Cass. com., 7 juillet 2021, n° 19-25.586
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
PARTIES
Demandeur :
Autorité de la concurrence
Défendeur :
Sanicorse, Groupe Cesarini, Ministre de L'économie
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Mouillard
Rapporteur :
Mme Poillot-Peruzzetto
Avocat général :
M. Douvreleur
Avocats :
SCP Marlange et de La Burgade, SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret
1. En raison de leur connexité, les pourvois n W 19-25.602 et D 19-25.586 sont joints.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 14 novembre 2019), le ministre chargé de l'économie a saisi l'Autorité de la concurrence (l'Autorité) de pratiques d'abus de position dominante mises en oeuvre par les sociétés Sanicorse et Groupe Cesarini prohibées par les dispositions de l'article L. 420-2 du code de commerce, dans le secteur des déchets d'activité de soins à risques infectieux (les DASRI) en Corse.
3. Par décision n 18-D-17 du 20 septembre 2018, l'Autorité, après avoir constaté que la société Sanicorse jouissait d'un monopole de fait sur le marché de l'élimination des DASRI sur le territoire de la Corse, défini comme le marché pertinent, a dit établi qu'entre le 8 février 2011 et le 31 août 2015 la société Sanicorse, en qualité d'auteure, et la société Groupe Cesarini, en qualité de société mère, avaient enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du code de commerce en appliquant à leurs clients établissements professionnels de santé une augmentation brutale, significative, persistante et injustifiée du prix des prestations de traitement et d'élimination des déchets et leur a infligé des sanctions pécuniaires.
4. Les sociétés Sanicorse et Groupe Cesarini ont formé un recours en annulation et, subsidiairement, en réformation de cette décision.
Examen des moyens
Sur le moyen du pourvoi n D 19-25.586, pris en ses première et deuxième branches, et sur le moyen du pourvoi n W 19-25.602, pris en sa première branche, réunis
Enoncé des moyens
5. Par les deux premières branches de son moyen, l'Autorité fait grief à l'arrêt de réformer les articles 1 , 3, 4 et 5 de sa décision n 18-D-17 du 1er 20 septembre 2018, dire qu'il n'est pas établi que la société Sanicorse, en qualité d'auteure, et la société Groupe Cesarini, en qualité de société mère, ont enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du code de commerce, et rappeler que les sommes versées en exécution de cette décision devront être remboursées à ces sociétés, alors : « 1°) que constitue un abus de position dominante le fait d'appliquer un prix "non équitable" au sens de l'article 102 TFUE, ce qui peut être établi soit dans l'absolu, en démontrant que le prix était sans rapport avec la valeur économique de la prestation fournie, soit par comparaison avec un prix de référence, dès lors que l'écart entre le prix litigieux et le prix de référence est sensible, c'est-à-dire significatif et persistant, et qu'il n'est pas justifié par cette entreprise ; qu'en l'absence de prix de référence extérieurs, c'est-à-dire de prix pratiqués par des concurrents se trouvant dans une situation comparable, ou de prix pratiqués par la même entreprise sur d'autres marchés, le caractère inéquitable des prix litigieux peut être établi par une comparaison dans le temps, c'est-à-dire par référence aux prix antérieurement pratiqués avec les mêmes clients, en constatant un écart de prix sensible et non justifié par l'entreprise ; qu'en l'espèce, l'Autorité de la concurrence avait démontré l'abus de position dominante par comparaison dans le temps des prix pratiqués par la société Sanicorse ; que la cour d'appel a constaté que cette société avait imposé des "augmentations très importantes (…) à plusieurs cliniques entre 2011 et 2015 (+ 135 % en 2012 pour la Polyclinique du Sud de la Corse, + 137 % pour la période 2011/2012 pour la clinique de Filippi, + 98 % pour la clinique de Maymard en 2013)" et à des établissements publics de santé ("+ 194 % en 2011 pour le centre hospitalier de Castelluccio ; + 131 % pour le centre hospitalier intercommunal Corte-Tattone entre 2012 et 2013 ; + 123 % pour le centre hospitalier de Sartène entre 2011 et 2012") ; qu'en jugeant que "le caractère non équitable de ces augmentations n'est pas établi", qu' " en effet, l'Autorité ne soutient pas, et n'a d'ailleurs pas cherché à démontrer, que les prix résultant des augmentations tarifaires pratiquées par la société Sanicorse entre 2011 et 2015 étaient sans rapport raisonnable avec la valeur économique de la prestation fournie et, partant, ne les a pas qualifiés d'excessifs", la cour d'appel, qui s'est fondée sur un motif inopérant, tiré de ce que l'Autorité n'avait pas employé l'une des deux méthodes alternatives envisageables, en l'occurrence l'analyse du prix dans l'absolu, sans rechercher si l'abus était établi par l'autre méthode utilisée par l'Autorité, en l'occurrence la comparaison dans le temps, a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 420-2 du code de commerce ; 2°) qu'il résulte de l'arrêt attaqué que la société Sanicorse a imposé aux établissements de santé de Corse des "hausses importantes sur une période relativement courte" de ses tarifs, et donc qu'il y a eu une augmentation significative et persistante des tarifs litigieux ; qu'en s'abstenant de rechercher si la société Sanicorse justifiait ces augmentations, ce qui n'était pas le cas comme l'Autorité l'avait démontré, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 420-2 du code de commerce. »
6. Par la première branche de son moyen, le ministre chargé de l'économie fait le même grief à l'arrêt, alors « que constitue un abus de position dominante le fait, pour une entreprise détenant une telle position d'utiliser les possibilités qui en découlent pour obtenir des avantages qu'elle n'aurait pas obtenus en cas de concurrence praticable et suffisamment efficace ; qu'en écartant tout abus de position dominante, sans rechercher, comme l'y invitait le ministre de l'économie, si la société Sanicorse, qui était en situation de monopole, avait imposé des conditions de transaction inéquitables en pratiquant notamment des augmentations tarifaires brutales, significatives et non transitoires, qu'elle n'aurait pas obtenues dans un contexte concurrentiel normal, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 420-2 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
7. En premier lieu, l'Autorité ayant, devant les juges du fond, fait valoir qu'une augmentation de tarif pouvait, en elle-même, caractériser un abus, sans soutenir que la comparaison des prix pratiqués dans le temps par une entreprise en position dominante était nécessaire à la caractérisation d'un abus, son moyen, pris en sa première branche, mélangé de fait et de droit, est nouveau et, comme tel, irrecevable.
En second lieu, après avoir énoncé que, dès lors que l'application d'une augmentation tarifaire n'est rien d‘autre que la fixation d'un prix et que l'appréciation du caractère équitable ou non équitable d'une telle augmentation se confond avec celle du caractère équitable ou non équitable du prix en résultant, l'arrêt relève que l'Autorité ne soutient pas que les prix résultant des augmentations tarifaires pratiquées par la société Sanicorse entre 2011 et 2015 étaient sans rapport raisonnable avec la valeur économique de la prestation fournie et, partant, ne les a pas qualifiés d'excessifs, de sorte que, eu égard à la charge de la preuve pesant sur l'Autorité, il y a lieu de présumer que les prix résultant des augmentations pratiquées étaient équitables. En cet état, la cour d'appel, qui n'avait pas à effectuer les recherches invoquées, a exactement retenu que l'abus allégué n'était pas établi.
8. Les moyens ne peuvent donc être accueillis.
Et sur le moyen du pourvoi n D 19-25.586, pris en sa troisième branche, ainsi que sur le pourvoi n W 19-25.602, pris en sa seconde branche
Enoncé des moyens
9. Par la troisième branche de son moyen, l'Autorité fait le même grief à l'arrêt, alors « qu'après avoir énoncé à tort que l'application d'une augmentation tarifaire n'était rien d'autre que la fixation d'un prix, et qu'une telle augmentation est inéquitable si le prix est en lui-même inéquitable, la cour d'appel a jugé qu'il en irait certes autrement si l'entreprise en position dominante violait le contrat qui la lie à son client pour lui imposer une augmentation tarifaire avant l'heure. Mais tel n'est pas le cas en l'espèce (…), et il n'est pas soutenu que la société Sanicorse avait manqué à ses engagements contractuels" ; que le respect ou le non-respect de stipulations contractuelles ne constitue cependant pas une condition d'appréciation du caractère abusif d'une augmentation des prix imposée à une clientèle captive, soumise à des contrats d'adhésion pratiqués par une entreprise détenant un monopole de fait ; qu'en tout état de cause, la décision a relevé que les pratiques d'augmentations tarifaires s'étaient accompagnées de comportements contractuels, que la société Sanicorse n'aurait pu adopter dans une situation de marché concurrentielle, de menace de résiliation de contrats ou d'abstention de soumissions à d'appels d'offres, sans craindre en l'occurrence de perdre des marchés en l'absence de tout opérateur alternatif en Corse et à l'égard de producteurs de DASRI tenus de faire appel à la société Sanicorse pour respecter la règlementation de traitement de leurs déchets ; qu'ainsi, en se fondant sur des motifs impropres à écarter l'existence d'un prix inéquitable, la cour d'appel a violé l’article L. 420-2 du code de commerce. »
10. Par la seconde branche de son moyen, le ministre chargé de l'économie fait le même grief à l'arrêt, alors « que constitue un abus de position dominante le fait, pour une entreprise détenant une telle position d'utiliser les possibilités qui en découlent pour obtenir des avantages qu'elle n'aurait pas obtenus en cas de concurrence praticable et suffisamment efficace ; que, pour écarter l'abus d'exploitation reproché à la société Sanicorse, la cour d'appel énonce que celle-ci aurait agi dans le respect des stipulations contractuelles ; qu'en se prononçant ainsi, par des motifs impropres à exclure un abus de position dominante, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 420-2 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
11. La décision étant justifiée par les motifs vainement critiqués par les moyens précédemment écartés, les moyens, qui attaquent des motifs surabondants, sont inopérants et ne peuvent donc être accueillis.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE les pourvois ;
Condamne la présidente de l'Autorité de la concurrence et le ministre chargé de l'économie aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile,
Rejette les demandes formées par la présidente de l'Autorité de la concurrence et le ministre chargé de l'économie et les condamne, chacun, à payer aux sociétés Sanicorse et Groupe Cesarini la somme globale de 3 000 euros.