CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 8 septembre 2021, n° 18/18834
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Générale de Manutention Portuaire (SA)
Défendeur :
Maersk Line (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
M. Gilles, Mme Depelley
Avocats :
Me Duval, Me Jouve, Me Ingold
La société de droit Danois Maersk A/S anciennement dénommée Maersk Line ou AP Moller-Maersk Line A/S (ci-après dénommée « Maersk ») exerce l'activité de transporteur maritime de marchandises par conteneurs.
La société Générale de Manutention Portuaire (ci-après dénommée « GMP ») exerce comme manutentionnaire sur le port du Havre.
Les parties ont conclu un accord de manutention portuaire Terminal Contract - le 12 février 1999 pour les besoins de manutention d'un service maritime entre l'Europe du Nord et les Antilles françaises.
Le 1er août 2010, les sociétés Maersk et GMP sont convenues de l'exploitation d'un service AE8 sur une ligne Asie-Europe, et en 2012 un nouveau contrat dénommé Terminal Services Contract a été conclu pour une durée indéterminée.
A compter du 22 juillet 2014, un nouveau service AE6 a été mis en place et la société Maersk a confié à la société GMP les opérations commerciales de ses navires en escale sur cette ligne. Aux fins de pérenniser ce partenariat, les parties ont entamé des pourparlers visant à sa contractualisation.
Par courriel du 5 décembre 2014, la société Maersk a notifié à la société GMP sa volonté de mettre un terme à ce partenariat.
Par acte extrajudiciaire du 1er septembre 2015, la société GMP a assigné la société Maersk devant le tribunal de commerce de Lille Métropole, en dommages-intérêts pour rupture brutale des relations commerciales établies.
C'est dans ces conditions que par un jugement du 22 mai 2018, le tribunal de commerce de Lille Métropole a :
Dit la demande de la société GMP recevable, mais non fondée,
Débouté la société GMP de toutes ses demandes,
Condamné la société GMP à payer à la société Maersk la somme de 7 500 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamné la société GMP aux frais et dépens.
Par déclaration au greffe de la Cour du 24 juillet 2018, la société GMP a interjeté appel de ce jugement.
Vu les dernières conclusions signifiées et déposées le 17 mars 2020 par la société GMP, demandant à la Cour de :
Vu l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce,
Vu les articles L. 5422-19 et suivants du code des transports, ensemble les articles R. 5422-28 et suivants du code des transports,
Vu l'article R. 5422-6 du code des transports,
Vu l'article 1104 du code civil,
Vu l'article 1240 du Code civil, ensemble l'article 32-1 du code de procédure civile,
- Constater que les sociétés Maersk et GMP sont en relation d'affaire depuis 1999 ;
- Constater que leur relation s'est renouvelée par la signature d'accords tarifaires successifs et contrats cadre ;
- Constater que l'ensemble de ces accords ont porté sur un objet identique, à savoir des prestations de manutention et stockage des marchandises transportées par les navires exploités par la société Maersk ;
- Constater que concernant le service « AE6 », un accord tarifaire pour la période 2014/2015 et un accord tarifaire de principe pour l'évolution de la tarification en fonction de l'augmentation du trafic pour la période 2016/2017 ont été conclus entre les parties ;
- Constater que les parties étaient en cours de négociations pour la contractualisation de leur partenariat sur le service « AE6 » ;
- Constater que le lancement du partenariat « 2M » est indifférent à l'appréciation du caractère établi de la relation commerciale des parties ;
- Constater que le secteur d'activité du transport maritime n'est pas exclusif de la notion de relation commerciale établie ;
- Constater que la notification de rupture du service « AE6 » au 2 janvier 2015, par courriel du 4 décembre 2014, a laissé un délai de préavis de 27 jours ;
- Dire et juger ce délai de préavis manifestement insuffisant au regard de la durée de la relation commerciale établie des sociétés Maersk et GMP ;
- Constater que la rupture de la relation commerciale établie est motivée par le choix de l'armateur de confier les navires opérés sur ce service à un manutentionnaire concurrent ;
- Constater qu'il est d'usage entre les parties de faire application d'un délai de préavis minimum de 3 mois ;
- Constater que dans les faits un préavis de 3 mois aurait pu être respecté, le service maritime ayant pris fin le 15 février 2015 ;
- Constater qu'aucun accord n'est intervenu entre les parties sur un délai de préavis réduit à un mois ;
- Constater que la société Maersk a laissé se créer chez son partenaire une confiance légitime dans la conclusion d'un contrat et la poursuite du service « AE6 » ;
- Dire et juger que la notification de la rupture était imprévisible ;
- Constater que le montant de l'indemnité sollicitée en principal correspond à la perte de marge subie par la société GMP sur la période de préavis raisonnable, déduction faite des charges variables ;
- Constater que la société Maersk fait preuve d'une résistance abusive ;
En conséquence,
- Confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a retenu l'existence d'une relation commerciale établie entre les sociétés GMP et Maersk, initiée en 1999 ;
- Infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a qualifié de non brutale la rupture de leur relation commerciale établie, et débouté la société GMP de sa demande indemnitaire ;
- Dire et juger que la société Maersk a brutalement mis un terme à la relation commerciale établie qu'elle entretenait avec la société GMP, à raison du non-respect d'un délai de préavis suffisant ;
- Condamner la société Maersk à payer à la société GMP la somme en principal de 569 565, augmentée des intérêts aux taux légaux à compter de l'assignation et capitalisation des intérêts, en réparation du préjudice souffert, consécutif à la brutalité de la rupture ;
- Condamner la société Maersk à payer à la société GMP la somme de 20 000 à titre de dommages-intérêts pour résistance abusive ;
- Condamner la société Maersk à payer à la société GMP la somme de 20 000, sur le fondement de l'article 700 du CPC outre les entiers dépens d'instance ;
Vu les dernières conclusions signifiées et déposées le 30 avril 2020 par la société Maersk, demandant à la Cour de :
Vu les articles L. 134-11 et L. 442-6-I 5° du code de commerce,
Vu l'ancien article 1315 du code civil (désormais article 1353),
A titre principal,
Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Lille du 22 mai 2018 sauf en ce qu'il a jugé que la durée des relations commerciales entre la société Générale de Manutention Portuaire et la société Maersk A/S anciennement dénommée Maersk Line A/S est de 16 ans, et statuant à nouveau :
- Débouter la société Générale de Manutention Portuaire de ses demandes ;
A titre subsidiaire,
- Débouter la société Générale de Manutention Portuaire de toutes ses demandes ;
En tout etat de cause
- Condamner la société Générale de Manutention Portuaire à lui payer la somme de 1 000 euros au regard du préjudice moral et de réputation subie ;
- Confirmer la condamnation de la société Générale de Manutention Portuaire à lui payer la somme de 7 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Y ajouter, condamner la société Générale de Manutention Portuaire à lui payer la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance d'appel.
SUR CE
LA COUR
La société GMP considère, sur le fondement de L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 24 avril 2019, que le caractère établi de la relation s'apprécie au regard de l'ensemble des opérations réalisées entre les partenaires, quand bien même elles ne reposeraient pas sur le même support, dès lors qu'elles ont un même objet. Ainsi, la succession de contrats ponctuels distincts suffit à considérer la relation comme « établie ».
La société GPM soutient en l'espèce qu'en en plus du contrat dit Terminal Contract signé le 12 février 1999, les parties ont également conclu des accords tarifaires entre 1999 et 2012, et qu'en 2010 elles se sont ont également engagées dans une relation contractuelle visant le service AE8. Enfin, et concernant le service AE6 litigieux, la société GPL expose que les parties sont convenues d'une grille tarifaire pour la période 2014-2015. La société GPM fait valoir que l'ensemble de ces accords visent l'activité de manutention portuaire, quelles que soient les lignes ou services concernées.
Au contraire, pour la société Maersk, ce n'est pas la durée qui définit le caractère établi de la relation commerciale, contrairement à ce qu'a retenu le tribunal, mais bien l'effectivité et la réalité de ladite relation.
Selon elle, le caractère établi de la relation commerciale n'est pas démontré en l'espèce car non seulement l'instabilité des relations entre les manutentionnaires portuaires et les armateurs est naturelle compte tenu de l'évolution constante des services et lignes maritimes mais, en outre, aucun contrat ni aucun accord tarifaire n'aurait encore été signé pour le service AE6 au jour de la notification du préavis. Par ailleurs, selon elle, le service AE6 ne pourrait être associé à la durée d'un autre service maritime manutentionné par la GMP, le cadre, l'objet et la nature de ces opérations étant fondamentalement distincts.
Sur ce :
Il est établi que les parties ont été en relations d'affaires constantes et durables à raison d'un service maritime entre l'Europe du Nord et les Antilles françaises, dans le cadre d'un contrat dit « Terminal Contract » depuis 1999 et d'une succession d'accords tarifaires allant jusqu'à fin 2012, pour ce qui concerne le plus récent produit aux débats.
Postérieurement à cette date la société Maersk explique sans être valablement contredite que le service est désormais opéré dans le cadre d'un accord de partage de slots sur des navires opérés par CMA CGM qui a choisi d'escaler au Havre auprès de sa filiale, la société GMP.
Si, en effet, la société GMP entend continuer à se prévaloir de ce service, elle échoue à rapporter la preuve, qui lui incombe, de la continuité de cette relation commerciale pour cette ligne et elle n'explique pas pourquoi les parties n'ont plus régularisé d'accord tarifaire après 2012.
Il est encore établi que, le 1er août 2010, les parties ont conclu un contrat pour le service d'une ligne AE8, ce qui a donné lieu à un contrat écrit daté du 11 janvier 2012, dénommé Terminal Services Contract. Il s'agit également d'un accord définissant les obligations générales des parties et il comporte un accord tarifaire en appendice. Il prévoit également que des lignes particulières soient définies par un appendice n° 4. A cet égard, il est constant que cet accord a servi d'instrument pour la contractualisation de prestations spécifiques au service d'une ligne dite AE8 entre l'Asie et l'Europe.
Il est également constant que le service de la ligne AE8 a été interrompu en 2012 (voir les conclusions de la société GMP, page 5, qui en admet le fait, ainsi que les pièces produites par celle-ci sur une indemnité transactionnelle du fait de l'arrêt de cette prestation).
Or, le présent litige a pour origine la seule ligne dénommée AE6, dont la cessation par la société Maersk du recours aux services de manutention portuaire au Havre de la société GMP est considérée comme brutale par celle-ci.
La ligne AE6 a été créée par la société Maersk en 2014 et consiste en un nouveau service entre l'Europe et l'Asie desservant le port du Havre.
Il est constant que les pourparlers en vue de la contractualisation entre les parties ont commencé après le début de l'exploitation qui a commencé en juillet 2014, alors que la réunion de négociation au siège de la société GMP a eu lieu le 27 novembre 2014.
Par conséquent et selon l'accord des parties, tous les éléments objets de la négociation n'étaient pas définis lorsque la société GMP a commencé à opérer et ainsi en va-t-il en particulier du délai de préavis de rupture.
Sur ce point, la Cour considère au vu, en particulier, d'un article de presse de septembre 2014 et du courriel du 1er décembre 2014 adressé par la société GMP à la société Maersk et qui fait référence à la réunion de négociation déjà mentionnée, que les parties avaient dès cette époque comme préoccupation commune l'arrivée du projet 2M - un accord de partage de navire entre Maersk et MSC - au regard duquel la société GMP savait dès avant le 27 novembre 2014 - date à laquelle elle avait accepté de retarder la négociation sur le préavis de rupture - que son intervention pour la ligne AE6 ne durerait que le temps nécessaire à l'entrée en vigueur du nouveau projet entraînant nécessairement la fin de son intervention.
C'est ainsi que dans ce courriel, la société GMP indique : « Prenant en considération la période de transition due à l'arrivée du « 2M »....la période préavis de 3 mois s'applique mais il a été convenu par les parties que MSK fera son maximum pour informer dès que possible avec au minimum un préavis d'un mois. Dans ce cas, en recevant un préavis écrit d'un mois minimum, GMP ne présentera aucune réclamation et ne recherchera pas une compensation financière ».
Peu important que cette négociation contractuelle n'ait pas été finalisée, il est établi néanmoins que dans le concret de la relation commerciale afférente à la ligne AE6, qui de par la volonté des parties et la pratique qu'ils ont suivie depuis l'origine de leurs rapports d'affaire, doit être distinguée du service des autres lignes de la société Maersk, la société GMP connaissait dès avant la réunion de négociation du 27 novembre 2014 le caractère essentiellement précaire de son intervention pour ce service.
Or, la société Maersk a en l'espèce donné préavis écrit le 5 décembre 2014 à effet du 2 janvier 2015.
Compte tenu de la connaissance par la société GTM du caractère essentiellement précaire de cette fourniture de services, elle ne soutient pas valablement qu'elle pouvait légitimement s'attendre à un préavis de rupture de trois mois.
En n'accordant par écrit un préavis du 5 décembre 2014 au 2 janvier 2015, la société Maersk n'a pas en l'espèce commis le délit civil de rupture brutale de relations commerciales établies.
Par conséquent, le jugement sera confirmé en toutes ses dispositions.
Il n'est pas établi en l'espèce que la société GPM a commis un abus de procédure. La demande reconventionnelle de la société Maersk en dommages-intérêts formée de ce chef sera rejetée.
La société GPM, qui succombe, versera en équité à la société Maersk une somme de 5 000 euros d'indemnité de procédure au titre de l'article 700 du code de procédure civile et supportera la charge des dépens d'appel.
PAR CES MOTIFS :
Confirme le jugement entrepris,
Condamne la société GPM à payer à la société Maersk une somme de 5 000 euros d'indemnité de procédure au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne la société GPM aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile,
Rejette toute autre demande.