CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 24 septembre 2021, n° 20/03116
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Bouygues Telecom (SA)
Défendeur :
Free Mobile (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Ardisson
Conseillers :
Mme Sentucq, Mme Paulmier-Cayol
Avocats :
Me Allerit, Me Bonan, Me Pasternak, Me Darrois, Me Lallement, Me Coursin
Vu le jugement du tribunal de commerce de Paris du 27 février 2019 qui a débouté la société Bouygues Télécom (“société Bouygues”) de ses demandes de condamnation de la société Free Mobile (“société Free”) à des dommages et intérêts au titre des actes de concurrence déloyale résultant du bridage sur son réseau de téléphonie mobile en itinérance de l’opérateur Orange, en interdiction, sous astreinte et sous le contrôle d’un expert, de brider son réseau et en publication de la décision, et condamné la société Bouygues à verser à la société Free la somme de 350.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
Vu l'appel interjeté le 10 février 2020 par la société Bouygues Télécom ;
**
Vu les conclusions transmises par le réseau privé virtuel des avocats le 30 avril 2021 pour la société Bouygues Télécom afin d'entendre, en application de l’article 1382 du code civil devenu 1240 :
- déclarer la société Free mal fondée en son appel incident,
- infirmer le jugement en toutes ses dispositions,
- déclarer recevable l'action introduite par Bouygues Télécom,
- dire qu'en dissimulant pendant 4 ans l’existence d'une pratique de bridage ciblé des flux multimédias de ses abonnés sur le réseau en itinérance Orange, la société Free a commis un acte de concurrence déloyale au préjudice de la société Bouygues Télécom,
- condamner la société Free à payer à Bouygues Télécom la somme totale de 718.900.000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi,
- condamner la société Free à faire publier, à ses frais, le dispositif de l'arrêt à intervenir dans les 10 jours de sa signification dans les journaux Les Echos, Le Figaro, Le Monde, Capital, La Tribune, Le Parisien ainsi que sur les sites www.freenews.fr, www.zdnet.fr, www.universfreebox.com, sous astreinte de 50.000 euros par jour de retard.
- condamner la société Free à publier, à ses frais, le dispositif de l'arrêt à intervenir, dans les 10 jours de sa signification, sur la moitié haute de la page d'accueil de son site internet www.mobile.free.fr, pendant une durée d'un mois, sous astreinte de 50.000 euros par jour de retard,
- débouter la société Free de l'ensemble de ses demandes et prétentions,
- condamner la société Free à payer la somme de 1.000.000 d'euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
- condamner Free Mobile aux entiers dépens de première instance et d'appel dont le recouvrement sera poursuivi par Me Éric Allerit de la société d’avocats Taze-Bernard-Allerit dans les conditions de l'article 699 du code de procédure civile ;
**
Vu les conclusions transmises par le réseau privé virtuel des avocats le 26 mai 2021 pour la société Free Mobile afin d'entendre :
- débouter la société Bouygues Télécom de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions,
- infirmer le jugement en ce qu'il a jugé recevables les demandes de la société la société Bouygues Télécom les faits postérieurs à la signature du protocole du 24 mars 2014,
- confirmer pour le jugement pour le surplus,
- condamner la société Bouygues Télécom au paiement de 350.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, et à tous les dépens.
SUR CE, LA COUR,
La cour renvoie pour un exposé complet des faits et de la procédure au jugement déféré et aux écritures des parties.
1. Il sera succinctement rapporté que, après avoir obtenu en janvier 2010 une licence d’opérateur de téléphonie mobile sur un marché national dominé par les trois opérateurs Orange, Bouygues et SFR, les sociétés Free ont inauguré le 10 janvier 2012 une campagne pour la promotion d’offres, inédites pour les détenteurs d’abonnement à une connexion internet, télévision et téléphonie fixe (abonnement “Freebox”), d’un forfait de téléphonie mobile, sur le réseau de troisième génération (“3G”), à 2 euros par mois (0 euro pour les abonnés Freebox), sans engagement intégrant 60 minutes d'appels et 60 SMS par mois et une offre “illimitée” à 19,99 euros par mois (15,99 euros pour les abonnés Freebox) sans engagement intégrant appels, SMS et MMS en illimité ainsi qu’un accès internet sans restriction jusqu’au plafond de 3 gigaoctets (“Go”) de données d’internet mobile consommées.
2. Confrontée à une vague de résiliation des contrats de ses abonnés, la société Bouygues a décidé de s’aligner sur les offres de la société Free à l’exception de la garantie de débit des data (“fair use”) et a fait réaliser entre 2013 et 2016 trois études dédiées à la mesure des débits des contenus multimédias des abonnés de la société Free, et à la suite desquelles la société Bouygues a déduit que l’opérateur Free avait délibérément bridé l’accès de ses abonnés aux données audio et vidéo sur le réseau en itinérance Orange en deçà du plafond de 3 gigaoctets auxquels ils avaient souscrit.
3. Soutenant que cette pratique était constitutive de concurrence déloyale, elle a fait assigner le 21 novembre 2014 la société Free devant la juridiction commerciale en dommages et intérêts.
4. Par ailleurs, le 24 mars 2014, les parties ont signé un protocole mettant un terme aux quatre litiges en cours dans lesquelles elles étaient opposées 1) devant la cour d’appel de Paris, saisie d’un appel sur un jugement du tribunal de commerce de Paris du 22 février 2013 condamnant du chef de dénigrement les sociétés Free et Bouygues à payer des dommages et intérêts, la première vingt millions d’euros et la seconde, cinq millions, 2) devant le tribunal de commerce de Paris à l’initiative de la société Bouygues pour des dommages et intérêts rapportés à des pratiques sur le réseau de quatrième génération, 3) devant le Conseil d’Etat saisi en excès de pouvoir contre la décision de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (“ARCEP”) du 4 avril 2013, n° 2013-0514, sur l’utilisation des fréquences et 4) devant le tribunal correctionnel de Paris saisi des deux plaintes réciproques des parties des chefs d’injure publique et de diffamation.
** I. Sur la fin de non-recevoir tirée du protocole d’accord des parties du 24 mars 2014
5. Pour voir confirmer le jugement en ce qu’il a déclaré irrecevable la société Bouygues dans sa dénonciation des faits de concurrence déloyale antérieurs au protocole d’accord du 24 mars 2014, mais l’infirmer en ce qu’il a déclaré recevable pour les faits postérieurs, la société Free soutient que la transaction visait à éteindre toute nouvelle poursuite en relevant que le grief de la communication trompeuse fonde la nouvelle action en concurrence déloyale et en dommages et intérêts de la société Bouygues comme il avait été opposé dans les instances visées au protocole d’accord, la tromperie étant aussi mise en avant dans les rapports que la société Bouygues a sollicités des cabinets Eight Advisory, Tera consultants et de M. Laurent Benzoni pour la présente instance.
6. La société Free déduit que ce grief est compris dans la stipulation du point 1.2 (iv) de la transaction disposant que :
Indépendamment des procédures en cours récapitulées ci-dessus, les Sociétés BOUYGUES renoncent définitivement et irrévocablement à l’encontre des Sociétés FREE et de leurs dirigeants à toute action, droit, réclamation, prétention ou dénonciation, sous quelque forme que ce soit, devant quelque juridiction ou autorité que ce soit visant des propos, déclarations ou communications de toute nature émanant de l’une quelconque de ces Sociétés et antérieurs à la date de signature du Présent Protocole, quand bien même leurs effets se manifesteraient postérieurement.
7. Au demeurant, en limitant la renonciation de la société Bouygues à tout droit relatif aux “propos, déclarations ou communications de toute nature émanant de l’une quelconque de ces Sociétés et antérieurs à la date de signature du Présent Protocole”, la transaction ne pouvait pas porter sur des actions de la société Free pour le bridage des débits des connexions de ses abonnés en itinérance sur le réseau Orange qui lui sont reprochées à la présente instance, qu’elles soient antérieures, ou postérieures à la transaction, en sorte que si les premiers juges ont dûment retenu la recevabilité de l’action pour les faits de bridage sur le réseau après la transaction, ils ne pouvaient écarter l’allégation de ces même faits avant l’accord.
8. En revanche, il se déduit des motifs du jugement du tribunal de commerce du 22 février 2013 qu’il a été fait droit à la demande reconventionnelle de dommages et intérêts de la société Bouygues sur les moyens tirés de la tromperie de l’offre de la société Free invoqués au soutien de la concurrence déloyale entraînée par des actes de dénigrement, et tandis, d’une part que pour la présente action, la société Bouygues prétend à nouveau à des dommages et intérêts qui lient la pratique de bridage aussi aux offres trompeuses de la société Free, et d’autre part que la transaction précitée éteint toute demande de dommages et intérêts que la société Free a acquittés en exécution du jugement du 22 février 2013 ainsi que ceux dont “leurs effets se manifesteraient postérieurement”, ces dommages et intérêts doivent être exclus de la base indemnitaire dont la société Bouygues se prévaut.
II. Sur la preuve de la concurrence déloyale
9. Pour voir infirmer le jugement qui l’a déboutée de sa demande de condamnation de la société Free à des dommages et intérêts au titre de la concurrence déloyale, la société Bouygues se prévaut des seize études qu’elle a confiées aux trois sociétés Directique, IP-Label et EVEA Télécom, devenue Qosi et qui, sur la base de 353000 mesures qu’elles ont réalisées entre mai 2013 et août 2016, ont identifié que la société Free a délibérément bridé depuis le cœur de son réseau l’accès de ses abonnés aux contenus multimédias audio et vidéo sur le réseau en itinérance sur le réseau Orange en deçà du maximum de plafond de 3 giga-octets dont elle a fait la promotion et auxquels ses abonnés avaient souscrit.
10. Ces mesures se sont attachées à des tests des temps de débit et des taux d’échecs de téléchargements de types fichiers, de lecture audio et vidéo en ligne (streaming) et de navigation Web, par comparaison avec ceux des fichiers dits “neutres”, diffusés distinctement sur le réseau Free mobile en propre, sur le réseau Free mobile en itinérance sur le réseau Orange ainsi que sur le réseau Orange, sur plusieurs échelles de temps sur une journée complète en différents points du territoire.
11. Il en ressort selon les études des taux d’échec et de débit de téléchargement très supérieurs pour les fichiers multimédia en streaming ou en navigation par rapport à ceux des fichiers neutres alimentés par les abonnés de l’opérateur Free sur le réseau en itinérance Orange par comparaison avec les taux de réussite observés sur le cœur de réseaux de l’opérateur Free ainsi sur celui du réseau Orange.
12. Cette analyse est confortée par l’examen des résultats de ces trois études que la société Bouygues a soumis à l’appréciation des experts MM. Martins et M. Bitan qui ont confirmé la preuve d’un traitement différencié et systématique du transfert de fichiers multimédias et du service de streaming audio vidéo par l’opérateur Free sur les connexions en itinérance sur le réseau Orange.
13. La société Bouygues rapproche encore ces résultats de ceux recueillis par la société AFD Technologie à la demande de l’ARCEP dans le cadre de son enquête de 2015 qui a mesuré des écarts de téléchargement selon les types de fichiers et les réseaux avec une autre méthodologie sur les tailles des communes, la durée de non-qualité de téléchargement fixée à 300 secondes, et sur des tests de connexions sur la semaine. L’analyse de ces résultats a été confiée à la société Qosi qui relève aussi des écarts de téléchargements selon les types de fichiers des abonnés de la société Free sur le réseau propre de l’opérateur et sur celui en itinérance Orange.
14. Elle se prévaut aussi de l’étude que l’association de consommateurs UFC Que Choisir a publiée en janvier 2013 ainsi que deux études réalisées par la société 4G Mark, société exploitant une application mobile, publiées en septembre 2014 et mai 2015 et qui concluaient, au premier rapport, que le taux d’échecs d’accès aux fichiers était environ sept fois plus important sur le groupe Multimédia sur Free en itinérance Orange.
15. Enfin, la société Bouygues se prévaut des analyses de régression et de l’écart de confiance à partir de la moyenne des données de chacune de ses trois études ainsi que des résultats de celle de l’ARCEP identifiant des écarts de débit de téléchargement auxquelles le Pr. Bernard Burtschy qu’elle a désigné a soumis les données de chacune des études pour confirmer la représentativité des échantillons et la corrélation cohérente entre les écarts de débits des fichiers selon leur nature et les réseaux d’après les mesures sur le territoire et les tranches horaires quotidiennes.
16. Toutefois, les échantillons de données servant de base aux études précitées sur les flux des connexions des abonnés de la société Free en itinérance sur le réseau Orange ne sont pas rapportés au volume des fichiers transférés selon leur type ni à celui des connexions des abonnés de la société Free sur son réseau propre ou sur sa solution de connexion en Wifi.
17. Ceci, alors qu’en 2015, le flux des connexions des abonnés de la société Free sur son réseau propre couvrait 75 % de la population pour le service à la voix, et 69 % pour celui de la transmission de données, et que d’après la source “freemobile nestat” mise aux débats, les connexions sur le réseau Free Mobile représentait 77,7 % contre 22,3 % sur le réseau en itinérance Orange.
18. Tandis, ensuite, qu’il résulte des sondages mis aux débats du Credoc, de l’ARCEP ou encore de l’opérateur Google, qu’en 2015, les volumes du streaming et du téléchargement de data à partir de la téléphonie mobile étaient négligeables ou inexistants, le calcul auquel se sont livrés MM. Naccache et Laurent-Ricard dans leur étude n’étant pas sérieusement contesté en ce qu’elle déduit à 0,75 %, la probabilité de transfert de données multimédia en itinérance sur le réseau Orange d’après la moyenne de temps de connexion de 12,5 % par jour pour la proportion de 20 % des abonnés de la société Free.
19. Enfin, le marché global de la téléphonie 3G ne peut être exclu de l’appréciation du bridage allégué sur le seul réseau en itinérance Orange, et toutes les décisions de l’ARCEP produites, auxquelles la cour renvoie expressément, retiennent que pour l’essentiel, la société Free a respecté les objectifs qui lui ont été successivement assignés depuis 2012 pour le développement, et donc l’investissement, de son réseau propre ainsi que pour la qualité des services sur le réseau 3G mesurée, pour les temps de téléchargement sur le Web ou les plateformes, à 300 secondes pour les quatre opérateurs de téléphonie mobile.
20. Il s’en suit, en premier lieu que, à supposer que la pratique de bridage soit démontrée, sa portée est insignifiante ou bien trop marginale sur le réseau en itinérance Orange ainsi que, a fortiori sur le marché de la téléphonie 3G, pour déduire qu’elle est constitutive d’un fait de concurrence déloyale sur les parts de marché détenues, ou perdues, par la société Bouygues sur la période de mars 2013 à août 2016, la société Bouygues ne livrant par ailleurs aucune information de nature à caractériser le lien entre le bridage des données tel qu’il est circonscrit ci-dessus, et la concurrence déloyale qui serait résulté des gains recherchés par la société Free sur des écarts de la part variable du prix qu’elle acquittait pour l’itinérance de ses données sur le réseau Orange avec le prix payé par ses abonnés.
21. Il en résulte, en second lieu, et a fortiori, qu’aucun lien significatif et probant ne peut être inféré entre la tromperie à la souscription des offres de l’opérateur Free alléguée par la société Bouygues, et la pratique de bridage.
22. Par ces motifs, et sans qu’il soit nécessaire de discuter du surplus des moyens des parties, le jugement sera confirmé en ce qu’il a débouté la société Bouygues de sa demande.
III. Sur la publication de l’arrêt, les frais irrépétibles et les dépens
23. Alors que la société Bouygues succombe dans son recours, le jugement sera confirmé en ce qu’il a rejeté sa demande de publication de la décision qui sera aussi écartée en cause d’appel.
24. Pour le même motif, le jugement sera aussi confirmé en ce qu’il a statué sur les frais irrépétibles et les dépens, et statuant de ces chefs en cause d’appel, la société Bouygues sera aussi condamnée aux dépens et à verser la somme de 350.000 euros au titre des frais irrépétibles.
PAR CES MOTIFS, Confirme le jugement en tout son dispositif ; Y ajoutant, Condamne la société Bouygues Télécom aux dépens ; Condamne la société Bouygues Télécom à verser à la société Free Télécom la somme de 350.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
LA GREFFIÈRE
LE PRÉSIDENT