CA Paris, 4e ch. A, 14 décembre 1992, n° 91/011295
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Jourbar (SARL)
Défendeur :
Levi Strauss and Co (Sté)
Fait et procédure
Référence étant faite au jugement entrepris pour l'exposé des faits et de la procédure de première instance, il suffit de rappeler les éléments essentiels suivants :
La société Levi Strauss and Co est titulaire de diverses marques exactement décrites dans le jugement déféré pour désigner les produits de la classe 25.
La société Levi Strauss Continental est licenciée desdites marques pour la France où elle distribue notamment des « jeans ».
Pour répondre aux besoins de la mode les sociétés Levi Strauss soumettent certains de leurs modèles à des traitements chimiques qui contribuent à leur donner une texture et des couleurs de denim différentes de la qualité originelle.
Elles identifient par des codes distincts les jeans bruts des jeans ayant subi un traitement particulier.
Faisant valoir que la société Jourbar commercialisait des jeans portant les marques Levi's et codés 501 XX transformés par des tierces personnes les sociétés Levi's après avoir fait procéder en vertu d'une ordonnance du président du tribunal de grande instance de Paris à une saisie contrefaçon dans les locaux de cette société, l'ont assignée devant le tribunal de grande instance de Paris.
Elles sollicitaient outre diverses mesures d'interdiction sous astreinte et de publication la condamnation de cette société à leur payer diverses indemnités en réparation du préjudice par elles subi du fait des actes d'usage illicite de marques et de tromperie sur l'identité des produits commis par la société Jourbar.
La société défenderesse a conclu au mal fondé des demandes.
Chacune des parties a sollicité le bénéfice de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Le tribunal par le jugement entrepris a dit que la société Jourbar, en offrant à la vente et vendant des jeans « 501 » fabriqués par la société Levi Strauss and Co et revêtus des marques de celle-ci, après avoir fait procéder à un traitement modifiant les caractéristiques d'origine de ces produits sans l'autorisation de la société Levi Strauss, a commis des actes d'usage de marque sans autorisation et des actes de concurrence déloyale.
Il a prononcé des mesures d'interdiction sous astreinte avec exécution provisoire, condamné la société Jourbar à payer à titre de dommages-intérêts la somme de 50 000 F à la société Levi Strauss Continental outre 4 000 F à chacune d'elles en vertu de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Par ailleurs il a autorisé la société Levi Strauss and Co à faire publier le dispositif du jugement.
Enfin il a débouté les demanderesses du surplus de leurs prétentions.
Appelante selon déclaration du 13 mai 1991 la société Jourbar demande à la cour d'infirmer le jugement sauf en ce qu'il a débouté Levis Strauss and Co de sa demande fondée sur le délit de tromperie sur l'identité des produits.
Elle conclut à ce que les sociétés Levi Strauss soient déboutées de l'intégralité de leurs demandes et sollicite leur condamnation à lui payer la somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Les sociétés Levis Strauss poursuivent la confirmation du jugement en ce qu'il a retenu l'usage illicite de marques et sur le montant des dommages-intérêts.
Formant appel incident pour le surplus la société Levi Strauss and Co demande qu'il soit jugé que la société Jourbar s'est rendue coupable de tromperie sur l'identité des produits.
Enfin chacune des sociétés intimées réclame une somme supplémentaire de 20 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Sur ce, la cour
qui pour un plus ample exposé se réfère au jugement et aux écritures d'appel,
I - Sur l'usage illicite de marques
Considérant qu'à l'appui de son appel la société Jourbar fait essentiellement valoir que :
- les jeans par elle commercialisés ont pour origine Levi Strauss,
- le lavage auquel elle les a soumis ne change pas la nature du pantalon jean et n'entraîne pas une modification essentielle du produit qui reste un jean Levi Strauss,
- Levi Strauss n'est titulaire d'aucun brevet sur ces procédés de finition,
- le propriétaire d'une marque ne saurait bénéficier d'un droit de suite sur les produits revêtus de ses marques et en contrôler les conditions de commercialisation sous peine d'entraver la liberté du commerce.
Mais considérant que Jourbar ne saurait être suivie en son argumentation.
Que les sociétés Levi Strauss n'incriminent nullement les conditions dans lesquelles Jourbar commercialise les jeans « Levi Straus » mais fait grief à cette société d'avoir transformé sans son autorisation des pantalons revêtus des marques Levi Strauss.
Considérant en effet que le gérant de la société Jourbar a déclaré à l'huissier lors des opérations de saisie contrefaçon que c'est la société Tecnicolor à Aubervilliers « qui au mois de mai 1990 a délavé pour nous une quantité d'environ 200 à 300 jeans 501 bruts. Je n'ai pas encore reçu la facture de ce délavage car c'est récent ».
Considérant que Jourbar ne saurait soutenir qu'un délavage s'apparente à un simple lavage.
Considérant qu'il est constant que cette opération a pour but de conférer à des jeans en denim brut un aspect « jean délavé », que pour ce faire les jeans bruts sont soumis à un traitement particulier et non simplement lavés ; qu'il en résulte que l'état originel des jeans est modifié.
Que les sociétés Levi Strauss justifient par les documents mis aux débats que lorsqu'elles font subir un tel traitement à leurs jeans, elles ont recours à des procédés complexes : (lavage à la presse, blanchiment, lavage dans une solution acide) lesquels nécessitent l'emploi de produits chimiques pour obtenir divers degrés dans l'aspect blanchi ou usé.
Que de plus il est établi qu'afin d'identifier ces différents modèles Levi Strauss and Co utilise des codes lesquels diffèrent selon que les jeans sont bruts (code 501 XX) ou ont subi un traitement particulier.
Considérant que la marque a pour objet de garantir au consommateur l'identité d'origine du produit en lui permettant de le distinguer de ceux ayant une autre provenance.
Que cette garantie implique que le consommateur puisse être certain que le produit marqué qui lui est offert n'a fait l'objet antérieurement d'aucune transformation en modifiant la nature sans l'autorisation du titulaire de la marque.
Or considérant qu'en l'espèce même si les sociétés Levi Strauss ne sont titulaires d'aucun brevet relatif au procédé de délavage ; Jourbar ne démontre pas que le procédé par elle utilisé pour délaver les jeans soit conforme à celui utilisé par les intimées ou ait reçu leur agrément.
Qu'en conséquence en faisant subir à des jeans en denim brut portant les marques de la société Levi Strauss and Co une modification essentielle en transformant la nature, la société Jourbar s'est rendue coupable d'usage illicite de marques dès lors que le maintien de ces marques sur les jeans ainsi transformés tend à faire croire au consommateur que le titulaire de la marque est responsable du processus entier de production.
Considérant que le licencié d'une marque n'ayant pas qualité pour agir en usage illicite de marques, c'est à juste titre que les premiers juges ont dit que les faits susvisés étaient constitutifs en eux-mêmes de concurrence déloyale à l'égard de la société Levi Strauss Continental licenciée des marques Levi Strauss pour la France et y commercialisent les jeans Levi Strauss.
II - Sur la tromperie sur l'identité des produits
Considérant que les sociétés Levi Strauss critiquent le jugement entrepris en ce qu'il les a déboutées de leur demande de ce chef.
Qu'elles font valoir que les modalités de la commercialisation des articles, ainsi transformés sans l'accord de la société Levi Strauss and Co, qui laissent présumer à tort au public qu'il s'agit de jeans Levi's authentiques, délavés sous le contrôle du titulaire des marques, constituent une tromperie sur l'identité des produits.
Qu'elles en concluent qu'elles sont fondées à demander réparation de cette faute civile.
Mais considérant que si de tels faits constituent effectivement une faute au sens de l'article 1382 du code civil ils ne sont pas distincts de ceux invoqués par la société Levi Strauss Continental à l'appui de sa demande en concurrence déloyale.
Que celle-ci ne saurait obtenir sous deux qualifications différentes la réparation d'un même préjudice.
Considérant par ailleurs que la société Levi Strauss and Co ne fabriquant et ne commercialisant aucun jean en France, est mal fondée à soutenir que les modalités de vente auxquelles la société Jourbar a recours lui causent un quelconque préjudice.
Que le jugement sera par substitution de motifs confirmé en ce qu'il a débouté les sociétés Levi Strauss de leur demande de ce chef.
III - Sur les mesures réparatrices
Considérant que la société appelante soutient que la société Levi Strauss Continental ne justifie d'aucun préjudice.
Mais considérant qu'il n'est pas contesté que la société Levi Strauss Continental soit licenciée des marques de Levi Strauss and Co pour la France et y assure en cette qualité la distribution et la promotion des produits Levi's.
Considérant dans ces conditions, compte tenu des éléments fournis par le procès-verbal de saisie contrefaçon que le tribunal a fait une juste appréciation du préjudice incontestablement subi par d'une part la société Levi Strauss and Co du fait de l'atteinte à ses droits sur les marques, d'autre part la société Levi Strauss Continental du fait de la perte du marché, de l'atteinte à son image de marque.
Que le jugement mérite également confirmation de ce chef et en ce qui concerne les mesures d'interdiction et de publication.
Que toutefois ces dernières devront faire mention de la confirmation par le présent arrêt.
IV - Sur l'article 700 du nouveau code de procédure civile
Considérant que la société Jourbar qui succombe sera déboutée de sa demande de ce chef.
Considérant en revanche qu'il serait inéquitable que les sociétés Levi Strauss supportent l'intégralité des frais non taxables par elles engagés.
Qu'à la somme de 8 000 F (4 000 x 2) exactement appréciée par le tribunal il convient d'ajouter pour ceux de la procédure d'appel la somme de 6 000 F pour chacune des sociétés intimées.
Par ces motifs :
Confirme en toutes ses dispositions le jugement du tribunal de grande instance de Paris (3ème chambre - 2ème section) du 4 avril 1991,
Y ajoutant,
Condamne la société Jourbar à payer à chacune des sociétés Levi Strauss sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile une somme supplémentaire de 6 000 francs,
Rejette toute autre demande des parties,
Condamne la société Jourbar aux dépens d'appel,
Admet la SCP Valdelièvre Garnier avoué au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.