CA Paris, 4e ch. A, 2 octobre 1996, n° 94/008826
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Les Editions Albin Michel (SA)
Défendeur :
Derrien
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Duvernier
Conseillers :
Mme Mandel, Mme Marais
Avoués :
SCP Gaultier Kistner, Me Melun
Avocats :
Me Gaultier, SCP Bitoun Verrecchia et Associés
Auteur-réalisateur-producteur délégué de télévision, Emile YAICH dit Denis DERRIEN a réalisé une série d’émissions diffusées sur la chaine TF1, de 1978 à 1984, sous l’intitulé « CES CHERS DISPARUS » retraçant la vie et la carrière d’artistes fort connus et aimés du public mais aujourd’hui disparus.
Le 30 décembre 1987, Denis DERRIEN a déposé à l’I.N.P.I. le titre de l’émission à titre de marque, enregistrée sous le n° 1.604.188, pour désigner notamment les produits ou services des classes 9,16,28,35,38,41 et 42 spécifiquement énoncés dans chacune d’elles.
Apprenant lors de l’émission « BOUILLON de CULTURE » du 1er novembre 1992 que les éditions ALBIN MICHEL avaient entrepris la publication sous le titre « CES CHERS DISPARUS » du livre de Gabriel RINGLET consacré aux annonces nécrologiques dans la presse francophone, et estimant qu’il était porté atteinte tant à ses droits d’auteur qu’à ceux de sa marque, Denis DERRIEN, après avoir fait pratiquer le 4 décembre 1992 une saisie contrefaçon en deux exemplaires dans les locaux de la maison d’édition, a saisi le Tribunal de Grande Instance de PARIS qui par jugement du 21 janvier 1994, après avoir constaté que le titre n’était pas original, qu’aucun risque de confusion n’existait entre les deux œuvres et que la loi sur les droits d’auteur n’avait lieu en conséquence de s’appliquer, a, statuant en application du droit des marques :
- prononcé la déchéance des droits de Denis DERRIEN sur la marque « Ces Chers Disparus » à compter du 8 avril 1993 pour défaut d’exploitation ;
- Dit que jusqu’à cette date le titre de l’ouvrage de M. RINGLET « Ces Chers Disparus » constituait la contrefaçon de cette marque ;
- Condamné la société ALBIN MICHEL à payer à Denis DERRIEN la somme de 30 000 Francs de dommages-intérêts outre celle de 8 000 francs au titre de l’article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile
- Dit que le jugement une fois passé en force de chose jugée serait transmis en ce qui concerne la déchéance de la marque à l’I.N.P.I.
La société ALBIN MICHEL a interjeté appel à cette décision
A l’appui de son recours elle a tout d’abord fait valoir que le préjudice subi par l’auteur ou le titulaire d’une marque contrefaite devant s’apprécier en proportion de l’importance quantitative des éléments de la contrefaçon, le Tribunal, qui a estimé sur le fondement des droits des marques que le Tire du livre par elle édité était contrefaisant, ne pouvait, alors que la déchéance de ladite marque a été prononcée à compter du 8 avril 1993, allouer à titre de dommages-intérêts une somme aussi importante dès lors qu’aucune dépréciation de celle-ci n’a pu être déplorée par Denis DERRIEN.
Elle a en conséquence, dans le premier état de ses écritures, demandé à la COUR de fixer au franc symbolique le montant des dommages-intérêts octroyés.
Emile YAICH dit Denis DERRIEN concluant au rejet des prétentions ainsi formulés, a formé appel incident et reprenant l’argumentation par lui développée en première instance allègue :
- que la dénomination « CES CHERS DISPARUS » présente un caractère original et est protégeable tant au titre du droit d’auteur qu’au titre du droit des marques ;
- qu’à supposer même qu’elle ne soit pas originale, elle serait protégeable en raison du risque de confusion existant dans l’esprit du public entre les deux œuvres qu’elle désigne ;
- que la marque faisant l’objet d’une exploitation sérieuse et constante, le Tribunal a prononcé à tort la déchéance de celle-ci.
Emile YAICH demande en conséquence à la COUR de :
- Confirmer la décision querellée en ce qu’elle a considéré que le titre de l’ouvrage de M. RINGLET « ces chers disparus » constituait la contrefaçon de la marque dont il est propriétaire ;
- l’infirmant pour le surplus de rejeter la demande en déchéance des droits de marque formée par la société ALBIN MICHEL ;
- de condamner celle-ci à lui payer la somme de 300 000 francs de dommages-intérêts en réparation du préjudice patrimonial outre celle de 20 000 francs au titre de l’article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
La société ALBIN MICHEL lui oppose en réplique :
Sur le fondement du droit d’auteur ;
- que le titre invoqué n’est pas original ;
- qu’aucun risque de confusion n’est susceptible de naitre dans l’esprit du public entre les deux œuvres, que ce soit en raison de l’appartenance à des genres différents ou en raison de la personnalité respective des auteurs, M. RINGLET étant en ce qui le concerne vice-recteur de l’université Catholique de LOUVAIN.
Sur le fondement des droits des marques :
- que le dépôt de la marque doit être considéré comme nul, au moins au regard de l’édition de livres, dès lors que la dénomination choisie est utilisée de manière usuelle dans le langage courant pour désigner des personnes décédées ;
- que la cour ne peut pas constater l’absence d’exploitation sérieuse de la marque depuis 1987 et confirmer la déchéance prononcée par le Tribunal
Tout en sollicitant l’adjudication de ses précédentes écritures, la société ALBIN MICHEL demande à la Cour de :
- prononcer la nullité de la marque « CES CHERS DISPARUS »
- en toute hypothèse, de confirmer la déchéance de la marque prononcée par le tribunal au 8 avril 1993.
Par arrêt du 10 avril 1995, la COUR rouvrait les débats afin de recueillir les observations des parties sur la vocation du droit des marques à s’appliquer à un titre de livre sur la demande de déchéance au regard de l’application de la loi du 4 janvier 1995.
La société ALBIN MICHEL évoquant le caractère unique de chaque œuvre de l’esprit, fait valoir que le titre ne peut être protégé par le droit des marques, et maintient de plus fort ses précédentes conclusions.
Emile YAICH prétend que le titre d’une œuvre peut être déposé en tant que marque s’il remplit les conditions légales, à savoir s’il applique à un produit et présente un caractère distinctif ; Que tel est le cas, selon lui, du titre d’un livre.
Il soutient que l’expression « CES CHERS DISPARUS » constitut incontestablement un signe distinctif dès lors qu’il n’est pas la désignation nécessaire, générique ou usuelle utilisée pour désigner des personnalités célèbres disparues ; Que le démonstratif « CES » enlève toute connotation anonyme et a été utilisé, pour la première fois, par lui ; Que l’expression est devenue populaire grâce au succès de l’émission.
SUR CE
Sur le droit d’auteur :
Considérant qu’en vertu des dispositions de l’article L. 112-4 du Code de la Propriété Intellectuelle, « Le titre d’une œuvre de l’esprit, dès lors qu’il présente un caractère original, est protégée… utiliser ce titre pour individualiser une œuvre du même genre, dans des conditions susceptibles de provoquer une confusion » ;
Que pour revendiquer la protection du titre de son émission « CES CHERS DISPARUS », Denis DERRIEN prétend que cette expression est non seulement originale mais est devenue populaire en raison du succès rencontré auprès du public par son œuvre ;
Mais considérant que le « Trésor de la langue française », édition 1979, produit en extrait aux débats, révèle que l’emploi substantif de l’adjectif « Disparu », qui signifie « personne défunte », se trouvait déjà associée à l’adjectif « CHERS » en 1898 puisque figurant dans la phrase « Le souvenir des chers disparus qui m’attendent dans la vie éternelle » ;
Que l’édition 1975 du dictionnaire QUILLET de la Langue Française relève quant à lui, dans le sens « notre défunt », « notre défunte », l’expression « Notre cher disparu » ;
Que bien davantage encore, le livre du célèbre humoriste Evelyn WAUGH publié en France par Robert LAFFONT en mars 1966 sous le titre « LE CHER DISPARU », a contribué à populariser l’expression en cause pour désigner celui, celle ou ceux qui ne sont plus ;
Que la variété des déterminants (le, notre, des) et l’usage du singulier ou du pluriel traduisent la vitalité de l’expression communément employée ;
Qu’en 1978, date à laquelle Denis DERRIEN a créé son émission de télévision, l’expression était banale ;
Que l’emploi qui a été fait pour désigner les artistes connus trop tôt disparus, n’étant nullement contraire au sens commun de l’expression, Denis DERRIEN ne peut valablement prétendre avoir fait œuvre « originale », la substitution du démonstratif « CES » ne comportant en soi, contrairement à ce que prétend ce dernier, aucun effort de création particulier mais s’inscrivant dans la ligne de la déclinaison classique de l’expression telle que ci-dessous exposée ;
Que le titre en lui-même qui se contente de reprendre l’expression commune, ne présente aucune originalité en lui permettant de prétendre à la protection instaurée par l’article L. 112-4 visé ;
Que Denis DERRIEN ne serait, en conséquence, en droit de se plaindre qu’autant que l’utilisation qui serait faite du titre en cause, prêterait à confusion ;
Or considérant, sur ce point, que l’œuvre de Gabriel RINGLET, publiée par Albin Michel sous le titre « Ces chers Disparus », porte en sous-titre « Essai sur les annonces nécrologiques dans la presse française » ;
Que cette étude sur les comportements et l’évolution des mentalités face à la mort, réalisée par un grand universitaire, vice-recteur et professeur à l’université de LOUVAIN, ne peut se confondre avec une série d’émissions de télévision, aussi célèbres et populaires soient-elles, ayant pour objet de retracer la vie d’artistes disparus, dont le nom, de surcroit, est toujours associé au titre de l’émission ;
Que les deux œuvres en cause n’appartenant pas au même genre, le risque de confusion entre leur titre n’est nullement démontré, le public auquel il s’adresse, fut-il moyennement attentif, ne pouvant nullement penser que l’une serait l’adaptation écrite de l’autre ou en procéderait de quelque manière que ce soit ;
Que les premiers juges, à juste raison, ont débouté l'intimé de ses prétentions telles que formulées au regard du droit d'auteur ;
Sur le droit des marques :
Considérant que pour prétendre à la protection de son titre, Denis DERRIEN invoque la marque déposée par ses soins le 30 décembre 1987 à l'INPI sous le n° 1.604.188 et enregistrée sous le n° 896.986, visant les produits et services des classes 9, 16, 28, 35, 38, 41 et 42 et notamment l'édition de livres, revues, abonnements de journaux, prêts de livres, droits dérivés des émissions tels que édition des images, utilisation des éléments des émissions, romans, photos etc… ;
Mais considérant que l'article L. 711-1 du Code de la Propriété Intellectuelle définit la marque de fabrique, de commerce ou de services comme un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d'une personne physique ou morale ;
Que si 'expression CES CHERS DISPARUS put constituer une marque valable dès lors qu'elle n'est ni nécessaire ni descriptive des produits auxquels alla s'applique, encore faut-il, pour qu'elle puisse être invoquée à tire de marque, qu'elle ait vocation à s'appliquer à un « produit » ;
Or considérant que si le live, comme les périodiques, peut, par certains de ses aspects, constituer un « produit » objet de négoce et si la marque peut avoir pour vocation notamment de désigner une collection ou une édition d'une série particulière, signe de ralliement d'une clientèle, il 'en est pas de môme du « titre » qui, l'identifiant en tant « œuvre de l'esprit pas excellence », procède de son essence et fit partie intégrante de sa personnalité indépendamment de sa mise sur le marché ;
Que le tire d'une œuvre n'ayant pas vocation a être protégé par le droit des marques et ne pouvant être visé en tant que tel dans les produits désignés au dépôt, Denis DERRIEN ne saurait, dès lors que l'expression s'applique non à un & produit » mais à l'œuvre elle-même, prétendre qu'une atteinte aurait été portée à ses droits spécifiques de marque, aucun risque de confusion n'étant susceptible de résulter de ces deux usages ;
Qu'il convient, en conséquence, de le débouter de toutes ses demandes et prétentions sans qu'il soit besoin d'examiner le moyen tiré de la déchéance de ses droits pour défaut d'exploitation ;
Considérant que l’intimé qui succombe ne peut valablement prétendre au bénéfice de l’article 700 du NCPC ;
Que la société Albin Michel ne formulant aucune demande chiffrée au titre des frais irrépétibles engagés, il n'y a lieu de lui faire application de l'article 700 du NCPC.
PAR CES MOTIFS
INFIRME partiellement le jugement du Tribunal de Grande Instance de PARIS du 21 janvier 1994 ;
Et statuant à nouveau :
Déboute Emile YAICH dit Denis DERRIEN de toutes ses demandes à l'encontre de la société Albin MICHEL ;
Dit n'y avoir lieu à faire application de l'article 700 du NCPC
Condamne Emile YAICH aux dépens dont distraction au profit de la S.C.P. GAULTIER KISTNER, Avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.