selon lequel l’entreprise est réputée subsister en dépit de la disparition de la personne juridique initiale dans le cas où l’activité s’exerce sous une forme juridique nouvelle ;
- que lorsque l’entreprise identifiée comme ayant commis une infraction aux dispositions du titre III de l’ordonnance du l décembre 1986 a disparu lors de la saisine du conseil, ce dernier recherche alors s’il existe, entre l’entreprise originaire et celle qui a repris son activité, une continuité économique et fonctionnelle ;
- qu’en l’espèce, il a fait application de ce principe en constatant que la cession du fonds de commerce au profit de la société Michelet n’avait pas interrompu la continuité de l’entreprise auteur des pratiques.
Le ministre de l’économie et des finances a produit un mémoire tendant à écarter chacun des moyens invoqués par les requérants.
En réplique aux observations écrites susvisées :
- I’ADECA maintient et précise l’argumentation ci-dessus exposée ;
- le société Michelet prétend qu’elle n’a pas assuré la continuité de l’entreprise exploitée en nom propre par Mme Chevallier-Priou puis que cette dernière a fait l’objet d’une procédure de liquidation par un jugement qui tout à la fois a mis fin à l’exploitation et à l’entreprise.
A l’audience le ministère public a oralement conclu au rejet des recours.
A la demande de la cour, l’ADECA a fourni les documents faisant apparaître le nombre de ses adhérents par année depuis sa création jusqu’en 1992, le montant des cotisations perçues et ses bilans depuis l’année 1986.
Sur quoi la cour :
1. Sur le recours de l’ADECA :
Considérant qu’il n’est pas contesté que, notamment à l’instigation du responsable du département de Maine-et-Loire de l’ADECA, des réunions entre entreprises d’auto-écoles se sont tenues à Angers notamment les 31 octobre 1986 et 14 février 1987 pour envisager la majoration du tarif de l’heure d’enseignement de la conduite rendue possible par la libération des prix et dresser le bilan de cette politique tarifaire collective ;
Considérant qu’il est sans incidence sur la qualification des pratiques concernées que n’aient alors été arrêtées que des fourchettes de prix dès lors qu’à elles seules, de telles préconisations, exprimant la volonté des participants de majorer leurs tarifs dans les limites convenues, suffisent à caractériser une entente tarifaire prohibée ;
Qu’il ressort en effet des déclarations convergentes de nombreux participants que la réunion du 31 octobre 1986 a porté sur la fixation en commun d’un prix de l’heure de conduite dans une fourchette de prix com prise entre 125 et 130 F, un vote ayant eu lieu duquel il est résulté que le prix de 127 F devait être pratiqué ;
Qu’il résulte également des mêmes déclarations qu’ont à cette occasion été débattus tous les éléments d’une politique tarifaire concertée: entente sur des majorations concomitantes de tarifs, vérification de l’application effective des prix préconisés et pressions sur les entreprises dissidentes ;
Considérant que, selon les relevés opérés par les services de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, lesdites réunions ont été suivies, d’une part, de majorations substantielles et, d’autre part, d’une forte harmonisation des prix (notification des griefs pages 24 et 25) ;
Considérant qu’en particulier Mme Chevallier-Priou, alors exploitante de l’auto-école Priou-Chevallier, qui a participé à la réunion du 31 octobre 1986, a aussitôt majoré le prix de l’heure de conduite de 105 F à 126 F.
Considérant que comme l’indique la note qu’elle a diffusée à l’ensemble de ses responsables départementaux, l’action de l’ADECA, dans le département de Maine-et-Loire a été d’éviter, en organisant la concertation entre les entreprises concernées, que la mesure gouvernementale de libération ne provoque une concurrence par les prix entre les prestataires de services d’enseignement de la conduite automobile ;
Qu’ainsi, en suscitant des hausses convenues entre les entreprises offrant des services sur le marché en cause, les pratiques mises en œuvre ont eu pour objet et pour effet de faire obstacle au rétablissement dans le secteur économique concerné de la libre concurrence par les prix recherchée par la suppression de toute réglementation tarifaire ;
Considérant que l’argument selon lequel les augmentations préconisées sont inférieures à celles qu’auraient produites l’instauration d’une réelle concurrence consécutive à la déréglementation des prix est à la fois hypothétique et contraire à toute logique économique ;
Que l’allégation, elle aussi hypothétique, selon laquelle les entreprises du secteur se seraient concertées nonobstant l’intervention des organisations professionnelles est sans pertinence dès lors qu’il est avéré que l’ADECA a utilisé ses structures départementales ainsi que Son influence et son pouvoir de mobilisation de la profession pour provoquer les concertations tarifaires examinées ;
Considérant que si le contexte dans lequel ces rencontres ont eu lieu, le caractère artisanal des entreprises du secteur et les difficultés économiques qu’elles rencontrent sont à prendre en considération dans le montant des sanctions infligées, ces circonstances conjoncturelles ne peuvent s’opposer à la qualification de pratiques ayant eu pour objet et pour effet de faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu de la concurrence ;
Considérant qu’ainsi que le fait observer le conseil, l’ADECA a été sanctionnée pour les pratiques mises en œuvre dans le département de Maine-et-Loire par l’intermédiaire de son responsable local, toutes à la fois distinctes de la diffusion de la circulaire susvisée du 14 octobre 1986 et de l’organisation de réunions d’entreprises dans d’autres départements ;
Qu’il est vainement soutenu que l’ensemble de ces faits constitue une seule et même infraction, dès lors que les pratiques anticoncurrentielles dans le secteur de l’enseignement de la conduite des véhicules, constatées dans le Sud de la France (décision n° 91-D-18 du 10 avril 1991), dans le département de la Sarthe (décision n° 92-D-13, du 11 février 1992), dans le département de la Vienne (décision n° 93-D-14, du 11 février 1992) et dans le département de Maine-et-Loire (décision n° 92-D-12, du 11 février 1992), reposent sur des actions distinctes et qu’elles ont eu pour objet ou pour effet de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur des marchés géographiques différents
Considérant toutefois que le montant de la sanction prononcée dans la présente affaire doit tenir compte des autres sanctions antérieurement et simultanément infligées à la même organisation ;
Considérant qu’à cet égard l’association requérante fait grief à la décision déférée d’avoir prononcé à son encontre une sanction pécuniaire dont le montant cumulé avec d’autres, en tout 75000 F, est sans proportion avec ses facultés contributives ;
Considérant que dans les limites fixées par les articles 53 de l’ordonnance du 30 juin 1945 et 13 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 le conseil peut prononcer des sanctions pécuniaires en fonction de la gravité des faits reprochés et de l’importance du dommage causé â l’économie, ainsi que de la situation financière et de la dimension de l’entreprise ou de la personne morale intéressée ;
Considérant que les pratiques sanctionnées ont été mises en œuvre par des entreprises artisanales à faible rentabilité après une longue période d’encadrement des prix ;
Mais considérant que lesdites pratiques affectent le secteur de l’enseignement de la conduite automobile dans l’ensemble du département de Maine-et-Loire et intéressent des prestations indispensables pour toutes personnes, généralement jeunes, candidats au permis de conduire des véhicules automobiles ;
Qu’elles ont notamment contribué à majorer entre octobre 1986 et février 1987 en moyenne de 18,8 p. 100 le prix de l’heure d’enseignement de la conduite (permis B) offert par les auto-écoles du département (rapport administratif pages 17 et 18) et à réduire entre elles la concurrence par les prix (62 auto-écoles sur les 86 ayant fait l’objet de l’enquête ayant adopté un prix de l’heure d’enseignement de la conduite compris entre 125 et 130 F) ;
Qu’avec une autre organisation professionnelle impliquée, I’ADECA a eu un rôle déterminant dans l’organisation des ententes tarifaires ;
Qu’il s’agit d’une organisation syndicale nationale qui, en 1986, regroupait 536 adhérents dont 25 dans le département de Maine-et-Loire, mais n’en compterait plus que 287 dont 9 dans ledit département en 1991; que le total des cotisations perçues a été de 428 113,50 F et le total des recettes de 705 538,30 F en 1986, puis respectivement de 392 670 F et 761 204,86 F en 1991, le résultat de ce dernier exercice étant déficitaire de 55577,07 F ;
Considérant qu’eu égard à ces éléments d’appréciation, et en tenant compte des sanctions par ailleurs infligées: 30000 F par la décision 91-D-18 du 10 avril 1991, respectivement 15000 F par les décisions OS 92-D-13 et 92-D-13 du 11 février 1992, le montant de la sanction pécuniaire de 15000 F prononcée dans la présente affaire n’est pas contraire au principe de proportionnalité ;
Que le recours de l’ADECA doit en conséquence être rejeté ;
2° Sur le recours de la société Michelet :
Considérant que les dispositions du titre III de l’ordonnance du 1er décembre 1986 s’adressent notamment à des entreprises en tant qu’entités économiques constituées d’éléments matériels et humains pouvant concourir à la commission d’une infraction visée par ce texte ;
Considérant qu’une telle entité économique, sujet du droit de la concurrence, peut faire l’objet des sanctions prévues par l’article 13 de l’ordonnance susvisée même si, comme l’indique le Conseil, entre le moment où les pratiques anticoncurrentielles ont été commises et celui où elle doit en répondre. la personne physique ou morale qui en constitue le sup port juridique a disparu, dès lors que subsistent les éléments matériels et humains qui ont concouru à l’infraction ;
Considérant que dans le cas particulier exposé par la requérante, les faits ci-dessus caractérisés ont été commis par une entreprise artisanale exploitée en nom personnel par une personne physique qui y est personnellement impliquée ;
Considérant que postérieurement à leur mise en œuvre, cette personne a cédé le fonds de commerce dont elle était individuellement propriétaire à une société à qui il n’est pas reproché d’avoir pris part aux pratiques incriminées elle-même ou par les personnes qu’elle associe ;
Qu’il n’est en conséquence pas établi que subsiste, dans l’entreprise actuellement exploitée par la société Michelet, l’ensemble des éléments matériels et humains ayant constitué celle qui a concouru à commission de l’infraction sanctionnée ;
Qu’en conséquence la décision doit être annulée en ce qu’elle prononce une sanction à l’encontre de la société Michelet, à qui l’infraction qui en constitue le fondement n’est pas imputable ;
Considérant que sont irrecevables les demandes en paiement de dommages et intérêts et de remboursement de frais formées par ladite société contre le ministre de l’économie et des finances, qui n’est pas partie à la présente instance, où il n’intervient que par application de l’article 9, alinéa 2, du décret du 19 octobre 1987 ;
Considérant qu’il n’y a lieu de rouvrir les débats, comme celle-ci le demande par une note en délibéré, pour lui permettre de régulariser un recours en indemnisation distinct du recours en annulation et réformation qu’elle a formé devant la cour ;
Par ces motifs :
Rejette le recours de l’association de défense de l’enseignement de la conduite automobile ;
Condamne ladite association aux dépens de son recours ;
Annule la décision du Conseil de la concurrence en ce qu’elle a infligé une sanction pécuniaire à la SARL Michelet ;
Déclare irrecevables les demandes formées par la SARL Michelet contre le ministre de l’économie et des finances ;
Dit n’y avoir lieu à réouverture des débats ;
Laisse à la charge du Trésor les dépens du recours formé par la SARL Michelet.