CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 8 septembre 2021, n° 19/17813
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Vins d'appelation Corse (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
M. Gilles, Mme Depelley
Avocats :
Me Ronzeau, Me Balesi-Romanacce, Me Ardoin Saint Amand, Me Bronzini De Caraffa
La société Vins d'appelation Corse (Vinaco), qui a pour activité l'achat, le conditionnement, la distribution et le courtage de vins en Corse, s'est approvisionnée depuis 1999 auprès de Mme X, exploitante agricole du Domaine Y.
Par lettre du 3 décembre 2016, Mme X a informé la société Vinaco de sa décision d'arrêter leur collaboration et la société Vinaco a procédé à la restitution de son stock de vins Y en janvier 2017.
Par acte du 10 septembre 2018, la société Vinaco a assigné Mme X devant le tribunal de commerce de Marseille aux fins d'obtenir sa condamnation à des dommages-intérêts sur le fondement des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce.
Par jugement du 3 septembre 2019, le tribunal de commerce de Marseille a débouté la société Vinaco de toutes ses demandes, l'a condamnée au paiement de la somme de 3 000 euros à Mme X au titre des frais irrépétibles et laissé les dépens à sa charge.
Par déclaration reçue au greffe le 17 septembre 2019, la société Vinaco a interjeté appel du jugement.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 31 mars 2021, la société Vinaco demande à la Cour :
Vu l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,
Infirmer le jugement déféré en ce qu'il a débouté la Société Vinaco de ses demandes, l'a condamnée au paiement de la somme de 3000 euros au titre des frais irrépétibles et a laissé les dépens à sa charge
Statuant à nouveau,
Constater et au besoin dire et juger que Madame X a engagé sa responsabilité en rompant brutalement, sans préavis, la relation commerciale établie avec la société Vinaco depuis 17 ans,
Dire et juger que compte tenu de l'ancienneté des relations et de l'exclusivité dont bénéficiait la concluante, un préavis de 24 mois aurait dû être respecté,
Condamner Madame X au paiement de la somme de 48.000 € correspondant à la marge escomptée pour la durée du préavis non respecté, calculée sur la moyenne des trois derniers exercices clos,
Condamner Madame X au paiement de la somme de 50.000 € au titre du préjudice subi moral et à la réputation de la Société Vinaco,
Ordonner la publication de la décision dans un journal d'annonces légales dans les départements de Haute-Corse et Corse du Sud aux frais de Madame X dans un délai de 15 jours à compter de la décision et passé ce délai sous astreinte de 100 € par jour de retard,
En tout état de cause condamner Madame X au paiement de la somme de 3.000 € au titre de l'article 700 du CPC ainsi qu'aux entiers dépens.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 12 avril 2021, Madame X demande à la Cour de :
Vu l'article L. 442-1, II du Code de commerce,
Vu la jurisprudence citée,
À titre principal,
Déclarer la SARL Vinaco mal fondée en son appel ;
Débouter la SARL Vinaco de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions ;
Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Marseille en date du 3 septembre 2019 ;
En conséquence,
Condamner la SARL Vinaco aux entiers dépens ;
Condamner la SARL Vinaco à payer à Madame X la somme de 4.500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
À titre subsidiaire,
Juger que la rupture de Madame X n'était pas brutale ;
Débouter la SARL Vinaco de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions ;
Condamner la SARL Vinaco à payer à Madame X la somme de 4.500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
À titre infiniment subsidiaire,
Juger que le préavis doit être fixé à 4 mois et que devront être déduites de la marge brute les charges de commercialisation ;
Débouter la SARL Vinaco de sa demande de réparation de préjudice moral ;
Débouter la SARL Vinaco de sa demande publication.
La cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
SUR CE, LA COUR
Sur la rupture de la relation commerciale
La société Vinaco fait valoir que la relation commerciale établie depuis 1999 avec Madame X a été rompue sans préavis à l'initiative de cette dernière par lettre du 13 décembre 2016. Elle soutient que prenant acte de cette rupture, elle a retourné le stock au Domaine Y qu'elle n'avait plus le droit de vendre, mais ne marquant nullement son acquiescement à la rupture et sa renonciation à son droit de se prévaloir d'une rupture brutale comme l'a retenu le tribunal. En considération de la durée de la relation commerciale (17 années) et de l'exclusivité dont elle bénéficiait sur une partie du territoire Corse, la société Vinaco estime que le préavis devait être de 24 mois. Relevant que sa marge annuelle moyenne calculée sur les trois derniers exercices précédant la rupture était de 24 009,96 euros, elle évalue son préjudice à la somme de 48 000 euros outre un préjudice moral compte tenu du contexte local évalué à la somme de 50 000 euros de dommages-intérêts.
Madame X réplique que faisant suite à une mésentente sur la politique commerciale de distribution du vin de son domaine, le courrier du 13 décembre 2016 était une notification d'une simple volonté de rupture sans fixer de délai pour l'échéance de celle-ci, marquant non la fin de la relation commerciale mais son intention d'ouvrir une discussion entre les parties pour la durée du préavis, excluant toute brutalité de la rupture. Elle soutient que la société Vinaco en restituant les stocks a acquiescé de manière claire et sans équivoque à la rupture et s'est volontairement privée d'un préavis. Subsidiairement, elle relève que compte tenu du caractère saisonnier des ventes de vin en Corse, le préavis ne pouvait excéder le mois d'avril 2017, soit 4,5 mois et le préjudice doit se calculer sur la marge sur coûts variables et non sur la marge brute avancée par l'appelante.
Sur ce,
L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa version antérieure à l'ordonnance n°2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige, dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
Les parties ne contestent pas qu'elles ont noué une relation commerciale établie depuis 17 années mais s'opposent sur les circonstances de la rupture.
Il résulte des pièces versées aux débats, notamment des échanges de courriels courant 2016, que Madame X souhaitait modifier sa stratégie commerciale et que les termes de la lettre du 13 décembre 2016 ne laissaient aucun doute sur l'intention de Madame X de rompre la relation commerciale, sans toutefois notifier de préavis écrit. Si celle-ci était libre de mettre un terme à la relation commerciale, notamment en raison de son désaccord sur la stratégie de distribution du vin du domaine, elle ne pouvait le faire sans préavis en application de l'article L. 442-6, I 5° précité.
Il ressort des circonstances de la rupture et des termes de la lettre du 13 décembre 2016 que si la société Vinaco a pu prendre acte de cette rupture en restituant dès janvier 2017 son stock de vin du domaine Y, cette restitution ne peut s'analyser comme une acceptation de la rupture et une renonciation non équivoque à se prévaloir d'un préavis, et ce quand bien même la société Vinaco n'a introduit son action qu'en septembre 2018.
Dès lors, Madame X en notifiant la rupture de la relation commerciale établie sans préavis est responsable d'une rupture brutale qui l'oblige à réparer le préjudice en résultant pour la société Vinaco.
Le délai de préavis suffisant, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, c'est-à-dire pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.
Pour estimer une durée de préavis nécessaire de 24 mois, la société Vinaco se borne à se prévaloir de l'ancienneté de la relation commerciale et son exclusivité de distribution en Corse. La société Vinaco ne donne aucune précision ni sur la part que représente son activité avec le domaine de Y dans son chiffre d'affaires global, ni sur la spécificité du produit et de ses éventuelles difficultés pour retrouver un partenaire de remplacement.
En l'état des éléments d'appréciation soumis à la cour, le préavis nécessaire sera évalué à 5 mois.
Il est constant que le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privé sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.
La société Vinaco produit son taux de marge de 30 à 35 % attestés par une société d'expertise comptable sur les années 2013 à 2016. Il en ressort une marge annuelle de 24 000 euros environ sans indication sur les coûts variables.
En l'état des éléments d'appréciation soumis à la cour, le préjudice lié à l'absence de préavis sera évalué à 7 500 euros.
En conséquence, Madame X sera condamnée à verser à la société Vinaco la somme de 7 500 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice sans qu'il soit nécessaire de procéder à la publicité de la décision.
La société Vinaco qui ne produit aucun élément pour étayer sa demande de préjudice moral, en sera déboutée.
Le jugement sera infirmé sauf en ce qu'il a débouté la société Vinaco de sa demande de dommages-intérêts pour préjudice moral ainsi que ses demandes au titre de la publicité
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile
Le jugement sera infirmé en ce qu'il a laissé les dépens à la charge de la société Vinaco et l'a condamnée à verser la somme de 3 000 euros au titre des frais irrépétibles.
Madame X, partie perdante, sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel.
En application de l'article 700 du code de procédure civile, Madame X sera déboutée de sa demande et condamnée à verser à la société Vinaco la somme de 3 000 euros.
PAR CES MOTIFS:
Infirme le jugement sauf en ce qu'il a débouté la société Vinaco de sa demande de dommages-intérêts pour préjudice moral et de publication de la décision,
Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,
Condamne Madame X à verser à la société Vinaco la somme de 7 500 euros à titre de dommages-intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale,
Condamne Madame X aux dépens de première instance et d'appel,
Condamne Mme X à verser à la société Vinaco la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Rejette toute autre demande.