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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 23 septembre 2021, n° 18/02049

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Défendeur :

Total Marketing Services (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Avocat :

Me Ohana

T. com. Paris, du 4 oct. 2017

4 octobre 2017

Faits et procédure :

La société Total Marketing Services (ci-après « TMS ») est une filiale du groupe Total spécialisée dans la distribution de carburants au détail par le biais d'un réseau national de stations-service aux marques « Total » et « Elf » réparties sur le territoire métropolitain.

Mme X (ci-après « Mme X ») est propriétaire et exploitante d'un fonds de commerce de station-service à Saint-Etienne les Remiremont (88).

Le 12 décembre 2002, la société Total Fina Elf (devenue TMS) et Madame X ont conclu un premier contrat de commission d'une durée de trois ans, sans tacite reconduction, par lequel la société TMS lui a confié la vente de carburants avec engagement d'approvisionnement exclusif. Le contrat a été prorogé jusqu'au 31 décembre 2007.

Par un nouveau contrat de commission conclu le 31 décembre 2007, la société TMS a confié à Madame X la vente de carburants en son nom mais pour le compte de TMS et a mis à disposition l'enseigne et la marque Total dans le cadre de la commercialisation des produits.

Ce contrat a été conclu pour une durée de deux ans sans tacite reconduction.

Par avenant du 24 décembre 2009, le contrat a été prorogé pour une durée d'un an, jusqu'au 31 décembre 2010. Par la suite, il a de nouveau été prorogé pour une durée de trois mois, jusqu'au 31 mars 2011, puis pour une période supplémentaire de deux mois, jusqu'au 31 mai 2011.

C'est en raison de la nécessité de mettre la station-service en conformité avec la réglementation sur les installations classées que la société TMS a préféré ne proroger le contrat que pour de courtes périodes, considérant qu'il appartenait à Madame X de procéder aux travaux de mise en conformité des installations de stockage et de distribution de carburants et pour lesquels la règlementation applicable fixait une échéance au 31 décembre 2010.

Estimant que ces installations n'étaient pas sa propriété et relevaient de la seule responsabilité de la société TMS, Madame X n'a pas engagé ces travaux.

La société TMS a alors décidé de ne pas proroger le contrat de commission arrivé à échéance le 31 mai 2011 et a cessé à ce titre les approvisionnements de la station-service.

Considérant que la société TMS avait mis fin brutalement à leurs relations commerciales établies, Madame X a, par acte en date du 14 décembre 2015, fait assigner cette dernière devant le tribunal de commerce de Paris aux fins de la voir condamnée à lui verser les sommes de 33.270,60 euros au titre de la perte de marge brute occasionnée par la rupture brutale et 25.000 euros à titre de dommages et intérêts complémentaires correspondant à la valeur de son fonds de commerce suite à la rupture brutale.

Par jugement du 4 octobre 2017, le tribunal de commerce de Paris a :

Dit que les relations commerciales entre Mme X et la SA Total Marketing Services à la date du 31 mai 2011 n'étaient pas établies, et que la rupture de relations par la SA Total Marketing Services n'a pas été brutale ;

Débouté en conséquence Mme X de l'ensemble de ses demandes ;

Débouté la SA Total Marketing Services de ses demandes pour procédure abusive ;

Condamné Madame X à payer à la SA Total Marketing Services la somme de 4.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, débouté pour le surplus de sa demande ;

Ordonné l'exécution provisoire de la décision à intervenir ;

Condamné Mme X aux dépens de l'instance, donc ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 82,44 euros dont 13,52 euros de TVA.

Par déclaration du 19 janvier 2018, Madame X a interjeté appel de ce jugement en ce qu'il a :

Dit que les relations commerciales entre Mme X et la SA Total Marketing Services à la date du 31 mai 2011 n'étaient pas établies, et que la rupture de relations par la SA Total Marketing Services n'a pas été brutale ;

Débouté en conséquence Mme X de l'ensemble de ses demandes ;

Condamné Madame X à payer à la SA Total Marketing Services la somme de 4.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, débouté pour le surplus de sa demande ;

Condamné Mme X aux dépens de l'instance, donc ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 82,44 euros dont 13,52 euros de TVA.

Dans ses dernières conclusions notifiées par le RPVA le 10 octobre 2018, Madame X demande à la cour de :

Vu l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce,

Vu la jurisprudence applicable,

Vu les pièces versées aux débats,

Déclarer Madame X recevable et bien fondée en son appel ;

Réformer le jugement entrepris sur les chefs de jugement mentionnés à la déclaration d'appel du 19 janvier 2018 ;

Et statuant à nouveau :

Constater la rupture brutale et totale des relations commerciales établies, survenue à l'initiative de la société Total Marketing Services au préjudice de Madame X ;

En conséquence,

Dire et juger abusive ladite rupture ;

Condamner la société Total Marketing Services à payer à Madame X une somme de 33.270,60 euros au titre de la perte de marge brute occasionnée par ladite rupture brutale ;

Condamner encore la société Total Marketing Services à payer à Madame X une somme de 25.000 euros à titre dommages et intérêts complémentaires, correspondant à la valeur de son fonds de commerce suite à la rupture brutale ;

La condamner au paiement d'une somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

La condamner en tous dépens ;

En tout état de cause :

Confirmer le jugement entrepris en ce qu'il débouté la société Total Marketing Services de sa demande reconventionnelle au titre d'une procédure abusive.

Dans ses dernières conclusions notifiées par le RPVA le 6 novembre 2018, la société Total Marketing Services demande à la cour de :

Vu l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce,

Vu les articles 6, 9, 32-1, 696 et 700 du code de procédure civile,

Vu les articles 1315 et 1382 anciens du code civil,

Vu la loi n°  76-663 du 19 juillet 1976, l'arrêté du 22 juin 1998 et l'arrêté du 7 janvier 2003,

Vu le jugement du tribunal de commerce de Paris du 4 octobre 2017,

Vu les pièces et la jurisprudence,

Dire et juger Madame X irrecevable et mal fondée en son appel ;

Dire et juger la société Total Marketing Services recevable et bien fondée en l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions.

A titre principal :

Confirmer le jugement dont appel en ce qu'il a débouté Madame X de l'ensemble de ses demandes ;

Confirmer le jugement dont appel en ce qu'il a condamné Madame X au paiement d'une somme de 4.000 euros au titre de l'article 700 et aux entiers dépens ;

Infirmer le jugement dont appel en ce qu'il a débouté la société Total Marketing Services de sa demande de dommages et intérêts au titre du dommage causé par la procédure abusive.

En conséquence,

Constater que Madame X ne démontre pas l'existence d'une relation commerciale établie entre elle et la société Total Marketing Services ;

Constater que Madame X ne démontre pas l'existence d'une rupture brutale de ses relations avec la société Total Marketing Services ;

Constater que Madame X a manqué aux obligations légales, règlementaires et contractuelles auxquelles elle était soumise en qualité d'exploitante d'une installation classée, justifiant la rupture des relations commerciales avec la société Total Marketing Services ;

Dire et juger que la société Total Marketing Services a valablement mis fin au contrat de commission conclu avec Madame X

Débouter Madame X de l'ensemble de ses demandes indemnitaires

Constater que la procédure mise en œuvre par Madame X est abusive ;

Condamner Madame X à payer à la société Total Marketing Services la somme de 10.000 euros à titre de dommages et intérêts, pour procédure abusive ;

Condamner Madame X à payer la somme de 1.000 euros au titre de l'article 32-1 du code de procédure civile ;

Condamner Madame X à payer la somme de 4.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens de première instance.

A titre subsidiaire :

Constater que Madame X ne démontre ni la réalité de son préjudice ni l'existence d'un lien de causalité au titre de l'article L. 442-6, I,5° du code de commerce ;

En conséquence,

Débouter Madame X de l'ensemble de ses demandes indemnitaires.

En tout état de cause :

Débouter Madame X de toutes demandes, fins et conclusions plus amples ou contraires ;

Condamner Madame X au paiement de la somme de 5.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure d'appel, ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel dont le montant pourra être recouvré par Maître I... O... conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 12 mars 2020.

La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits, prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS

Sur la rupture brutale de la relation établie

L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa rédaction applicable au litige dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'économie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. Lorsque la rupture de la relation commerciale résulte d'une mise en concurrence par enchères à distance, la durée minimale de préavis est double de celle résultant de l'application des dispositions du présent alinéa dans les cas où la durée du préavis initial est de moins de six mois, et d'au moins un an dans les autres cas.

La relation commerciale, pour être établie au sens de ces dispositions, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.

Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis.

Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.

La cour doit procéder à une appréciation in concreto des conditions de déroulement et de la spécificité de la relation.

- l'existence d'une relation commerciale établie

Mme X critique le jugement en ce qu'il a qualifié sa relation commerciale avec la société TMS de précaire lors de la rupture du 31 mai 2011.

La société TMS demande la confirmation du jugement en ce qu'il a retenu l'absence de relation commerciale établie entre les parties lors de la rupture intervenue le 31 mai 2011.

Sur ce ;

Il est constant que les sociétés ont entretenu une relation d'affaires stable depuis 2002 dans laquelle TOTAL confiait à Mme X la vente de carburants avec approvisionnement exclusif, et qu'en décembre 2010, la société TMS a indiqué à Mme X qu'elle exigeait la mise en conformité de ses installations (à l'exception des cuves dont Total étaient propriétaires) à réaliser avant le 31 décembre 2010 en sa qualité de commissionnaire et ce conformément à la réglementation obligatoire dans ce domaine.

Cependant, les prorogations du contrat de commission consenties par la société TMS après le 31 décembre 2010, certes pour des courtes périodes et sous condition, ont pu faire penser à la société TMS que la relation allait se poursuivre jusqu'à ce qu'une solution soit trouvée à l'amiable pour les travaux nécessaires à exécuter pour la mise en conformité.

Au moment de la rupture intervenue le 31 mai 2011, il existait donc une relation établie entre les parties, condition sine qua non de l'application des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce.

- le manquement grave justifiant une rupture sans préavis

Si l'existence d'une relation commerciale établie soumet les partenaires à une obligation de respecter un préavis raisonnable avant la cessation des échanges, néanmoins, les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis en cas d'inexécution suffisamment grave par l'autre partie de ses obligations.

L'examen des échanges entre les parties versés au dossier (pièces 6 de Mme X) démontre que la société TMS avait dès décembre 2010 été très claire sur le caractère obligatoire de la réalisation des travaux de mise en conformité. Ainsi, la société TMS a écrit à Mme X par courrier en date du 16 décembre 2010 en ces termes :

« Nous nous permettons d'attirer une nouvelle fois votre attention sur le fait qu'en l'absence de mise en conformité de votre installation au 31/12/2010, notre société sera dans l'impossibilité de vous proposer la poursuite de nos relations contractuelles au-delà du 31 décembre 2010 date d'échéance de votre contrat Optima. » et le 27 décembre 2010, la société TMS indiquait par courrier à Mme X :

« Nous souhaitons tout d'abord vous confirmer notre volonté de poursuivre les approvisionnements sur votre station-service, ces derniers restant toutefois conditionnés au respect des dispositions légales relatives à la mise en conformité des installations dont vous êtes l'exploitant, comme rappelé à l'article 17 de votre contrat de commission.

[...] Nous convenons dans un premier temps d'une prorogation de trois mois de votre actuel contrat de commission, afin de vous permettre d'étudier les éventuels travaux de mise en conformité à la réglementation nécessaires à la poursuite de votre activité. »

Mme X ne peut légitimement contester la mise en conformité demandée par la société TMS, celle-ci était en effet imposée par la réglementation édictée par l'arrêt du 7 janvier 2003 relatif aux installations classées soumises à déclaration qui a été remplacé par l'arrêté du 19 décembre 2008, ensemble de règles dit "réglementation 2010" en référence au délai de mise en conformité initialement fixé au 31 décembre 2010 (pièce 7 de TMS).

Or, le contrat de commission liant les parties prévoyait clairement en son article 17 intitulé "clause Hygiène Sécurité Environnement" que le commissionnaire devait veiller au respect des réglementations relatives à la sécurité des conditions de travail, à la sécurité des interventions réalisées par des entreprises extérieures et aux établissements recevant du public, en indiquant notamment : "le commissionnaire, en sa qualité d'exploitant au sens des installations classées, fait procéder à ses frais et sous sa responsabilité à tous les contrôles requis par la législation correspondante. Il s'engage à réaliser à ses frais les travaux de mise en conformité de son installation par rapport à la réglementation sur les installations classées".

Au vu de ces éléments, en ne procédant pas aux travaux de mise en conformité mise à la charge de Mme X des installations lui appartenant dans la station d'essence qu'elle exploitait, celle-ci a commis un manquement à ses obligations suffisamment grave pour justifier une rupture immédiate, sans préavis, de la part de la société TMS.

En conséquence, les demandes d'indemnisation de Mme X au titre des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce doivent être rejetées, à l'instar de ce qui a été décidé par les 1ers juges mais pour un motif autre que celui d'un défaut de relation établie.

Sur la demande pour procédure abusive

L'exercice d'une action en justice constitue par principe un droit et ne dégénère en abus pouvant donner naissance à une dette de dommages et intérêts que dans le cas de malice, de mauvaise foi ou d'erreur équipollente au dol.

La société intimée sera déboutée de sa demande à ce titre faute pour elle de rapporter la preuve d'une quelconque intention de nuire ou légèreté blâmable de la part de l'appelante qui a pu légitimement se méprendre sur l'étendue de ses droits et d'établir l'existence d'un préjudice autre que celui subi du fait des frais exposés pour sa défense.

Le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté la société TMS de ce chef.

Sur les frais et dépens

Les dépens et frais irrépétibles de 1ere instance mis à la charge de Mme X seront confirmés.

Mme X succombant en appel en supportera les entiers dépens participera aux frais irrépétibles engagés par la société TMS pour se défendre en appel à hauteur de 3000 euros.

PAR CES MOTIFS

Statuant publiquement, contradictoirement,

Confirme le jugement entrepris sauf en ce qu'il a dit que la relation commerciale n'était pas établie,

Statuant à nouveau du chef infirmé,

Dit qu'il existait une relation commerciale établie entre les parties au moment de la rupture,

Dit qu'en présence d'un manquement grave des obligations de la part de Mme X, la rupture du contrat sans préavis était justifiée,

Y ajoutant,

Condamne Mme X payer à la société Total Marketing Services (TMS) la somme de 3000 euros au titre des frais irrépétibles complémentaires en appel, en application de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamne Mme X aux entiers dépens de l'appel.