CA Paris, Pôle 5 ch. 16, 7 septembre 2021, n° 20/04736
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Project Distribution (Sté)
Défendeur :
Jann-K Créations (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Ancel
Conseillers :
Mme Schaller, Mme Aldebert
Avocats :
Me Hue, Me Bouton, Me Gins
FAITS ET PROCEDURE
1 La société Project Distribution est une société belge qui a une activité de grossiste dans le domaine du textile et d'exploitant de boutiques de prêt à porter « No concept ».
2 La société JANN-K CREATIONS est une société française spécialisée dans le secteur d'activité du commerce de gros d'habillement et de chaussures qui exploite la marque de prêt à porter « MKT Studio ».
3 La société JANN-K CREATIONS a confié à la société Project Distribution la distribution de ses produits « MKT » Studio sur le territoire belge, à destination de revendeurs multimarques professionnels.
4 Par un courrier reçu le 25 avril 2018 faisant suite à une discussion téléphonique la société JANN-K CREATIONS a informé la société Project Distribution de sa volonté de mettre un terme à la relation commerciale initiée en 2012 et lui a fait une proposition d'indemnisation de préavis eu égard à l'ancienneté de leurs relations commerciales qui avaient duré 5 années.
5 Aucun accord n'est intervenu.
6 C'est dans ce contexte que par exploit en date du 10 août 2018, la société Project Distribution a fait assigner la société Jann-K Créations aux fins de la voir condamner à lui verser la somme de 39 719 à titre d'indemnisation du préjudice subi du fait de la rupture brutale de la relation commerciale établie.
7 La société JANN-K Créations s'y est opposée sollicitant reconventionnellement le paiement de 19 factures demeurées impayées suite aux commandes effectuées par la société Project Distribution après la notification de la résiliation de leur relation commerciale entre septembre et décembre 2018.
8 Par jugement du 3 février 2020 le Tribunal de commerce de Paris a :
« Retenu que la rupture de la relation commerciale entre la SA de droit belge Project Distribution et la SAS Jann-K Créations, ne présente aucun caractère brutal au sens de l'article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce et débouté la SA de droit belge Project Distribution de sa demande d'indemnisation formée à l'encontre de la SAS Jann-K Créations au titre d'un préavis prétendument non effectué ;
« Condamné la SA de droit belge Project Distribution à payer à la SAS Jann-K Créations la somme de 19 785,15 » au titre des factures impayées, outre les intérêts légaux depuis leur date d'exigibilité ;
Condamné la SA de droit belge Project Distribution à payer à la SAS Jann-K Créations la somme de 4 000, au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;
Ordonné d'office l'exécution provisoire du jugement ;
Condamné la SA de droit belge Project Distribution aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 74,50 dont 12,20 de TVA.
9 Par déclaration en date du 3 mars 2020, la société Project Distribution a interjeté appel de ce jugement en ce qu'il a :
- retenu que la rupture de la relation commerciale entre la société Project Distribution et la SAS Jann-K Créations ne présente aucun caractère brutal au sens de l'article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce ;
Débouté la société Project Distribution de sa demande de condamnation de la SAS Jann-K Créations au paiement d'une indemnité de 39 719 à titre d'indemnisation du préjudice subi du fait de la rupture brutale de la relation commerciale établie entre les parties ;
Débouté la société Project Distribution de sa demande de condamnation de la SAS Jann-K Créations au paiement d'une indemnité de 5 000 au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamné la société Project Distribution à payer à la SAS Jann-K Créations la somme de 4 000 au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Débouté la société Project Distribution de sa demande de condamnation de la SAS Jann-K Créations aux dépens ;
Condamné la société Project Distribution aux dépens.
II- PRÉTENTIONS DES PARTIES
10- Aux termes de ses dernières conclusions n° 2 notifiées, le 1er décembre 2020 la société Project Distribution demande à la cour au visa des articles 1219 du code civil, et L. 442-6 du code de commerce, de bien vouloir :
- INFIRMER le jugement entrepris en ce qu'il a :
Retenu que la rupture de la relation commerciale entre la société Project Distribution et la SAS Jann-K Créations ne présente aucun caractère brutal au sens de l'article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce ;
Débouté la société Project Distribution de sa demande de condamnation de la SAS Jann-K Créations au paiement d'une indemnité de 39 719 à titre d'indemnisation du préjudice subi du fait de la rupture brutale de la relation commerciale établie entre les parties ;
Débouté la société Project Distribution de sa demande de condamnation de la SAS Jann-K
Créations au paiement d'une indemnité de 5 000 au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamné la société Project Distribution à payer à la SAS Jann-K Créations la somme de 4 000 au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Débouté la société Project Distribution de sa demande de condamnation de la SAS Jann-K Créations aux dépens ;
Condamné la société Project Distribution aux dépens.
STATUANT À NOUVEAU :
- CONDAMNER la société Jann-K Créations à lui verser la somme de 46 964,82 à titre d'indemnisation du préjudice subi par cette dernière du fait de la rupture brutale de la relation commerciale établie ;
- CONDAMNER la société Jann-K Créactions au paiement d'une indemnité de 5 000 sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- CONDAMNER la société Jann-K aux dépens
11 Selon leurs dernières conclusions notifiées le 1er septembre 2020, la société JANN-K CREATIONS demande à la cour :
Déclarer mal fondée la société PROJECT DISTRIBUTION en son appel du jugement du Tribunal de Commerce de Paris du 3 février 2020 ;
Débouter la societe PROJECT DISTRIBUTION de l'ensemble de ses demandes, et conclusions,
Y faisant droit :
Confirmer le jugement du Tribunal de Commerce de Paris du 3 février 2020 en toutes ses dispositions ;
Condamner la société PROJECT DISTRIBUTION à lui verser à la somme de six mille euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens, en sus de l'indemnité allouée par le Tribunal de Commerce de Paris ;
12 L'ordonnance de clôture a été prononcée le 9 mars 2021.
III MOYENS DES PARTIES ET MOTIFS DE LA DECISION
13 Par référence à l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce, la société Project Distribution se prévaut d'une relation commerciale établie de distributeur à fournisseur caractérisée par une ancienneté de 5 ans et une exclusivité sur les produits vestimentaires de la marque MKT Studio sur le territoire belge et une forte emprise sur son activité que la société JANN-K Créations a selon elle, rompu brutalement par écrit le 25 avril 2018 sans respecter un préavis suffisant.
14 Elle fait valoir que dans le secteur de la mode et de l'habillement, la rotation du stock et la saisonnalité des produits vendus sur deux saisons jutifient un préavis rallongé que la société JANN-K Créations n'a pas respecté en notifiant son intention de mettre fin à leurs relations commerciales en avril 2018 en offrant un préavis de 3 mois et une somme de 17 000 euros la privant de la possibilité de faire des commandes sur la collection été 2019 étant précisé que la collection été débuté près d'un an avant sa présentation au public à l'issue des soldes de la collection hiver 2018-2019 . Elle soutient que ce délai ne lui laissait pas le temps de trouver un autre fournisseur pour la collection à venir s'agissant en outre de produits très renommés en belgique non substituables et sachant que ces produits représentent près de 10 % de son chiffre d'affaires soit une part non négligeable de celui-ci.
15 Elle fait valoir enfin que la société JANN-K Créations est mal fondée à se prévaloir de la réalisation dans les faits d'un préavis de 8 mois depuis la notification de la rupture dès lors que les commandes jusqu'en décembre 2018 ne portaient que sur les réassorts et ne peut être assimilable à un préavis de 8 mois comme retenu à tort par les premiers juges.
16 Elle soutient que l'intimée ne peut valablement lui opposer le non-paiement de factures postérieures à la notification de la rupture de leurs relations pour la priver de son droit au préavis et demande à être indemnisée à un préavis d'une saison en application des usages et de la jurisprudence en la matière soit la moitié de la perte de marge brute d'une année calculée sur la marge brute des 3 années 2015 2016 2017 soit la somme de 46 964,82 euros.
17 En réponse l'intimée conteste l'existence d'une exclusivité de distribution et une situation de dépendance économique et soutient qu'elle a, en répondant aux commandes de l'appelante, jusqu'en décembre 2018 exécuté un préavis de 8 mois en conformité avec les usages et en adéquation avec la relation commerciale de 5 ans existant entre les deux sociétés.
18 A l'appui de ses prétentions, elle soutient qu'il est faux de prétendre que le préavis offert à Project Distribution ne permettait, en réalité, que d'effectuer 'quelques réassorts marginaux' dans la mesure où les 13 factures impayées sont postérieures à la rupture de relations commerciales.
19 Elle conteste l'impossibilité alléguée par la société Project Distribution de « sourcer » un nouveau fournisseur dans le délai imparti en soulignant que la marge brute de ses produits représente moins de 1,5 % du chiffre d'affaires de son distributeur et qu'elle avait dès le début proposé d'indemniser la rupture en le dispensant de préavis, ce qui aurait permis de dégager un temps considérable à Project Distribution pour « sourcer » tout autre fournisseur de son choix.
20 Au soutien de l'exception d'inexécution la société JANN-K Créations prétend qu'en ne réglant pas ses factures de façon régulière depuis le mois de mai 2018, la société Project Distribution n'a pas respecté les obligations à sa charge et s'est donc privée de son droit à la poursuite du préavis, ou de l'indemnité correspondante.
21 Enfin elle conteste le montant du préjudice en faisant valoir que son montant n'est pas sérieux ni justifié.
SUR CE,
Sur la loi applicable au litige ;
22 Les parties en cause domiciliées dans deux Etats membres de l'Union européenne ont noué une relation de commerce international caractérisée par une relation de fournisseur à distributeur pour la commercialisation de produits de prêt à porter d'une marque française en Belgique. Aucun contrat écrit n'a été signé entre les parties.
23 Il convient de relever, sans que cette qualification de l'action et désignation de la loi applicable ne soient contestées par la société JANN-K Créations qui se place également sous le régime de la loi française, que la société Project Distribution soutient que son action, de nature délictuelle, est régie par la loi française, et particulièrement l'article L. 442-6 du code de commerce, en application de l'article 4 du règlement Rome II, la France étant le lieu du fait générateur du dommage et la décision de rompre les relations commerciales ayant été décidée par la société JANN-K Créations en France.
24 Les parties ayant ainsi chacune entendu, pour des droits dont elles ont la libre disposition, se placer sous le régime de la loi française, indépendamment de celle désignée par la règle de conflit de lois et s'étant abstenues d'invoquer l'application d'une loi étrangère, il sera fait application de cette loi dans le cadre de la présente instance.
Sur les relations contractuelles ayant existé entre les parties ;
25 Aux termes de l'article 1315 du code civil, celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver ;
26 La société Project Distribution se prévaut d'une exclusivité que lui aurait consentie la société JANN-K Créations sur ses produits MKT Studio sur le territoire belge, à destination des revendeurs multimarques professionnels.
27 Elle produit à l'appui de sa prétention un email du 20 novembre 2015 attestant selon elle que la société JANN-K Créations lui a demandé l'autorisation de distribuer des produits MKT Studio aux boutiques Sissy Boy à Gand et Anvers ce qui selon elle prouve nécessairement son exclusivité.
28 Toutefois ce courrier, qui ne comporte pas même le terme "d'exclusivité", n'est corroboré par aucun autre élément pour caractériser l'existence d'un accord précis sur une éventuelle exclusivité territoriale comme le fait vainement valoir la société Project Distribution.
29 La relation commerciale sera donc qualifiée sans engagement d'exclusivité du distributeur.
Sur la demande au titre de la rupture brutale des relations commerciales ;
30 En application de l'article L. 442-6-I -5° du code de commerce, dans sa version en vigueur au jour de la rupture applicable en l'espèce: « Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé, le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : (...) 5° De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels (...) . Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure (...) ».
31 Il résulte de ces dispositions qu'en ce qui concerne la rupture de relations commerciales établies, le délai du préavis suffisant s'apprécie en tenant compte de la durée de la relation commerciale et des autres circonstances au moment de la notification de la rupture et qu'en cas d'insuffisance du préavis, le préjudice en résultant est évalué en fonction de la durée du préavis jugée nécessaire.
32 Ainsi, le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une autre solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont la dépendance économique, l'ancienneté des relations, le volume d'affaires et la progression du chiffre d'affaires, les investissements spécifiques effectués et non amortis, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.
33 En l'espèce il n'est pas contesté que la société Project Distribution et la société JANN-K Créations ont été depuis août 2012 dans les liens d'une relation commerciale établie au sens des dispositions précitées dans le secteur de la mode et de l'habillement.
34 La société JANN-K Créations est l'auteur de la rupture.
35 La société Project Distribution reconnait avoir été informée par écrit de l'intention de la société JANN-K Créations de mettre un terme à leur relation commerciale en admettant avoir reçu par une lettre en ce sens le 25 avril 2018.
36- La société Project Distribution considère que compte tenu du caractère saisonnier de l'activité, de l'exclusivité concédée par la société JANN-K Créations, et de la part importante que représente la distribution des produits « MKT Studio » dans son chiffre d'affaires, le préavis accordé a été insuffisant.
37 Il convient de rappeler, en premier lieu que, s'agissant de relations à durée indéterminée, il était loisible à chacune des parties d'y mettre fin à tout moment sous réserve d'un juste préavis et sauf abus dont il appartient à la partie qui s'en prévaut d'apporter la preuve.
38 Le délai de préavis suffisant s'apprécie au moment de la notification de la rupture
39 A cet égard il convient d'écarter le moyen de l'intimée tirée de la non-exécution de ses obligations par la société Project Distribution qui a laissé impayées des factures dès lors que le non-paiement de factures est postérieur à la notification de la rupture des relations et ne peut priver la société Project Distribution de son droit au préavis.
40 En second lieu s'il est exact que la nature des produits et la rotation des collections sont des éléments à prendre en compte pour le calcul du préavis dans le secteur de la mode, il est établi que les relations commerciales entre les parties se sont en fait poursuivies jusqu'en décembre 2018 portant la durée effective du préavis à 8 mois.
41 La société Project Distribution fait valoir que ce préavis n'a pas compensé sa perte du droit à commander la collection été 2019 et qu'il a été tout à fait insuffisant.
42 Toutefois la cour relève que la société Project Distribution a pu librement passer plusieurs commandes jusqu'en décembre 2018 de sorte qu'en réalité la notification de cette rupture au printemps de l'année 2018 lui a bien laissé un délai de huit mois soit plus qu'une saison pour trouver un fournisseur de substitution concernant la saison suivante.
43 De plus la société Project Distribution ne justifie d'aucun investissement particulier pour les besoins de cette relation commerciale dont la seule part d'activité alléguée à près de 10 % de son chiffre d'affaires n'est pas en soi constitutive d'une preuve.
44 L'appelante, qui au demeurant a maintenu un chiffre d'affaires pour 2018 à un niveau similaire à celui de 2017 n'établit pas non plus avoir rencontré de difficultés de substitution dans son activité de grossiste et ses boutiques multimarques.
45 Il résulte ainsi de ce qui précède qu'au regard des usages en la matière et des circonstances de l'espèce, cette durée de 8 mois a constitué un temps suffisant pour se préparer à la disparition de la marque dont le caractère non substituable n'est pas établi dans le portefeuille de la société Project Distribution alors que les relations contractuelles s'étaient poursuivies pendant 5 années sans aucun engagement d'exclusivité du fournisseur.
46 Il convient par motifs propres et adoptés, de confirmer le jugement en ce qu'il a retenu que la brutalité de la rupture n'était pas caractérisée et de rejeter les demandes de la société Project Distribution.
47 L'équité commande que la société JANN-K Créations soit indemnisée de ses frais irrépétibles d'appel pour lesquels lui sera allouée une indemnité de 4 000 euros ;
PAR CES MOTIFS
La cour,
1 Confirme le jugement,
Y ajoutant,
2 Déboute la société Project Distribution de toutes ses demandes,
3 Condamne la société Project Distribution à payer à la société JANN-K Créations la somme de 4 000 euros pour ses frais irrépétibles d'appel ainsi qu'aux dépens d'appel.