ADLC, 24 juin 2021, n° 21-D-15
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
Décision
relative à une demande de mesures conservatoires présentée par Notariat Services dans le secteur de la diffusion d’annonces immobilières notariales
L’Autorité de la concurrence (section IV),
Vu la lettre enregistrée le 9 décembre 2020 sous les numéros 20/0111 F et 20/0112 M, par laquelle la société Notariat Services a saisi l’Autorité de la concurrence de pratiques mises en œuvre par l’Association pour le développement du service notarial (ADSN) et sa filiale ADNOV ;
Vu l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ; Vu le livre IV du code de commerce ;
Vu les décisions de secret d'affaires n° 20-DSA-662 du 21 décembre 2020, n° 21-DEC-052 du 20 janvier 2021, n° 21-DSA-069 du 03 février 2021, n° 21-DSA-084 du 15 février 2021, n° 21-DSA-092 du 22 février 2021, n° 21-DSA-093 du 22 février 2021, n° 21-DSA-095 du 22 février 2021, n° 21-DSA-108 du 04 mars 2021, n° 21-DSA-109 du 04 mars 2021, n° 21-DSA-112 du 04 mars 2021, n° 21-DSA-119 du 16 mars 2021, n° 21-DSA-126 du 16 mars 2021, n° 21-DSA-151 du 26 mars 2021, n° 21-DSA-152 du 26 mars 2021, n° 21-DSA-173 du 02 avril 2021, n° 21-DEC-186 du 09 avril 2021, n° 21-DSA-187 du 09 avril 2021, n° 21-DSA-188 du 09 avril 2021, n° 21-DSA-194 du 15 avril 2021, n° 21-DEC-209 du 23 avril 2021, n° 21-DEC-208 du 26 avril 2021, n° 21-DSA-207 du 26 avril 2021 ;
Vu les observations présentées par la société Notariat Services, l’ADSN et ADNOV ;
Vu les notes en délibéré transmises par la société Notariat Services et ADNOV le 11 mai 2021 ;
Vu les autres pièces du dossier ;
La rapporteure, le rapporteur général adjoint, les représentants de la société Notariat Services, de l’ADSN et d’ADNOV, et le commissaire du Gouvernement entendus lors de la séance de l’Autorité de la concurrence du 4 mai 2021 ;
Adopte la décision suivante :
Résumé1
Le 9 décembre 2020, la société Notariat Services a saisi l’Autorité de la concurrence (ci- après « l’Autorité ») de pratiques anticoncurrentielles qui seraient mises en œuvre par l’association pour le développement du service notarial et sa filiale ADNOV (ci-après « le groupe ADSN ») à son encontre, sur différents marchés de prestations de services aux notaires, notamment ceux en lien avec leur activité de négociation immobilière. Le groupe ADSN gère pour le compte du Conseil supérieur du notariat des activités de monopole, telles que la collecte et le traitement de données issues des actes authentiques de mutations immobilières, ainsi que des activités concurrentielles comme celles qui font l’objet de la présente affaire.
La saisissante dénonce une stratégie d’éviction portant sur les marchés de la diffusion sur des sites d’annonces immobilières notariales et de la multidiffusion2 vers des sites non spécialisés dans les annonces immobilières notariales, qui se matérialiserait notamment par les pratiques suivantes :
- des prix anormalement bas, des subventions croisées et une confusion entre les activités en monopole et en concurrence du groupe ADSN, à travers l’utilisation du logo de la profession notariale (la Marianne stylisée) ou l’usage du nom de domaine « notaires.fr » par exemple ;
- la coupure, le 10 novembre 2020, de la passerelle informatique qui reliait son logiciel de négociation immobilière notariale, Immonot Pro, au portail détenu par le groupe ADSN, Immobilier.notaires.fr, au motif que Notariat Services a opposé son refus à la demande du groupe ADSN de modifier les options de multidiffusion offertes par cette passerelle.
En complément de sa saisine au fond, Notariat Services a formé une demande de mesures conservatoires visant à rétablir la passerelle informatique qui existait jusqu’alors entre le logiciel Immonot Pro et le portail Immobilier.notaires.fr, coupée en novembre 2020, afin de permettre aux notaires d’utiliser à nouveau leurs contrats de diffusion ou de multidiffusion souscrits auprès du groupe ADSN à partir du logiciel Immonot Pro (version basique ou premium).
Après analyse des éléments fournis par la saisissante, l’Autorité a estimé que les conditions du prononcé de mesures conservatoires n’étaient pas remplies en l’espèce. L’atteinte aux intérêts de l’entreprise plaignante n’était pas directement liée aux faits dénoncés, à savoir la coupure de la passerelle, car elle avait le choix entre développer une nouvelle passerelle ou s’exposer à une coupure. De plus, l’Autorité a notamment relevé que les éléments au dossier, à ce stade, ne permettaient pas de démontrer que Notariat Services subirait une atteinte immédiate à ses intérêts si elle acceptait de développer la fonctionnalité relative à la multidiffusion, condition imposée par le groupe ADSN pour réactiver la passerelle. Par ailleurs, aucune atteinte immédiate à l’économie générale, au secteur intéressé ou à l’intérêt des consommateurs n’a été établie.
L’instruction de la saisine se poursuit au fond.
I. Constatations
1. Dans la présente partie relative aux constatations, seront successivement présentés la saisine (A), les entreprises concernées (B), le secteur de la diffusion d’annonces immobilières notariales (C), les pratiques dénoncées (D) et la demande de mesures conservatoires (E).
A. LA SAISINE
2. Par lettre enregistrée le 9 décembre 2020 sous le numéro 20/0111 F, la société Notariat Services a saisi l’Autorité de la concurrence (ci-après : « l’Autorité ») de pratiques mises en œuvre par l’Association pour le Développement du Service Notarial (ci-après l’« ADSN ») et sa filiale ADNOV (ensemble ci-après le « Groupe ADSN ») dans le secteur de la diffusion d’annonces immobilières notariales.
3. Selon la saisissante, le groupe ADSN abuserait de son pouvoir de marché en mettant en œuvre une stratégie globale visant à l’évincer des « marchés de la fourniture de services aux notaires dans le cadre de l’accompagnement de leur activité de négociation et d’expertise immobilière »3.
4. Accessoirement à la saisine au fond, par lettre enregistrée le 9 décembre 2020 sous le numéro 20/0112 M, Notariat Services a sollicité le prononcé de mesures conservatoires sur le fondement de l’article L. 464-1 du code de commerce.
B. LES ENTREPRISES CONCERNEES
5. Deux entreprises sont concernées par les pratiques alléguées : la saisissante, Notariat Services (1), et l’entreprise mise en cause dans sa saisine, le groupe ADSN (2).
1. NOTARIAT SERVICES
6. Créée en 1967, Notariat Services est une société anonyme spécialisée dans l’offre de services aux offices notariaux, plus particulièrement dans l’accompagnement de leurs activités de négociation et d’expertise immobilières4.
7. Notariat Services propose aux offices notariaux la diffusion de leurs annonces immobilières sur son portail en ligne spécialisé (Immonot.com), sur des portails d’annonces immobilières non spécialisés dans le notariat (Leboncoin.fr, SeLoger.com, Franimo, etc.) ainsi que sur d’autres supports (magazines, réseaux sociaux, site internet de l’étude, etc.).
8. Elle commercialise également un logiciel de négociation immobilière dénommé « Immonot Pro » (disponible en version basique ou premium), conçoit des sites internet et édite des magazines au format papier et numérique.
9. En 2019, Notariat Services a réalisé un chiffre d’affaires de [6 ; 8] millions d’euros5.
2. LE GROUPE ADSN
10. L’ADSN a été créée en 1983 sous la forme d’une association régie par la loi de 1901 pour gérer le fichier central des dispositions des dernières volontés (ci-après FCDDV), mission confiée par le Conseil supérieur du notariat (ci-après le « CSN »)6, établissement d’utilité publique institué par l’ordonnance n° 45-2590 du 2 novembre 1945 relative au statut du notariat. L’ADSN a ensuite étendu le champ de ses activités à de multiples prestations de services à destination des notaires, notamment dans les domaines de la communication, de l’immobilier et des nouvelles technologies7.
11. Depuis 2019, le Groupe ADSN se compose de l’ADSN, société mère « qui gère les services et produits dits «régaliens», c’est-à-dire ceux liés à la mission d’officier public du notaire », et d’ADNOV, société par actions simplifiée détenue à 100 % par l’ADSN et chargée « du pôle concurrentiel »8.
12. Parmi ses activités en monopole, confiées par « la profession notariale », le groupe ADSN cite :
- « Les infrastructures « cœur de réseau » du réseau privé sécurisé réservé aux offices notariaux (le réseau réal 3), lesquelles permettent aux notaires d’accéder aux différentes applications métier et services réglementés de la profession notariale »9, telles que le FCDDV précité ;
- « La collecte et le traitement (agrégation et anonymisation) de données immobilières pour approvisionner les bases immobilières de la profession qui ont l’obligation de mettre gratuitement à la disposition du public certaines informations concernant le marché immobilier »10.
13. S’agissant des activités du pôle concurrentiel, le groupe ADSN propose aux notaires et à leurs instances professionnelles des services de délégué à la protection des données, de conception de sites internet ou bien encore d’accompagnement de l’activité de négociation immobilière11. Ainsi, le groupe propose aux offices notariaux la diffusion de leurs annonces immobilières sur un portail national dédié aux annonces notariales (ci-après « portail spécialisé »), Immobilier.notaires.fr, qu’il exploite commercialement mais qui est détenu par le CSN, sur des portails nationaux d’annonces immobilières ouverts à tous types d’annonceurs (ci-après « portails non spécialisés ») (Leboncoin.fr, SeLoger.com, etc.) ainsi que sur d’autres supports (site internet de l’étude, etc.).
14. En outre, parmi ses activités concurrentielles, le groupe ADSN cite la commercialisation de statistiques immobilières à des clients notariaux et extra-notariaux.
15. En 2019, la société ADNOV a réalisé [20 ; 25] millions d’euros de chiffre d’affaires12.
LE SECTEUR CONCERNE
16. Dans le cadre de leur activité de négociation immobilière (1), les offices notariaux sont appelés à diffuser en ligne des annonces de biens immobiliers à vendre ou à louer sur des portails spécialisés (Immonot.com et Immobilier.notaires.fr) (2), mais aussi à les multi- diffuser sur des portails non spécialisés, comme Leboncoin ou SeLoger (3), afin de capter une audience complémentaire. Pour piloter cette activité, les offices notariaux utilisent soit un logiciel de négociation immobilière (4), soit l’espace-client (back-office) des portails concernés. Le plus souvent, des passerelles informatiques assurent la mise au format des annonces et leur diffusion sur d’autres portails (5).
1. LA NEGOCIATION IMMOBILIERE NOTARIALE
17. En complément de leur activité principale d’officier public et ministériel, dans le cadre de laquelle ils disposent d’un monopole, institué par la loi, pour l’établissement, l’authentification et la conservation des actes de mutation immobilière, les notaires peuvent exercer une activité accessoire de négociation immobilière en concurrence, notamment, avec les agents immobiliers. Ils sont alors rémunérés par des honoraires librement convenus avec leurs clients et non par des émoluments fixés par la puissance publique (troisième alinéa de l’article L. 444-1 du code de commerce). Cette activité concurrentielle consiste à assurer une intermédiation dans les transactions immobilières, opérations d’achat/vente ou de location (voir notamment la décision n° 19-D-12 du 24 juin 2019 relative à des pratiques mises en œuvre par des notaires dans le secteur de la négociation immobilière).
18. Selon les données transmises par le CSN, en 2019, sur l’ensemble des offices notariaux (plus de 6 000), environ 40 % pratiquent la négociation immobilière et 20 % déclarent un chiffre d’affaires annuel supérieur à 50 000 euros au titre de cette activité13.
19. Afin de maximiser la visibilité des annonces pour les biens dont ils ont la charge, les notaires recourent, à l’instar des autres professionnels de l’immobilier, à des portails de petites annonces immobilières sur lesquels ils diffusent des annonces pour leurs clients vendeurs ou bailleurs de biens immobiliers.
2. LA DIFFUSION DES ANNONCES IMMOBILIERES NOTARIALES
20. Comme l’Autorité l’a relevé par le passé, le « marché des petites annonces immobilières en ligne de professionnels se caractérise par un phénomène de “multihoming” […], qui consiste, pour les annonceurs, à diffuser des annonces sur plusieurs portails (“multidiffusion”) »14. La plupart des notaires diffusent leurs annonces à la fois sur des portails spécialisés et non spécialisés15. En plus de la diffusion sur des supports d’audience nationale, les notaires peuvent aussi diffuser leurs annonces sur d’autres supports, tels que le site internet de leur office, un magazine ou un portail local.
21. Il n’existe que deux portails nationaux spécialisés dans les annonces notariales : Immonot.com et Immobilier.notaires.fr. Pour diffuser leurs annonces sur ces portails, les notaires souscrivent à un contrat de « diffusion » auprès de Notariat Services et/ou d’ADNOV.
22. Notariat Services compte, pour son offre de diffusion sur son portail, [1 000 ; 1 500] clients offices notariaux16, contre [1 500 ; 2 000] pour le groupe ADSN17. Ces offices ont publié, pour l’année 2019, [45 000 ; 55 000] annonces sur le portail Immonot.com18 et [90 000 ; 100 000] sur Immobilier.notaires.fr19.
3. LES OFFRES DE MULTIDIFFUSION DE NOTARIAT SERVICES ET ADNOV
23. Pour diffuser leurs annonces sur les portails nationaux non spécialisés, les notaires peuvent contracter directement avec la société qui gère le portail concerné ou souscrire à une offre dite de « multidiffusion »20 auprès de Notariat Service ou d’ADNOV. La quasi-totalité des offices retiennent cette dernière solution. En effet, ces sociétés négocient des prix de gros plus avantageux que les prix que pourrait obtenir un office seul. Dans ce cas, le notaire n’a pas de contrat avec le portail généraliste mais avec Notariat Services ou le groupe ADSN.
24. Les principaux portails nationaux non spécialisés dans les petites annonces immobilières notariales identifiés par l’Autorité sont SeLoger, Leboncoin, Logic-Immo, AVendreALouer, Le Figaro Immobilier (précédemment dénommé Explorimmo) et ParuVendu21. Notariat Services propose une offre de multidiffusion vers ces six portails, tandis que les services du groupe ADSN ne permettent pas (ou plus) de multidiffuser vers trois d’entre eux, à savoir Logic-Immo, AVendreALouer et ParuVendu.22
25. Il faut noter que les offres de multidiffusion proposées tant par Notariat Services que par Groupe ADSN ne permettent pas, à elles seules, une diffusion vers le portail de petites annonces immobilières notariales spécialisé concurrent. À cet égard, Notariat Services a déclaré en audition qu’un « notaire, s’il passe par la plateforme spécialisée de Notariat Services ou ADNOV, peut avoir un seul contrat qui lui permet de diffuser sur différentes plateformes généralistes mais non sur l’autre plateforme spécialisée » (gras ajouté)23.
26. Ainsi, pour diffuser des annonces sur les deux portails spécialisés, un notaire doit disposer d’un contrat de diffusion spécifique avec respectivement Notariat Services et le groupe ADSN. Si ce notaire désire multidiffuser, il lui suffit de disposer d’un contrat de multidiffusion avec Notariat Services ou le groupe ADSN.
4. LES LOGICIELS DE NEGOCIATION IMMOBILIERE
27. Afin de faciliter l’activité de négociation immobilière des annonceurs professionnels, tels que des agents immobiliers, plusieurs entreprises proposent des logiciels de négociation immobilière. Certains de ces logiciels sont dédiés aux offices notariaux24, tels que GenApi (Negoweb), Fiducial (Transim) ou Soqrate (Noty). La saisissante commercialise ce type de logiciel (Immonot Pro premium). Ce n’est en revanche pas le cas du Groupe ADSN25.
28. Ces logiciels sont des outils de pilotage de l’activité de négociation immobilière. Ils permettent notamment de constituer une base de données acquéreurs, de créer des alertes (par exemple, avant l’expiration d’un mandat), de localiser les biens du portefeuille sur une carte, de créer des annonces et des visites virtuelles, de diffuser des annonces, etc.
29. À ce stade, les éléments au dossier ne permettent pas d’évaluer précisément la part des notaires qui recourent à ce type de logiciel. Selon le groupe ADSN, ils représenteraient environ les deux-tiers des notaires exerçant une activité de négociation immobilière26.
5. LES PASSERELLES INFORMATIQUES PERMETTANT LA DIFFUSION ET LA MULTIDIFFUSION DES ANNONCES IMMOBILIERES
30. Pour créer une annonce immobilière, un notaire renseigne les informations relatives soit sur son logiciel de négociation (Immonot Pro premium ou Transim, par exemple), soit en fonction de l’entreprise avec laquelle il a contracté, sur son espace client du portail Immobilier.notaires.fr (« back office ») ou Immonot.com (dont l’espace client correspond à la version basique du logiciel Immonot Pro).
31. À cet égard, Notariat Services précise que [65 ; 75] % de ses clients utilisateurs du portail Immonot.com utilisent l’espace client d’Immonot.com, tandis que les [25 ; 35] % restants utilisent Immonot Pro Premium27.
32. Ensuite, des passerelles informatiques permettent de formater et de diffuser l’annonce sur différents supports (portails, site internet de l’office, etc.) sans avoir besoin de la ressaisir plusieurs fois. Il suffit de sélectionner, sur le logiciel ou dans l’espace client, les supports souhaités, sous réserve d’avoir signé les contrats adaptés et de ne pas avoir épuisé ses crédits d’annonces28.
33. Les éditeurs de logiciels de négociation immobilière développent, conformément aux cahiers des charges fournis par Notariat Services et le groupe ADSN, des passerelles permettant aux utilisateurs de leurs logiciels de diffuser leurs annonces sur Immobilier.notaires.fr et Immonot.com29.
34. Le groupe ADSN et Notariat Services ont développé des passerelles permettant à leurs clients de multidiffuser leurs annonces sur d’autres supports que leur propre portail. Ainsi, il existe de très nombreuses passerelles entre, d’une part, Immobilier.notaires.fr ou Immonot.com et, d’autre part, des portails tels que Leboncoin ou SeLoger, le site internet d’une chambre départementale ou d’une étude notariale, etc. Avant 2020, Notariat Services proposait une multidiffusion où son client pouvait sélectionner les portails désirés alors que le groupe ADSN ne proposait cette solution que depuis l’espace client immobilier.notaire.fr. Depuis les autres outils de création d’annonce, le groupe ADSN ne proposait qu’une multidiffusion en bloc vers l’ensemble des portails (voir infra au paragraphe 52).
35. En audition, Notariat Services a indiqué aux services d’instruction avoir développé des passerelles entre Immonot.com et « tous les supports sur lesquels nos clients souhaitent diffuser leurs annonces, par exemple le portail Seloger.com, Leboncoin.fr, les magazines immobiliers que nous éditons, lefigaro.fr, le site internet de l’office »30.
36. De 2012 à novembre 2020, une passerelle permettait aux utilisateurs du logiciel Immonot Pro, version basique ou premium31, qui avaient également souscrit un contrat de diffusion ou de multidiffusion avec le groupe ADSN, de diffuser leurs annonces sur Immobilier.notaires.fr et de les multidiffuser par son intermédiaire. Comme expliqué par Notariat Services, la passerelle « permet aux différents champs de l’annonce saisis dans le logiciel Immonot Pro d’être envoyés et structurés pour s’intégrer dans Immobilier.notaires.fr. Il s’agit d’une correspondance informatique entre le logiciel Immonot Pro et le portail Immobilier.notaires.fr. Il peut s’agir d’un flux de création, modification ou suppression d’annonce »32.
37. En revanche, il n’existe pas de passerelle permettant aux notaires qui créent leurs annonces sur leur espace client Immobilier.notaires.fr de les diffuser sur Immonot.com (à supposer qu’ils disposent de contrats auprès des deux portails). Notariat Services, qui avait sollicité auprès du groupe ADSN la mise en place d’une telle passerelle, a essuyé plusieurs refus à cet égard : en 2011, lorsque le groupe ADSN a demandé à Notariat Services de mettre en place une passerelle de son logiciel de négociation immobilière vers le portail Immobilier.notaires.fr33, puis en 201434.
38. Plus récemment, lorsque le groupe ADSN a souhaité faire évoluer la passerelle qui relie les logiciels de négociation au portail Immobilier.notaires.fr, Notariat Services a, à de multiples reprises entre 2018 et 2020, exprimé son souhait de « mise en place d’une passerelle retour depuis Immobilier.notaires vers Immonot »35.
39. En réponse, le groupe ADSN a notamment indiqué à Notariat Services que la création d’une telle passerelle devait « être étudiée au niveau juridique et financier et cela ne pourra se faire que dans un second temps au regard de l’urgence de la question relative à la passerelle entrante. Les deux sujets ne sont pas et ne doivent pas être liés, ni même être co-substantiels l’un de l’autre »36.
6. RESUME
40. Il résulte de ce qui précède que le processus de diffusion et multidiffusion d’annonces immobilières notariales peut être schématisé de la façon suivante :
41. Comme indiqué sur le schéma ci-dessus, la passerelle du logiciel Immonot Pro, version basique ou premium, vers le portail Immobilier.notaires.fr a été coupée en novembre 2020, comme exposé aux paragraphes 47 et suivants ci-dessous.
C. LES PRATIQUES DENONCEES
42. Notariat Services dénonce une stratégie globale du groupe ADSN visant, par diverses pratiques, à l’évincer des marchés sur lesquels elle est présente. La saisissante évoque, de la part du groupe ADSN, notamment des pratiques de confusion entre ses activités en monopole et ses activités concurrentielles, de prix anormalement bas, de subventions croisées (1), ainsi que la coupure de la passerelle qui reliait son logiciel Immonot Pro au portail du groupe ADSN, Immobilier.notaires.fr37 (2).
43. Selon la saisissante, en mettant en œuvre ces pratiques, le groupe ADSN aurait abusé de sa position dominante sur plusieurs marchés de prestations de services à destination des notaires, pratique prohibée par les dispositions des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après « TFUE »).
1. LES PRATIQUES ALLEGUEES DE CONFUSION, DE PRIX ANORMALEMENT BAS ET DE SUBVENTIONS CROISEES
44. La saisissante estime que le groupe ADSN chercherait à faire assimiler les services qu’il propose aux notaires à des prestations émanant directement de la « profession notariale » ou de « ses organismes de représentation ». Cette confusion se traduirait par l’utilisation38 :
- du logo de la profession notariale (la Marianne stylisée) ;
- de l’extension du nom de domaine « notaires.fr » ;
- des campagnes de communication usant du qualificatif « officiel », notamment pour désigner le site immobilier.notaires.fr.
45. À titre illustratif, la saisissante relève que le logo du portail Immobilier.notaires.fr39 utilise la même Marianne stylisée que les logos du CSN40 et des Notaires de France :
Figure 1 - Logos du CSN et des Notaires de France
Figure 2 - Logo du portail Immobilier.notaires.fr
46. Par ailleurs, selon la saisissante, les prix de vente d’annonces immobilières notariales sur le site immobilier.notaires.fr et sur Leboncoin pratiqués par le groupe ADSN seraient anormalement bas, ce qui traduirait une stratégie de prédation. À cet égard, Notariat Service relève que le groupe ADSN proposait, en 2017, « une offre incluant 15 annonces sur le site leboncoin.fr + une "boutique" pour l'office gratuitement » et « 25 annonces sur le site leboncoin.fr + une "boutique" à 59€ » alors que les conditions dont bénéficiait Notariat Services ne lui auraient pas permis de pratiquer de tels tarifs41.
47. En outre, selon Notariat Services, une des explications possibles à ces tarifs, qu’elle juge anormalement bas, serait l’existence de subventions croisées entre les activités sous monopole et les activités en concurrence du groupe ADSN. En particulier, les ressources tirées de l’alimentation et de l’interrogation de la base Perval42 par les notaires, permettraient au groupe ADSN de « financer ses activités concurrentielles »43.
2. LA COUPURE DE LA PASSERELLE D’IMMONOT.COM VERS IMMOBILIER.NOTAIRES.FR
48. Sans considérer qu’il s’agit d’une infrastructure essentielle, Notariat Services estime toutefois que le portail Immobilier.notaires.fr est incontournable pour les notaires, notamment du fait des pratiques de confusion précédemment décrites et de sa détention par le CSN44.
49. Dès lors, la coupure de la passerelle qui reliait les outils de création d’annonces de Notariat Services (logiciel Immonot Pro basique et premium) au portail exploité par le groupe ADSN serait, selon la saisissante, de nature à perturber le fonctionnement de la concurrence sur les marchés de la diffusion et de la multidiffusion d’annonces immobilières notariales en évinçant Notariat Services45.
50. Pour décrire le contexte dans lequel la coupure de cette passerelle s’est inscrite, il faut préciser les interactions qui sont intervenues entre Notariat Services et le groupe ADSN au cours des deux années précédentes. Dès 2018, le groupe ADSN a souhaité faire évoluer la passerelle qui relie les logiciels de négociation au portail Immobilier.notaires.fr (a). À l’issue des pourparlers, contrairement aux éditeurs de logiciels46, Notariat Services a refusé de développer une fonctionnalité relative à la multidiffusion (b), en conséquence de quoi, le 10 novembre 2020, le groupe ADSN a coupé l’ancienne passerelle qui reliait son portail aux outils de Notariat Services (Immonot Pro basique et premium).
a) L’évolution de la passerelle souhaitée par le groupe ADSN
51. En 2018, le groupe ADSN a souhaité faire évoluer la passerelle qui relie les logiciels de négociation immobilière au portail Immobilier.notaires.fr, afin d’accroître son niveau de sécurité et d’en améliorer la qualité47.
52. S’agissant de la qualité, le groupe ADSN souhaitait voir développer de nouvelles fonctionnalités. En particulier, les notaires devaient désormais pouvoir sélectionner plus finement les portails non spécialisés de petites annonces immobilières de professionnels vers lesquels ils souhaitent multidiffuser des annonces immobilières.
53. Concrètement, avec l’ancienne passerelle, le groupe ADSN a expliqué en audition que le notaire « ne pouvait pas choisir le portail vers lequel l’annonce était diffusée. En cas de multidiffusion, l’annonce était systématiquement diffusée sur l’ensemble des portails de son offre dans la limite des crédits disponibles »48. Tandis que, « [s]ous l’empire de la nouvelle passerelle, l’étude, qui bénéficie d’un contrat de multidiffusion [chez le groupe ADSN] et qui souhaite multidiffuser, peut dorénavant choisir les portails. Avec cette évolution, l’étude gagne du temps et peut mieux gérer le crédit d’annonces dont elle bénéficie »49.
54. Comme dans le cadre de l’ancienne passerelle, le Groupe ADSN assurerait toujours la multidiffusion pour le compte de ses clients. Ainsi, selon l’entreprise, la nouvelle fonctionnalité de multidiffusion « a pour objectif de permettre aux offices d’indiquer leurs choix de multidiffusion d’annonces et de nous transmettre cette information. La réalisation de cette multidiffusion est effectuée par ADNOV »50.
b) Les négociations entre le groupe ADSN et Notariat Services
55. En 2018, le Groupe ADSN a informé Notariat Services de son intention de faire évoluer la passerelle vers Immobilier.notaires.fr (i). En 2020, les deux entreprises sont convenues que Notariat Services procèderait aux développements induits par les nouvelles spécifications fonctionnelles en contrepartie d’une prise en charge financière partielle par le Groupe ADSN (ii). Néanmoins, le refus de Notariat Services de procéder à certains développements a entraîné la coupure de la passerelle le 10 novembre 2020 (iii).
i) L’information préalable de l’évolution des spécifications fonctionnelles
56. Le 6 juillet 2018, le Groupe ADSN a adressé un courriel à Notariat Services aux termes duquel il lui communiquait « la dernière version des spécifications ainsi que le contrat d’interface concernant notre nouvelle passerelle lots entrants »51. Ce courriel, auquel les deux documents susmentionnés étaient joints, invitait Notariat Services à lui « communiquer la date à laquelle vous pourriez utiliser ce service en production »52. Notariat Services a déclaré ne pas avoir trouvé trace d’une éventuelle réponse à l’invitation du Groupe ADSN53.
57. Le Groupe ADSN aurait de nouveau adressé à Notariat Services, le 15 mars 2019, les deux documents précédemment évoqués. Ce courriel indiquait par ailleurs qu’un « collaborateur de Min.not [ancien nom de la société ADNOV] va vous appeler sous peu pour faire le point concernant l’avancement de vos développements. Quand vous jugez que ceux-ci sont prêts, vous pourrez me solliciter afin d’organiser une vérification avec nos services, et planifier votre bascule en production vers la nouvelle passerelle pour la phase pilote [à partir d’avril 2019].
Pour rappel, il n’est pas possible d’utiliser à la fois l’ancienne et la nouvelle passerelle. La phase pilote consiste au bascule en avance de quelques clients (à votre convenance) en production pour valider que tout est conforme à ce que nous avons validé en évaluation »54.
58. Le 16 avril 2019, le Groupe ADSN indique avoir adressé à Notariat Services un courriel aux termes duquel est annoncée « l’ouverture officielle de la phase pilote en production de la nouvelle passerelle immobilier.notaires.fr »55. La suite de ce courriel contient le descriptif de la procédure à suivre.
59. Notariat Services indique ne pas avoir reçu les courriels du 15 mars et du 16 avril 201956.
60. Le 12 décembre 2019, le Groupe ADSN a adressé un courriel à Notariat Services qui rappelle que la passerelle entrante « passe d’un mode de dépôt d’annonce FTP à un Web Service »57. Le Groupe ADSN en profite pour faire part à Notariat Services de son inquiétude au motif qu’il ne voit « pas de connexions de votre part sur notre Ws [Web Service] de test, et donc j’ai joint M. X… [salarié de Notariat Services] régulièrement pour faire un état des lieux de l’avancement. Le 30 septembre [2019] nous nous sommes entendus sur le planning suivant :
- fin novembre : validation des devs [développements] sur notre plateforme d’évaluation
- début décembre : Phase Pilote avec quelques notaires
- début janvier : Migration Big Bang client
Or à ce jour nous ne voyons aucune connexion sur notre plateforme d’évaluation, pouvez- vous en conséquence me dire ou vous en êtes des développements ? Je ne sais pas si M. X… vous a communiqué l’information mais nous couperons l’ancien service (FTP) en janvier il devient donc urgent que nous nous contactions pour faire le point sur votre avancement » (gras et couleur non ajoutés)58.
61. Le 10 juillet 2020, le Groupe ADSN a adressé une dernière fois par courriel le contrat d’interface et les spécifications fonctionnelles de la nouvelle passerelle59. Il convient de souligner que les nouvelles spécifications fonctionnelles relatives à la multidiffusion sont les mêmes que celles énoncées dans le document communiqué à Notariat Services le 6 juillet 2018 (v. pp. 12, 13 et 41)60.
ii) L’accord pour développer la nouvelle passerelle
62. Les 19 mars et 3 avril 2020, le Groupe ADSN s’enquiert par courriels des avancées de Notariat Services dans la mise en œuvre de la nouvelle passerelle. En réponse, par courriel du 8 avril 2020, Notariat Services indique que le projet nécessite de mobiliser des ressources financières et humaines non-négligeables61.
63. En juillet 2020, les parties s’entendent sur une contribution financière du Groupe ADSN à hauteur de 7 450 euros HT, pour un montant total estimé à 14 850 euros HT par Notariat Services, et une fin des travaux avant la fin du mois de septembre62. Le groupe ADSN précise qu’au-delà de cette date, « le maintien de l’ancienne passerelle serait juridiquement et financièrement injustifiable pour ADNOV »63.
64. En septembre 2020, les parties arrêtent le calendrier suivant (courriers des 11 et 30 septembre 2020)64 :
- 29 septembre 2020 : fin des développements de Notariat Services et début de leur homologation par ADNOV (un à trois jours) ;
- 21 octobre 2020 : début de la phase pilote (tests en condition réelle) ;
- 31 octobre 2020 : fin du transfert de l’ensemble des clients et maintien jusqu’à cette date et à titre gratuit de l’ancienne passerelle.
iii) La coupure de la passerelle
65. Par courriel du 28 septembre 2020, Notariat Services dresse le compte-rendu d’une réunion technique tenue le 21 septembre 2020 avec le Groupe ADSN65. Ce compte-rendu relève qu’au sujet de la « Multidiffusion » « Immobilier.notaires prend acte qu’Immonot ne développe pas les web Services liés à la multi-diffusion ». Par courriel du 1er octobre 2020, Notariat Services réitère son intention de ne pas développer la nouvelle fonctionnalité relative à la multidiffusion66.
66. Les tests réalisés par le groupe ADSN, à partir du 1er octobre 2020, en vue d’homologuer les développements réalisés par Notariat Services révèlent que cette dernière n’a pas mis en place les fonctionnalités suivantes :
- « Ventes en viager,
- Ventes aux enchères,
- Ventes en Immo-interactif,
- Multi-diffusion d’annonces,
- Dépublication, raison “Bien vendu“»67.
67. Le groupe ADSN indique qu’il pourrait « exceptionnellement envisager d'effectuer une homologation partielle » (courrier du 2 novembre 2020), mais il précise que la « fonctionnalité de multidiffusion est un développement essentiel sans lequel aucune homologation ne peut être envisagée » (courrier du 6 novembre 2020)68.
68. Il ajoute que sans engagement de la part de Notariat Services « avant le 10/11/2020, à développer la fonctionnalité de multidiffusion dans les meilleurs délais, nous serons au regret de couper l’ancienne passerelle à cette date »69.
69. Par courrier du 10 novembre 2020, Notariat Services met le groupe ADSN en demeure de ne pas couper la passerelle mais maintient sa position concernant la multidiffusion70. En conséquence, le Groupe ADSN a procédé à la coupure de la passerelle le 10 novembre 2020 à 18h71.
70. Depuis cette coupure, Notariat Services affirme avoir subi des menaces de résiliations et des résiliations de clients qu’elle servait jusque-là. Entre le 2 décembre 2020 et le 21 avril 2021, le nombre de menaces de résiliations serait passé de 54 à 101 et le nombre de résiliations effectives de 3 à 12. En outre, selon Notariat Services « [10-15] des [20-25] plus importants offices clients en volume d’annonces et en chiffres d’affaires pour Notariat Services menacent de résilier au 21 avril, tandis qu’elles n’étaient « que » deux au 2 décembre dernier »72.
71. De plus, pour pallier les effets de la coupure de la passerelle pour ses clients, Notariat Services leur aurait temporairement proposé une offre gratuite de multidiffusion vers les sites nationaux ou la saisie manuelle de leurs annonces73. Selon la saisissante, ces opérations « paralyse[nt] le fonctionnement de son activité numérique qui représente 64 % de son chiffre d’affaires annuel, en mobilisant plus d’un tiers de ses effectifs stratégiques pour gérer la crise et tenter de sauver son activité » 74.
D. LA DEMANDE DE MESURES CONSERVATOIRES
72. Accessoirement à sa saisine au fond, la saisissante a déposé une demande de mesures conservatoires, pour que soit enjoint au groupe ADSN le rétablissement de la passerelle coupée le 10 novembre 2020.
I. Discussion
73. Après avoir examiné l’applicabilité du droit de l’Union européenne (A), défini les marchés pertinents concernés par la saisine (B), examiné la position que le Groupe ADSN est susceptible d’avoir sur les marchés en cause (C), et étudié les pratiques dénoncées (D), il conviendra de se prononcer sur la demande de mesures conservatoires (E).
A. L’APPLICABILITE DU DROIT DE L’UNION EUROPEENNE
74. L’article 102 du TFUE dispose qu’« est incompatible avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d’en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci ». Se fondant sur une jurisprudence constante, et à la lumière de la communication de la Commission européenne portant lignes directrices relatives à la notion d’affectation du commerce figurant aux articles 101 et 102 du TFUE, l’Autorité considère avec constance que trois éléments doivent être réunis pour que des pratiques soient susceptibles d’affecter sensiblement le commerce entre États membres : l’existence d’échanges entre États membres portant sur les produits ou les services en cause, l’existence de pratiques susceptibles d’affecter ces échanges et le caractère sensible de cette possible affectation.
75. À ce stade de l’instruction, il convient de considérer que les pratiques alléguées sont susceptibles d’affecter de manière sensible le commerce entre États membres et d’être qualifiées au regard de l’article 102 du TFUE. Les parties n’ont pas contesté ce point.
B. LES MARCHES PERTINENTS CONCERNES PAR LA SAISINE
76. L’analyse des comportements en cause au regard des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE suppose d’abord de définir les marchés pertinents. En effet, en matière d’abus de position dominante, « la définition adéquate du marché pertinent est une condition nécessaire et préalable au jugement porté sur un comportement prétendument anticoncurrentiel, puisque, avant d’établir l’existence d’un abus de position dominante, il faut établir l’existence d’une position dominante sur un marché donné, ce qui suppose que ce marché ait été préalablement délimité »75.
77. Au-delà de l’appréciation de la position dominante elle-même, la définition des marchés en cause est également nécessaire à l’analyse des effets d’une pratique d’éviction, qu’ils soient réels ou potentiels76.
78. Les développements ci-après porteront sur la délimitation des marchés de la diffusion (1) et de la multidiffusion (2) d’annonces immobilières notariales.
1. LE MARCHE DE LA DIFFUSION D’ANNONCES IMMOBILIERES SUR DES PORTAILS DEDIES AUX OFFICES NOTARIAUX
79. La pratique décisionnelle de l’Autorité, en matière de concentrations, a identifié un marché français des petites annonces immobilières en ligne de professionnels (décision n° 18-DCC-18 du 1er février 2018 relative à la prise de contrôle exclusif de la société Concept Multimédia par le groupe Axel Springer, paragraphes 43 à 48 et 86).
80. À cet égard, elle a considéré qu’il n’était pas nécessaire de distinguer la face amont, qui met en relation les annonceurs et les portails, de la face aval, qui met en relation les portails et les internautes, de ce marché biface77.
81. Elle a par ailleurs exclu pour les besoins de son analyse les sites internet des grands réseaux d’agences immobilières ainsi que ceux de petites annonces de locations saisonnières78. Elle a en outre considéré qu’il n’était pas justifié de segmenter ce marché selon le type de biens immobiliers et plus particulièrement les biens de prestige, les biens neufs et enfin les biens commerciaux79.
82. Enfin, l’Autorité a retenu « une segmentation par type d’annonceurs du marché des petites annonces immobilières en ligne » entre les annonceurs professionnels, d’une part, et les annonceurs particuliers, d’autre part80. Ces annonceurs professionnels sont principalement constitués « d’agences immobilières, mais également de notaires, mandataires, promoteurs, constructeurs et propriétaires de biens immobiliers »81.
83. Au cas d’espèce, les parties considèrent nécessaire de procéder à une segmentation plus fine, selon le type d’annonceurs professionnels, pour délimiter un marché des petites annonces immobilières en ligne d’offices notariaux, toujours de dimension nationale.
84. En effet, Notariat Services considère que « [c]’est important pour les notaires d’avoir une offre dédiée. C’est une activité historique des notaires et ils ont besoin de rassembler les annonces notariales sur un site dédié. C’est une question d’image de marque, de différentiation »82. Toujours selon Notariat Services, les notaires « ont une sensibilité particulière à la nécessité d’utiliser des outils dédiés à l’exercice de leur profession, garantissant un haut niveau de qualité, de sécurité et de protection »83.
85. De même, le Groupe ADSN estime que la « spécificité [d’une annonce immobilière notariale] tient aux canaux. Immonot.com et Immobilier.notaires.fr ont les deux mêmes fonctions : assurer la visibilité en ligne des annonces des études et faire la promotion de la capacité des notaires à négocier des offres immobilières » et précise que les sites non spécialisés, tels que Leboncoin, « sont complémentaires des sites spécialisés dans les annonces notariales de par la nature de leur audience »84.
86. Il ressort d’un test de marché effectué par l’Autorité dans le cadre de l’instruction du présent dossier que 90 % des notaires répondants qui diffusent leurs annonces en ligne utilisent à la fois des portails spécialisés et non spécialisés. Seuls 6 % des répondants les diffusent uniquement sur des portails spécialisés et 3 % uniquement sur des portails non spécialisés.85
87. De plus, pour les offices notariaux interrogés, le second critère considéré comme le plus important dans le choix d’un portail, qu’il soit spécialisé ou non, est le fait que les « annonceurs [soient] composés exclusivement de notaires »86.
88. Enfin, 52 % des contributeurs affirment retirer des avantages à la diffusion de petites annonces immobilières sur des portails spécialisés, parmi lesquels le fait de faire « revêtir aux annonces une image de professionnalisme, respect de la déontologie notariale » ou bien d’« atteindre une clientèle spécifique »87.
89. S’agissant du marché géographique, les offres de diffusion sur les portails dédiés aux annonces notariales s’adressent à l’ensemble des notaires de France et les portails Immobilier.notaires.fr et Immonot.com ont une audience nationale.
90. Il résulte de ce qui précède que, à ce stade de l’instruction, la diffusion d’annonces immobilières sur des portails dédiés aux offices notariaux est susceptible de constituer un marché pertinent de dimension nationale, ce qui n’est pas contesté par les parties.
2. LE MARCHE DE LA MULTIDIFFUSION DES ANNONCES IMMOBILIERES NOTARIALES SUR DES PORTAILS NON SPECIALISES
91. Les parties s’accordent sur l’existence d’un marché spécifique qui correspondrait aux prestations d’ « intermédiation dans la multidiffusion d’annonces classées immobilières notariales en ligne »88.
92. Cette appréciation semble confirmée par le fait que la plupart des notaires souscrivent à une offre de « multidiffusion » auprès de Notariat Services ou du Groupe ADSN89, au lieu de contracter séparément avec ces acteurs spécialisés et non spécialisés (Leboncoin, SeLoger, etc.).
93. Deux principaux facteurs peuvent expliquer ce choix. Le premier tiendrait au prix des offres de multidiffusion car Notariat Services et le Groupe ADSN achètent des annonces en gros aux portails non spécialisés, ce qui leur permet de faire profiter les notaires de tarifs avantageux. La seconde raison serait liée à une facilité d’utilisation, les offres de multidiffusion permettant aux notaires de n’utiliser qu’un seul et même outil pour créer et diffuser leurs annonces sur les différents portails. En effet, les notaires peuvent utiliser leur logiciel de négociation immobilière dédié au notariat ou leur espace client Immonot.com ou Immobilier.notaires.fr pour créer et diffuser une annonce à la fois sur les portails spécialisés et non spécialisés.
94. À cet égard, le test de marché réalisé par l’Autorité montre que 90 % des offices qui utilisent un logiciel de négociation, retiennent une solution dédiée au notariat. Les solutions les plus couramment utilisées sont celles commercialisées par Genapi (Negoweb), SOQRATE (Noty), Notariat Services (Immonot Pro basique ou premium) et Fiducial (Transim). De plus, le critère de choix d’un portail considéré comme le plus important par les offices notariaux interrogés est « la possibilité de multidiffuser sur des portails attractifs »90.
95. Par ailleurs, les parties proposent aussi aux notaires la diffusion de leurs annonces sur l’écran de la salle d’attente de l’office, sur le site internet de l’office, sur le site internet des instances professionnelles locales ou bien sur les réseaux sociaux (uniquement Notariat Services). À ce stade de l’instruction, ces offres ne semblent pas répondre à la même logique que celles précédemment décrites, notamment parce que Notariat Services et le groupe ADSN n’interviennent plus, dans ce cas, comme intermédiaires. Les parties n’achètent pas de volume d’annonces à des partenaires commerciaux et ont donc des politiques tarifaires différentes pour ces prestations. De plus, à l’exception peut-être des réseaux sociaux, ces supports de diffusion sont, par définition, moins exhaustifs que des portails qui agrègent les annonces de différents annonceurs.
96. S’agissant du marché géographique, les offres de multidiffusion des parties s’adressent à l’ensemble des notaires de France et permettent, principalement, de diffuser les annonces sur des portails non spécialisés dans les annonces notariales à audience nationale. En effet, les offres de multidiffusion du groupe ADSN ne concernent que des portails à audience nationale91. Pour sa part, Notariat Services propose également aux notaires de diffuser leurs annonces sur des portails régionaux et internationaux, mais ces supports représentent moins de 5 % de son chiffre d’affaires de multidiffusion92.
97. Il résulte de ce qui précède que, à ce stade de l’instruction, la multidiffusion des annonces immobilières sur des portails non spécialisés dans les annonces notariales est susceptible de constituer un marché pertinent de dimension nationale, ce qui n’est pas contesté par les parties.
C. LA POSITION DOMINANTE DU GROUPE ADSN SUR CES MARCHES
1. RAPPEL DES PRINCIPES APPLICABLES
98. L’analyse du pouvoir de marché détenu par le Groupe ADSN sur les marchés en cause est un préalable indispensable à l’examen des comportements dénoncés par Notariat Services dans sa plainte et sa demande de mesures conservatoires. C’est en effet parce que l’entreprise en position dominante est investie d’une responsabilité particulière que certains de ses comportements peuvent être considérés comme anticoncurrentiels sur le fondement des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE93.
99. Selon une jurisprudence constante de la Cour de justice, la position dominante visée par l’article 102 du TFUE concerne une situation de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d’une concurrence effective sur le marché en cause, en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients, et finalement des consommateurs94. Dans le même sens, l’Autorité estime que « la jurisprudence tant interne que communautaire, définit la position dominante comme étant la situation dans laquelle une entreprise est susceptible de s’abstraire des conditions du marché et d’agir à peu près librement sans tenir compte du comportement et de la réaction de ses concurrents »95.
100. L’appréciation de la position dominante d’une entreprise s’effectue donc à partir d’un faisceau d’indices qui prend en compte des données d’ordre structurel, comme les parts de marché de l’entreprise et celles de ses principaux concurrents, mais aussi des éléments qui sont de nature à donner un avantage concurrentiel à l’entreprise concernée, comme l’appartenance à un groupe puissant, la détention d’une image de marque, d’une notoriété ou d’un réseau de distribution couvrant le territoire national.
2. APPLICATION AU CAS D’ESPECE
101. À titre liminaire, l’enquête des services d’instruction n’a pas identifié d’autres entreprises que Notariat Services et le Groupe ADSN sur les marchés français de la diffusion d’annonces immobilières sur des portails dédiés aux offices notariaux et de la multidiffusion des annonces immobilières sur des portails non spécialisés dans les annonces notariales. Les parties n’ont d’ailleurs désigné aucune autre entreprise comme concurrente sur ces marchés.
a) Le marché de la diffusion d’annonces immobilières sur des portails dédiés aux annonces d’offices notariaux
102. Lorsqu’il s’agit, comme au cas d’espèce, d’estimer le positionnement concurrentiel de portails publiant des annonces immobilières, l’Autorité recourt principalement96 aux critères suivants : chiffre d’affaires, audience et nombre d’annonces publiées.
103. Les parties indiquent avoir réalisé les chiffres d’affaires suivants au titre de la diffusion d’annonces sur leur portail respectif :
104. Les parties indiquent avoir attiré sur leur portail respectif des visiteurs uniques, selon les ordres de grandeur suivants :
*Le nombre de visiteurs uniques est sans doute plus élevé dans la mesure où, en 2020, seuls les visiteurs ayant accepté le dépôt de cookies auraient été comptabilisés (cote 3957).
105. Les parties indiquent avoir publié sur leur portail respectif les volumes d’annonces suivants :
106. Sur la période récente, le nombre d’annonces publiées indique donc que le site Immobilier.notaires.fr détiendrait environ 65 % de parts de marché en volume, la prise en compte du chiffre d’affaires généré par la diffusion d’annonces sur les portails Immonot.com et Immobilier.notaires.fr et l’audience sur ces portails pouvant toutefois conduire à relativiser l’importance de cette part de marché.
107. Par ailleurs, l’importance pour les notaires de diffuser sur le portail détenu par le CSN, depuis 2019, et présenté comme le portail « site officiel de l’immobilier des notaires de France » pourrait constituer une barrière à l’entrée ou à l’expansion. À titre illustratif, ce portail est présenté comme un des outils « essentiels en termes de communication de l’office »103 dans le kit d’accueil 2017 remis par le CSN aux nouveaux notaires.
108. Il résulte de ce qui précède que, à ce stade de l’instruction, il ne peut être exclu que le groupe ADSN détienne une position dominante sur le marché français de la diffusion d’annonces immobilières sur des portails dédiés aux offices notariaux.
b) Le marché de la multidiffusion des annonces immobilières notariales sur des portails non spécialisés
109. Tandis que le marché de la diffusion décrit ci-dessus concerne l’activité des portails diffusant des annonces immobilières, le marché de la multidiffusion porte sur l’activité des acteurs proposant aux notaires un service d’intermédiation qui leur permet de diffuser leurs annonces sur différents portails. En conséquence, contrairement au chiffre d’affaires, les critères du nombre d’annonces publiées et de l’audience des sites généralistes sont sans lien avec le pouvoir de marché des deux entreprises actives sur ce marché de la multidiffusion.
110. Sur la période récente, le Groupe ADSN a réalisé un chiffre d’affaires supérieur à celui de la saisissante au titre de la multidiffusion* :
*Sont incluses uniquement les recettes tirées de la multidiffusion d’annonces sur les portails nationaux, les portails régionaux et les portails internationaux.
111. En conséquence, à ce stade de l’instruction, il ne peut être exclu que le Groupe ADSN détienne une position dominante sur le marché français de la multidiffusion des annonces immobilières notariales sur des sites non spécialisés.
D. LES PRATIQUES DENONCEES
112. Conformément à l’article L. 462-8 du code de commerce, l’Autorité peut « rejeter la saisine par décision motivée lorsqu'elle estime que les faits invoqués ne sont pas appuyés d'éléments suffisamment probants ou, pour les saisines reçues en application du II et du IV de l'article
L. 462-5, lorsqu'elle ne les considère pas comme une priorité ».
113. Au cas d’espèce, la saisissante dénonce un abus de position dominante mis en œuvre par le groupe ADSN dans le secteur des prestations de services à destination des notaires, pratique contraire aux dispositions des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 TFUE.
114. Les développements ci-après portent sur les principes régissant l’examen d’un abus de position dominante (1) et l’analyse des pratiques dénoncées (2).
1. RAPPEL DES PRINCIPES
115. Concernant la caractérisation d’un abus de position dominante, il doit être rappelé que, si l’existence d’une telle position n’est pas en soi condamnable, cette situation impose, selon la jurisprudence constante, à la personne qui la détient une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte, par son comportement, à une concurrence effective et non faussée sur le marché intérieur de l’Union (arrêts de la Cour de justice du 9 novembre 1983, Michelin, 322/81, point 57, du 2 avril 2009, France Télécom, C-202/07 P, point 105, et du Tribunal de l’Union du 7 octobre 1999, Irish Sugar, T-228/97, point 112).
116. Afin d’établir le caractère abusif d’une pratique d’éviction, l’effet anticoncurrentiel de celle-ci sur le marché doit exister, mais il ne doit pas nécessairement être avéré, la démonstration d’un effet anticoncurrentiel potentiel de nature à évincer les concurrents au moins aussi efficaces que l’entreprise en position dominante étant suffisante (arrêt TeliaSonera Sverige, précité, point 64).
2. LES PRATIQUES DENONCEES
117. La saisissante estime que le groupe ADSN mettrait en œuvre une stratégie globale visant, par diverses pratiques, à l’évincer des marchés sur lesquels elle est présente, notamment les marchés de la diffusion et de la multidiffusion d’annonces immobilières notariales.
118. Les principales composantes de la stratégie d’éviction alléguée sont une confusion entre les activités en concurrence et en monopole du groupe ADSN (à travers l’usage du logo de la profession par exemple, voir les paragraphes 44 et 45 ci-dessus), des prix anormalement bas (voir le paragraphe 46 ci-dessus), des subventions croisées (voir le paragraphe 47 ci-dessus) et la coupure d’une passerelle informatique le 10 novembre 2020 (voir les paragraphes 48 et suivants ci-dessus).
119. Ce dernier élément, qui motive la demande de mesures conservatoires de la saisissante, peut être analysé comme suit. À l’issue de pourparlers de presque deux ans, le groupe ADSN a placé Notariat Services face à l’alternative suivante :
- soit accepter de développer une passerelle vers Immobilier.notaires.fr avec de nouvelles fonctionnalités de multidiffusion ;
- soit refuser de procéder à ces développements et subir les conséquences d’une coupure de la passerelle, notamment l’impossibilité de diffuser les annonces immobilières de ses clients notaires vers Immobilier.notaires.fr, portail revêtant, selon la saisissante, une importance particulière aux yeux d’une grande partie de la profession, au risque de subir résiliations et menaces de résiliation de la part d’un nombre non-négligeable de ses clients (voir le paragraphe 69 ci-dessus).
120. Dans la première branche de l’alternative, Notariat Services affirme que l’offre de multidiffusion du groupe ADSN aurait gagné en attractivité par rapport à la sienne. Combiné avec les autres avantages indus dont bénéficierait le groupe ADSN, ce choix reviendrait à « offrir une vitrine commerciale »106 aux offres de multidiffusion du groupe ADSN dans son propre logiciel de négociation immobilière, alors même que les deux entreprises sont en concurrence pour ce type de service et que le groupe ADSN refuse la mise en place d’une passerelle en sens inverse depuis son espace client. La passerelle réciproque permettrait aux notaires d’utiliser leurs contrats de diffusion ou de multidiffusion signés avec Notariat Services à partir de l’espace client du portail Immobilier.notaires.fr.
121. Dans la seconde branche de l’alternative, la coupure de la passerelle oblige les notaires qui désirent diffuser sur les deux portails spécialisés à créer, une première fois, leurs annonces sur le logiciel Immonot Pro (pour les diffuser sur Immonot.com ou utiliser leur contrat de multidiffusion éventuellement souscrit auprès de Notariat Services) et, une seconde fois, sur leur espace client sur Immobilier.notaires.fr (pour les diffuser sur ce portail ou utiliser leur contrat de multidiffusion souscrit auprès du groupe ADSN)107.
122. Il résulte de ce qui précède que les éléments soumis à l’Autorité, à ce stade de l’instruction, apparaissent d’étayés de suffisamment d’éléments probants pour justifier la poursuite de l’instruction au fond.
E. SUR LES MESURES CONSERVATOIRES
123. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, « des mesures conservatoires peuvent être décidées dès lors que les faits dénoncés apparaissent susceptibles, en l’état des éléments produits aux débats, de constituer une pratique contraire aux articles L. 420-1 ou L. 420-2 du code de commerce, à l’origine directe et certaine d’une atteinte grave et immédiate aux intérêts protégés par l’article L. 464-1 du code de commerce ; (...) la caractérisation d’une telle pratique n’est pas requise à ce stade de la procédure » (arrêt de la Cour de cassation du 4 octobre 2016, Orange, n° 15-14158).
124. Les intérêts protégés par l’article L. 464-1 du code de commerce sont ceux de l’économie générale, du secteur intéressé, des consommateurs et de l’entreprise plaignante.
125. La gravité et l’immédiateté de l’atteinte portée à un au moins de ces intérêts protégés justifient le prononcé d’une mesure conservatoire, s’il existe un lien de causalité entre les faits dénoncés et l’atteinte grave et immédiate constatée, et si les faits dénoncés sont susceptibles en l’état des éléments produits aux débats, de constituer une pratique contraire aux articles L. 420-1 ou L. 420-2 du code de commerce.
126. Au cas d’espèce, la saisissante demande à l’Autorité de prononcer des mesures conservatoires car elle estime que, parmi les différentes pratiques dénoncées dans sa saisine, celle tenant à la coupure de la passerelle, analysée aux paragraphes 121 et suivants de la présente décision, porte une atteinte grave et immédiate à ses intérêts. Toutefois, l’absence de lien de causalité entre cette pratique et l’atteinte alléguée (1) et le caractère non immédiat de cette prétendue atteinte (2) conduisent l’Autorité à rejeter la demande de mesures conservatoires (3).
1. SUR LE LIEN DE CAUSALITE ENTRE LES FAITS DENONCES ET L’ATTEINTE ALLEGUEE
127. La mesure de coupure de la passerelle qui fait l’objet de la demande de mesures conservatoires résulte du choix de Notariat Services de ne pas développer la fonctionnalité relative à la multidiffusion. En effet, le groupe ADSN lui a indiqué, à plusieurs reprises, qu’il couperait la passerelle si les développements décrits dans le cahier des charges qu’il lui a transmis (paragraphes 55 à 60 ci-dessus) n’étaient pas homologués par ses services. En 2020, le groupe ADSN a ainsi affirmé son intention de couper la passerelle en janvier, septembre, octobre et novembre (paragraphes 59, 62, 63 et 67 ci-dessus).
128. Or, Notariat Services a décidé de ne pas réaliser certains développements demandés par le groupe ADSN et donc, de s’exposer à une coupure de la passerelle et aux conséquences qui s’en suivraient.
129. En outre, le développement de la fonctionnalité relative à la multidiffusion n’apparaît pas soulever d’obstacles financiers ou techniques majeurs. Ce développement pourrait en effet permettre à Notariat Services d’obtenir a minima la contribution financière sur laquelle les parties se sont entendues à l’été 2020 (7 450 euros), contribution que le groupe ADSN refuse de payer tant que les développements ne sont pas homologués108. De plus, la saisissante n’a pas soulevé l’existence d’un obstacle technique qui s’opposerait au développement de la fonctionnalité relative à la multidiffusion. Enfin, au demeurant, il faut noter que tous les autres éditeurs de logiciels sont parvenus à la mettre en œuvre109.
130. Les difficultés que rencontre actuellement la saisissante ne sont donc pas directement liées aux faits dénoncés, à savoir la coupure de l’ancienne passerelle, mais à un choix qu’elle a elle-même opéré, à savoir son refus de développer la fonctionnalité de multidiffusion conditionnant l’activation de la nouvelle passerelle, développement dont elle n’établit pas qu’il aurait été susceptible de porter immédiatement atteinte à ses intérêts.
2. SUR LE CARACTERE IMMEDIAT DE L’ATTEINTE PORTEE AUX INTERETS PROTEGES
131. Seule une atteinte immédiate peut justifier une intervention en urgence de l’Autorité, visant à empêcher la réalisation d’un dommage que la décision au fond serait impuissante à prévenir ou à réparer. L’intervention de l’Autorité peut ainsi être sollicitée pour mettre fin en urgence à un comportement récent qu’il conviendrait de faire cesser afin que le dommage ne puisse se matérialiser ou prendre de l’ampleur.
132. Au cas d’espèce, les éléments au dossier ne démontrent pas que Notariat Services subirait une atteinte immédiate à ses intérêts si elle développait la fonctionnalité relative à la multidiffusion.
133. En premier lieu, tout porte à croire que le groupe ADSN activerait la nouvelle version de la passerelle si Notariat Services développait la fonctionnalité relative à la multidiffusion. En effet, l’ensemble des autres développements jugés essentiels par le groupe ADSN ont été réalisés par Notariat Services et vérifiés par les services du groupe ADSN110. Le groupe ADSN a ainsi proposé à Notariat Services « de lui ouvrir l’accès à la nouvelle passerelle malgré l’absence de développement de toutes les fonctionnalités, à la condition toutefois qu’elle s’engage, avant le 10 novembre 2020, à réaliser celui lié à la seule multidiffusion (un développement particulièrement important et utile pour les clients d’ADNOV qui utilisent un logiciel) »111. En outre, selon la saisissante, l’ensemble des développements demandés par le groupe ADSN requièrent au maximum un mois de travail à temps plein d’un informaticien.112
134. De plus, le groupe ADSN a déclaré en audition que : « La coupure pénalise aussi ADNOV. […] Cela a un fort impact sur notre image »113. À l’appui de cette déclaration, elle a transmis les réclamations de plusieurs clients mécontents114.
135. En second lieu, la saisissante a certes allégué que la nouvelle version de la passerelle pourrait concourir à son éviction du marché mais elle n’a apporté aucun élément permettant d’étayer un dommage immédiat. Au surplus, une telle activation permettrait aux clients de Notariat Services d’utiliser, à partir du logiciel Immonot Pro, leurs contrats de diffusion sur le portail du CSN et de multidiffusion souscrits auprès du groupe ADSN.
136. Il résulte de ce qui précède que les éléments au dossier, à ce stade, ne permettent pas de démontrer que Notariat Services se trouverait, à brève échéance, dans une situation critique si elle acceptait de développer la fonctionnalité relative à la multidiffusion, condition imposée par le groupe ADSN pour activer la nouvelle version de la passerelle.
137. S’agissant de l’atteinte à l’économie générale, au secteur intéressé et à l’intérêt des consommateurs, la saisissante considère que la coupure de la passerelle pourrait pénaliser les notaires diffuseurs d’annonces immobilières, de même que les vendeurs, les acquéreurs, les bailleurs et loueurs de biens immobiliers en empêchant la réalisation de transactions immobilières115. Or, les opérations affectées par la coupure de la passerelle, à savoir la diffusion des annonces sur le site immobilier.notaires.fr et la multidiffusion à partir de ce portail, sont toujours possibles depuis l’espace client du portail ou depuis les logiciels de négociation immobilière autres qu’Immonot Pro. Elles pourraient également être possibles depuis le logiciel de la saisissante si elle développait la fonctionnalité relative à la multidiffusion.
138. La saisissante n’a pas demandé de mesures conservatoires pour ce qui concerne les pratiques autres que la coupure de la passerelle. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner le caractère immédiat de leur éventuelle atteinte aux intérêts protégés.
3. CONCLUSION
139. Il ressort de ce qui précède que les conditions relatives au lien de causalité et à l’immédiateté de l’atteinte ne sont pas remplies en l’espèce. En conséquence, sans qu’il y ait lieu de vérifier si la condition relative à la gravité de l’atteinte est remplie, il convient de rejeter la demande de mesures conservatoires présentée par Notariat Services.
DÉCISION
Article 1er : Il y a lieu de poursuivre l’instruction au fond de la saisine enregistrée sous le numéro 20/0111 F.
Article 2 : La demande de mesures conservatoires enregistrée sous le numéro 20/0112 M est rejetée.
NOTES
1 Ce résumé a un caractère strictement informatif. Seuls font foi les motifs de la décision numérotés ci-après.
2 Pratique qui consiste, pour les notaires, à souscrire à un contrat auprès de Notariat Services ou de groupe ADSN pour pouvoir diffuser des annonces immobilières sur des portails autres que ceux gérés par ces entreprises, par exemple SeLoger ou Leboncoin.
3 Cote 6.
4 Cote 6.
5 Cote 1284.
6 Site internet du groupe ADSN, rubrique « Qui sommes-nous ? ».
7 Cote 1320.
8 Cote 1320.
9 Cote 1321. Selon le groupe ADSN, ce monopole est « fondé sur l’article 16 du décret 71-941 du 26/11/1971 ». Ce dernier prévoit que « Le notaire qui établit un acte sur support électronique utilise un système de traitement et de transmission de l'information agréé par le Conseil supérieur du notariat et garantissant l'intégrité et la confidentialité du contenu de l'acte ».
10 Cote 1322. Selon le groupe ADSN, ce monopole est « fondé sur la loi n° 2011-331 du 28 mars 2011 et du décret n° 2013-803 du 3 septembre 2013 ainsi que sur une convention conclue entre le CSN et l’ADSN (Convention de délégation Base de références immobilières) du 10 janvier 2019 ».
11 Cotes 1322 et 1323.
12 Compte de résultat 2019 d’ADNOV, source www.data.inpi.fr.
13 Cotes 1178 et 3865. Le seuil de 50 000 euros a été défini par le CSN pour identifier les offices ayant une activité significative en négociation immobilière.
14 Décision n° 18-DCC-18 du 1er février 2018 relative à la prise de contrôle exclusif de la société Concept Multimédia par le groupe Axel Springer, paragraphe 136.
15 Le 13 janvier 2020, l’Autorité a envoyé un questionnaire à l’ensemble des études de notaires identifiées par le CSN comme ayant eu une activité significative en négociation immobilière en 2019. Les réponses exploitables représentent 58 % des études interrogées. Selon ce test de marché, 90 % des répondants qui diffusent leurs annonces en ligne, utilisent à la fois des portails spécialisés et non-spécialisés.
16 Cotes 3343 et 3808.
17 Cote 4353.
18 Cote 3342.
19 Cote 4353.
20 Pratique pour les annonceurs, tels que les offices notariaux, consistant à diffuser des petites annonces immobilières sur plusieurs portails (décision n° 18-DCC-18, précitée, paragraphe 136).
21 Décision n° 18-DCC-18, précitée, paragraphes 145 et suivants.
22 Cotes 3910 à 3912 pour le groupe ADSN et cotes 4077 et 4079 pour Notariat Services.
23 Cote 1761.
24 Cote 33 de la saisine n° 20/0111 F.
25 Cote 1832.
26 Cote 4113.
27 Cote 1846.
28 Dans le cadre des contrats de multidiffusion, les notaires ont la possibilité de diffuser un nombre défini d’annonces sur un support spécifique. À titre illustratif, un notaire peut acheter à l’avance la diffusion de 10 annonces sur le portail Leboncoin. Ce « crédit » se consomme alors à mesure de la diffusion des annonces sur Leboncoin.
29 Cotes 1761 et 1834.
30 Cote 1761.
31 Cotes 3201 et 4079.
32 Cote 1761.
33 Cotes 988 et 989 de la saisine n° 20/0111 F.
34 Cotes 997 à 999 et 1001 à 1005 de la saisine n° 20/0111 F.
35 Cotes 410-411, 413-414, 580-581, 598-599, 1906-1907, 3097.
36 Cote 417.
37 Cote 44 de la saisine n° 20/0111 F.
38 Cote 44 de la saisine n° 20/0111 F.
39 Capture d’écran du 26 avril 2021.
40 La marque « CONSEIL SUPERIEUR DU NOTARIAT » a été déposée en 2012 par le CSN (numéro de dépôt 3915151). En 2021, le CSN a déposé une marque similaire en noir et blanc (numéro de dépôt 4763348).
41 Cotes 951 et 722 de la saisine n° 20/0111 F.
42 L’article 15 de la loi n° 2011-331 du 28 mars 2011 de modernisation des professions judiciaires ou juridiques et certaines professions réglementées a donné au CSN compétence exclusive pour centraliser et diffuser les données relatives aux transactions immobilières. Le CSN a délégué au groupe ADSN la gestion de cette base de données (à l’exception des transactions en Ile-de France), dénommée Perval.
43 Cote 3827.
44 Cote 8.
45 Cotes 610 et 611.
46 Cote 1670.
47 Cote 1328.
48 Cote 1810.
49 Cote 1810.
50 Cotes 601 et 602.
51 Cote 2067.
52 Cote 2067.
53 Cote 3803.
54 Cotes 2218 et 2219.
55 Cotes 2531 et 2532.
56 Cote 3803.
57 Cotes 808 et 809.
58 Cote 808.
59 Cote 2378.
60 Cotes 2447 à 2526.
61 Cotes 1543 à 1546.
62 Courriers du 2 juillet (cote 408), du 13 juillet (cotes 413-414), du 17 juillet (cotes 416-417) et du 28 juillet
(cotes 1906-1907).
63 Cote 417.
64 Cotes 580-581 et 1566-1567.
65 Cotes 571-572.
66 Cote 574.
67 Cotes 585 et 586.
68 Cotes 585-586 et 601-602.
69 Cotes 601 et 602.
70 Cotes 605 à 608.
71 Cote 3181.
72 Cote 4386.
73 Cote 1285.
74 Cote 24.
75 Arrêt du Tribunal de l’Union du 6 juillet 2000, Volkswagen AG, T-62/98, point 230.
76 Décision n° 21-D-03 du 18 février 2021 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société Plüm Énergie dans le secteur de la fourniture d’électricité en France, paragraphe 36.
77 Décision n° 18-DCC-18, précitée, paragraphes 20 à 29.
78 Décision n° 18-DCC-18, précitée, paragraphes 31 à 36 puis paragraphes 37 à 42.
79 Décision n° 18-DCC-18, précitée, paragraphes 49 à 86.
80 Décision n° 18-DCC-18, précitée, paragraphes 37 à 48.
81 Décision n° 18-DCC-18, précitée, paragraphe 43.
82 Cote 1797.
83 Cote 922.
84 Cote 1832, voir dans le même sens la cote 1342.
85 Le 13 janvier 2020, l’Autorité a envoyé un questionnaire à l’ensemble des études de notaires identifiées par le CSN comme ayant eu une activité significative en négociation immobilière en 2019. Les réponses exploitables représentent 58 % des études interrogées. Cote 3115.
86 Le premier est la possibilité de multidiffuser sur des portails attractifs.
87 La principale spécificité de la clientèle captée grâce aux portails spécialisés est la « recherche de la sécurité dans la négociation immobilière par le recours à un notaire ».
88 Cote 31 de la saisine n° 20/0111 F et cote 1344 de la saisine n° 20/0112 M.
89 Il ressort des fichiers clients transmis par les parties que les notaires ne souscrivent qu’à un seul contrat de multidiffusion, auprès soit de Notariat Services, soit du groupe ADSN, mais souscrivent fréquemment à un contrat de diffusion à la fois sur Immonot.com et Immobilier.notaires.fr.
90 Cote 3115.
91 Cote 3910.
92 Cotes 4077 et 3875.
93 Décision n° 21-D-03, précitée, paragraphe 57.
94 Arrêts de la Cour de justice de l’Union du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche, 85/76, paragraphe 38 et du 6 décembre 2012, AstraZeneca, C-457/10 P, paragraphe 175.
95 Décision n° 21-D-03, précitée, paragraphe 58.
96 Décision n° 18-DCC-18, précitée, paragraphes 211 et suivants.
97 Cote 4075.
98 Cote 4391.
99 Cote 3342.
100 Cote 4353.
101 Cote 3342.
102 Cote 4353.
103 Cote 3830.
104 Cote 4077.
105 Cote 4391.
106 Cote 3833.
107 Cote 845.
108 Cote 1926.
109 Cote 1670.
110 Cote 3102.
111 Cote 3181.
112 Cote 1868.
113 Cote 1810.
114 Cotes 3331 à 3338.
115 Cotes 24 et 25.