Livv
Décisions

CJUE, gr. ch., 6 octobre 2021, n° C-882/19

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

Question préjudicielle

PARTIES

Demandeur :

Sumal SL

Défendeur :

Mercedes Benz Trucks España SL

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lenaerts

Présidents de chambre :

M. Bonichot, M. Arabadjiev, Mme Prechal, M. Ilešič, M. Bay Larsen, M. Kumin, M. Wahl

Vice-président :

Mme Silva de Lapuerta

Juges :

M. Šváby (rapporteur), Mme Rossi, M. Jarukaitis, M. Jääskinen

Avocat général :

M. Pitruzzella

Avocats :

Me Von Köckritz, Me Weiß, Me Hitchings, Me Pérez Carrillo, Me Ward, Me López Ridruejo, Me Fiorentino

CJUE n° C-882/19

5 octobre 2021

LA COUR (grande chambre),

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 101 TFUE.

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Sumal SL à Mercedes Benz Trucks España SL au sujet de la responsabilité de cette dernière du fait de la participation de sa société mère, Daimler AG, à une infraction à l’article 101 TFUE.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

Le règlement (CE) n° 1/2003

3 Sous le titre « Application uniforme du droit [de l’Union] de la concurrence », l’article 16 du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101] et [102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1), dispose :

« 1. Lorsque les juridictions nationales statuent sur des accords, des décisions ou des pratiques relevant de l’article [101] ou [102 TFUE] qui font déjà l’objet d’une décision de la Commission [européenne], elles ne peuvent prendre de décisions qui iraient à l’encontre de la décision adoptée par la Commission. Elles doivent également éviter de prendre des décisions qui iraient à l’encontre de la décision envisagée dans une procédure intentée par la Commission. À cette fin, la juridiction nationale peut évaluer s’il est nécessaire de suspendre sa procédure. Cette obligation est sans préjudice des droits et obligations découlant de l’article 234 du traité.

2. Lorsque les autorités de concurrence des États membres statuent sur des accords, des décisions ou des pratiques relevant de l’article [101] ou [102 TFUE] qui font déjà l’objet d’une décision de la Commission, elles ne peuvent prendre de décisions qui iraient à l’encontre de la décision adoptée par la Commission. »

4 Sous le titre « Amendes », l’article 23 de ce règlement prévoit, à son paragraphe 2, sous a) :

« La Commission peut, par voie de décision, infliger des amendes aux entreprises et associations d’entreprises lorsque, de propos délibéré ou par négligence :

a) elles commettent une infraction aux dispositions de l’article [101] ou [102 TFUE] [...] »

5 Intitulé « Audition des parties, des plaignants et des autres tiers », l’article 27 dudit règlement dispose, à son paragraphe 1 :

« Avant de prendre les décisions prévues aux articles 7, 8 et 23 et à l’article 24, paragraphe 2, la Commission donne aux entreprises et associations d’entreprises visées par la procédure menée par la Commission l’occasion de faire connaître leur point de vue au sujet des griefs retenus par la Commission. La Commission ne fonde ses décisions que sur les griefs au sujet desquels les parties concernées ont pu faire valoir leurs observations. Les plaignants sont étroitement associés à la procédure. »

Le règlement (UE) n° 1215/2012

6 L’article 7 du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1), énonce :

« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre :

[...]

2) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ;

[...] »

Le droit espagnol

7 Sous le titre « Sur le dédommagement du préjudice causé par les pratiques restrictives de la concurrence », l’article 71 de la Ley 15/2007 de Defensa de la competencia (loi 15/2007 de protection de la concurrence), du 3 juillet 2007 (BOE n° 159, du 4 juillet 2007, p. 28848), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la « loi de protection de la concurrence »), prévoit :

« 1. Les auteurs d’infractions au droit de la concurrence sont responsables des dommages et préjudices causés.

2. Aux fins du présent titre :

a) On entend par infraction au droit de la concurrence toute infraction aux articles 101 ou 102 [TFUE] ou aux articles 1er ou 2 de la présente loi.

b) Les agissements d’une entreprise peuvent également être imputés aux entreprises ou personnes qui la contrôlent, sauf lorsque son comportement économique n’est déterminé par aucune d’entre elles. »

Le litige au principal et les questions préjudicielles

8 Mercedes Benz Trucks España est une société filiale du groupe Daimler, dont la société mère est Daimler. Entre l’année 1997 et l’année 1999, Sumal a acquis deux camions auprès de Mercedes Benz Trucks España, par l’intermédiaire de Stern Motor SL, une entité concessionnaire du groupe Daimler.

9 Le 19 juillet 2016, la Commission a adopté la décision C(2016) 4673 final relative à une procédure d’application de l’article 101 [TFUE] et de l’article 53 de l’accord EEE (Affaire AT.39824 – Camions), dont un résumé a été publié au Journal officiel de l’Union européenne du 6 avril 2017 (JO 2017, C 108, p. 6) (ci-après la « décision du 19 juillet 2016 »).

10 Selon cette décision, quinze fabricants européens de camions, dont Daimler, ont participé à une entente prenant la forme d’une infraction unique et continue à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen, du 2 mai 1992 (JO 1994, L 1, p. 3), consistant à conclure des arrangements collusoires sur la fixation des prix et l’augmentation des prix bruts des camions dans l’Espace économique européen (EEE) ainsi que sur le calendrier et la répercussion des coûts afférents à l’introduction des technologies en matière d’émissions pour ces camions imposées par les normes en vigueur. Pour trois sociétés participantes, cette infraction s’est déroulée entre le 17 janvier 1997 et le 20 septembre 2010 et, pour les douze autres sociétés participantes, dont Daimler, entre le 17 janvier 1997 et le 18 janvier 2011.

11 À la suite de ladite décision, Sumal a saisi le Juzgado de lo Mercantil n° 07 de Barcelona (tribunal de commerce n° 07 de Barcelone, Espagne) d’une action en dommages et intérêts tendant à obtenir de Mercedes Benz Trucks España le paiement d’une somme de 22 204,35 euros, correspondant au surcoût d’acquisition qu’elle aurait supporté en raison de l’entente à laquelle Daimler, société mère de Mercedes Benz Trucks España, avait pris part.

12 Par un jugement du 23 janvier 2019, cette juridiction a rejeté cette action au motif que Mercedes Benz Trucks España ne pouvait être attraite en justice dans le cadre de ladite action dans la mesure où Daimler, qui est seule visée par la décision de la Commission, doit être considérée comme l’unique responsable de l’infraction concernée.

13 Sumal a interjeté appel de ce jugement devant la juridiction de renvoi, laquelle se demande si des actions en dommages et intérêts faisant suite à des décisions des autorités de concurrence constatant des pratiques anticoncurrentielles peuvent être dirigées contre des sociétés filiales qui ne sont pas visées par ces décisions, mais qui sont détenues à 100 % par des sociétés directement visées par lesdites décisions.

14 À cet égard, elle fait état de divergences quant aux positions adoptées par les juridictions espagnoles. Alors que certaines d’entre elles admettraient que de telles actions puissent être dirigées contre des sociétés filiales, en prenant appui sur la « théorie de l’unité économique », d’autres l’écarteraient au motif que cette théorie permettrait d’imputer la responsabilité civile du comportement d’une société filiale à une société mère, mais ne permettrait pas de poursuivre une société filiale du fait du comportement de sa société mère.

15 Dans ces conditions, l’Audiencia Provincial de Barcelona (cour provinciale de Barcelone, Espagne) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« [1]) La théorie de l’unité économique, qui provient de la jurisprudence de la [Cour] elle-même, justifie-t-elle l’extension de la responsabilité de la société mère à la filiale ou s’applique-t-elle uniquement pour étendre la responsabilité des filiales à la société mère ?

[2]) Pour étendre la notion d’unité économique dans le domaine des relations intragroupe faut-il tenir compte exclusivement de facteurs de contrôle ou est-il possible également de se baser sur d’autres critères, notamment le fait que la filiale ait pu bénéficier des actes constitutifs de l’infraction ?

[3]) Dans l’hypothèse où il serait possible d’étendre la responsabilité de la société mère à la filiale, à quelles conditions cette possibilité serait-elle subordonnée ?

[4]) Dans l’hypothèse où la réponse aux questions précédentes serait favorable à la reconnaissance de l’extension de la responsabilité aux filiales pour des actes commis par les sociétés mères, une réglementation nationale telle que l’article 71, paragraphe 2, de la [loi de protection de la concurrence], qui prévoit uniquement la possibilité d’étendre la responsabilité de la filiale à la société mère, et ce à condition qu’il existe une situation de contrôle de la société mère sur la filiale, serait-elle compatible avec cette jurisprudence [de la Cour] ? »

Sur la demande de réouverture de la phase orale de la procédure

16 Par acte déposé au greffe de la Cour le 28 avril 2021, Mercedes Benz Trucks España a demandé à ce que soit ordonnée la réouverture de la phase orale de la procédure, en application de l’article 83 du règlement de procédure de la Cour.

17 À l’appui de sa demande, elle allègue que le raisonnement développé par M. l’avocat général dans ses conclusions prononcées le 15 avril 2021 dans la présente affaire repose sur des éléments factuels nouveaux ou des hypothèses qui n’ont pas été soulevés par la juridiction de renvoi et qui n’ont pas été débattus entre les parties au principal ou les intéressés, au sens de l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne.

18 Mercedes Benz Trucks España conteste ainsi, premièrement, l’affirmation figurant à la note en bas de page 10 des conclusions de M. l’avocat général, selon laquelle, dans la demande de décision préjudicielle, le montant du dommage que Sumal prétend avoir subi semble avoir déjà été apprécié par la juridiction de renvoi.

19 Deuxièmement, Mercedes Benz Trucks España estime que c’est de manière erronée que M. l’avocat général a relevé, au point 75 et à la note en bas de page 86 de ses conclusions, que, dans la décision du 19 juillet 2016, la Commission avait constaté que les contacts collusoires, initialement intervenus au niveau des salariés des sociétés mères impliquées dans l’entente, ont été plus tard constatés également au niveau des filiales de ces sociétés, plus précisément des seules filiales allemandes de Daimler.

20 Certes, en vertu de l’article 83 de son règlement de procédure, la Cour peut, à tout moment, l’avocat général entendu, ordonner la réouverture de la phase orale de la procédure, notamment si elle considère qu’elle est insuffisamment éclairée ou lorsqu’une partie a soumis, après la clôture de cette phase, un fait nouveau de nature à exercer une influence décisive sur la décision de la Cour ou lorsque l’affaire doit être tranchée sur la base d’un argument qui n’a pas été débattu entre les parties ou les intéressés visés à l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne.

21 À cet égard, il convient toutefois de relever, d’emblée, que la teneur des conclusions de l’avocat général ne saurait constituer en tant que telle un tel fait nouveau, sans quoi il serait loisible aux parties, par le biais de l’invocation d’un tel fait, de répondre auxdites conclusions. Or, les conclusions de l’avocat général ne peuvent être débattues par les parties. La Cour a ainsi eu l’occasion de souligner que, conformément à l’article 252 TFUE, le rôle de l’avocat général consiste à présenter publiquement, en toute impartialité et en toute indépendance, des conclusions motivées sur les affaires qui, conformément au statut de la Cour de justice de l’Union européenne, requièrent son intervention, en vue de l’assister dans l’accomplissement de sa mission qui est d’assurer le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités [voir, en ce sens, arrêt du 2 mars 2021, A.B. e.a. (Nomination des juges à la Cour suprême – Recours), C‑824/18, EU:C:2021:153, points 63 et 64]. En vertu de l’article 20, quatrième alinéa, de ce statut et de l’article 82, paragraphe 2, du règlement de procédure, les conclusions de l’avocat général mettent fin à la phase orale de la procédure. Se situant en dehors du débat entre les parties, les conclusions ouvrent la phase du délibéré de la Cour. Il ne s’agit donc pas d’un avis destiné aux juges ou aux parties qui émanerait d’une autorité extérieure à la Cour, mais de l’opinion individuelle, motivée et exprimée publiquement, d’un membre de l’institution elle-même (ordonnance du 4 février 2000, Emesa Sugar, C‑17/98, EU:C:2000:69, points 13 et 14).

22 En l’occurrence, la Cour constate, l’avocat général entendu, que les éléments avancés par Mercedes Benz Trucks España ne révèlent aucun fait nouveau de nature à exercer une influence décisive sur la décision qu’elle est appelée à rendre dans la présente affaire et que cette dernière ne doit pas être tranchée sur la base d’un argument qui n’aurait pas été débattu entre les parties ou les intéressés. Enfin, la Cour disposant, au terme des phases écrite et orale de la procédure, de tous les éléments nécessaires, elle est donc suffisamment éclairée pour statuer. Partant, la Cour considère, qu’il n’y a pas lieu d’ordonner la réouverture de la phase orale de la procédure.

Sur les questions préjudicielles

Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle

23 Mercedes Benz Trucks España doute de la recevabilité de la demande de décision préjudicielle pour deux motifs.

24 En premier lieu, cette demande ne répondrait pas aux exigences visées à l’article 94 du règlement de procédure, faute d’avoir indiqué les faits pertinents et prouvés sur la base desquels les questions préjudicielles ont été posées ou encore la teneur de l’article 71, paragraphe 2, de la loi de protection de la concurrence. En outre, ladite demande fournirait un exposé imprécis, partial et inexact de la jurisprudence nationale pertinente.

25 En l’occurrence, il ressort d’une lecture d’ensemble de la demande de décision préjudicielle que la juridiction de renvoi a défini de façon suffisante le cadre factuel et juridique dans lequel s’inscrit sa demande d’interprétation du droit de l’Union pour permettre tant aux parties intéressées de présenter des observations conformément à l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne qu’à la Cour de répondre utilement à ladite demande.

26 En second lieu, Mercedes Benz Trucks España soutient que les quatre questions posées sont purement hypothétiques. Ainsi, les trois premières questions n’auraient aucun rapport avec les faits de la procédure au principal dans la mesure où Sumal n’aurait ni invoqué ni prouvé de circonstances propres à justifier l’extension à Mercedes Benz Trucks España de la responsabilité pour les infractions commises par Daimler, mais fonderait son action exclusivement sur la décision du 19 juillet 2016. De même, dans la mesure où l’article 71, paragraphe 2, de la loi de protection de la concurrence ne serait pas applicable au litige au principal, cette disposition n’aurait aucune pertinence aux fins de la résolution de ce litige.

27 À cet égard, il convient de rappeler qu’il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation d’une règle de droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (arrêt du 9 juillet 2020, Santen, C‑673/18, EU:C:2020:531, point 26 et jurisprudence citée).

28 Il s’ensuit que les questions portant sur le droit de l’Union bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation d’une règle de l’Union sollicitée n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêt du 9 juillet 2020, Santen, C‑673/18, EU:C:2020:531, point 27 et jurisprudence citée).

29 Or, tel n’est pas le cas en l’occurrence. La réponse qu’apportera la Cour aux quatre questions posées conditionnera l’issue du litige au principal dans la mesure où elle permettra à la juridiction de renvoi, d’une part, de déterminer si la responsabilité de Mercedes Benz Trucks España pourra être engagée et, d’autre part, de statuer sur la compatibilité de l’article 71, paragraphe 2, de la loi de protection de la concurrence avec le droit de l’Union.

30 Il résulte des considérations qui précèdent que la demande de décision préjudicielle est recevable.

Sur les première à troisième questions

31 Par ses première à troisième questions, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens que la victime d’une pratique anticoncurrentielle d’une entreprise peut introduire une action en dommages et intérêts indifféremment contre une société mère qui a été sanctionnée par la Commission au titre de cette pratique dans une décision ou contre une filiale de cette société qui n’est pas visée par cette décision dès lors qu’elles constituent ensemble une unité économique.

32 D’emblée, il y a lieu de rappeler que l’article 101, paragraphe 1, TFUE produit des effets directs dans les relations entre les particuliers et engendre des droits dans le chef des justiciables que les juridictions nationales doivent sauvegarder (arrêts du 30 janvier 1974, BRT et Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs, 127/73, EU:C:1974:6, point 16, ainsi que du 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a., C‑724/17, EU:C:2019:204, point 24 et jurisprudence citée).

33 La pleine efficacité de l’article 101 TFUE et, en particulier, l’effet utile de l’interdiction énoncée à son paragraphe 1 seraient mis en cause si toute personne ne pouvait demander réparation du dommage que lui aurait causé un contrat ou un comportement susceptible de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence (arrêts du 20 septembre 2001, Courage et Crehan, C‑453/99, EU:C:2001:465, point 26, ainsi que du 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a., C‑724/17, EU:C:2019:204, point 25).

34 Ainsi, toute personne est en droit de demander réparation du préjudice subi lorsqu’il existe un lien de causalité entre ledit préjudice et une entente ou une pratique interdite par l’article 101 TFUE (arrêts du 13 juillet 2006, Manfredi e.a., C‑295/04 à C‑298/04, EU:C:2006:461, point 61, ainsi que du 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a., C‑724/17, EU:C:2019:204, point 26 et jurisprudence citée), étant entendu que la détermination de l’entité tenue de réparer le préjudice causé par une infraction à l’article 101 TFUE est directement régie par le droit de l’Union (arrêt du 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a., C‑724/17, EU:C:2019:204, point 28).

35 Ce droit de toute personne de demander réparation d’un tel préjudice renforce le caractère opérationnel des règles de concurrence de l’Union et est de nature à décourager les accords ou les pratiques, souvent dissimulés, susceptibles de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence, en contribuant ainsi au maintien d’une concurrence effective dans l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 20 septembre 2001, Courage et Crehan, C‑453/99, EU:C:2001:465, point 27, ainsi que du 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a., C‑724/17, EU:C:2019:204, point 44 et jurisprudence citée).

36 En effet, au-delà de la réparation même du préjudice allégué, l’ouverture d’un tel droit concourt à l’objectif de dissuasion qui est au cœur de l’action de la Commission, laquelle a le devoir de poursuivre une politique générale visant à appliquer en matière de concurrence les principes fixés par le traité FUE et à orienter en ce sens le comportement des entreprises (voir, en ce sens, arrêt du 7 juin 1983, Musique Diffusion française e.a./Commission, 100/80 à 103/80, EU:C:1983:158, point 105). Cette ouverture est ainsi de nature non seulement à remédier au dommage direct qu’allègue avoir subi la personne en question, mais également aux dommages indirects portés à la structure et au fonctionnement du marché, qui n’a pu déployer sa pleine efficacité économique, notamment au profit des consommateurs concernés.

37 Il découle de ce qui précède que, au même titre que la mise en œuvre des règles de concurrence de l’Union par les autorités publiques (public enforcement), les actions en dommages et intérêts pour violation de ces règles (private enforcement) font partie intégrante du système de mise en œuvre desdites règles, qui vise à réprimer les comportements anticoncurrentiels des entreprises et à dissuader celles-ci de se livrer à de tels comportements (arrêt du 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a., C‑724/17, EU:C:2019:204, point 45).

38 Dès lors, la notion d’« entreprise », au sens de l’article 101 TFUE, qui constitue une notion autonome du droit de l’Union, ne saurait avoir une portée différente dans le contexte de l’imposition, par la Commission, d’amendes au titre de l’article 23, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003 et dans celui des actions en dommages et intérêts pour violation des règles de concurrence de l’Union (arrêt du 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a., C‑724/17, EU:C:2019:204, point 47).

39 Or, il ressort du libellé de l’article 101, paragraphe 1, TFUE que le choix des auteurs des traités a été d’utiliser cette notion d’« entreprise » pour désigner l’auteur d’une infraction au droit de la concurrence, susceptible d’être sanctionné en application de cette disposition, et non d’autres notions telles que celles de « société » ou de « personne morale ». Le législateur de l’Union a également retenu la notion d’« entreprise » à l’article 23, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003 pour définir l’entité à laquelle la Commission peut infliger une amende pour sanctionner une infraction aux règles du droit de la concurrence de l’Union (arrêts du 10 avril 2014, Areva e.a./Commission, C‑247/11 P et C‑253/11 P, EU:C:2014:257, points 123 et 124, ainsi que du 25 novembre 2020, Commission/GEA Group, C‑823/18 P, EU:C:2020:955, points 62 et 63).

40 De la même manière, il découle de la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 novembre 2014, relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne (JO 2014, L 349, p. 1), et notamment de son article 2, point 2, que le même législateur a défini l’« auteur de l’infraction », auquel incombe, selon cette directive, la réparation du préjudice causé par l’infraction au droit de la concurrence imputable à cet auteur, comme étant « l’entreprise ou l’association d’entreprises ayant commis une infraction au droit de la concurrence ».

41 Ce faisant, le droit de la concurrence de l’Union, en visant les activités des entreprises, consacre comme critère décisif l’existence d’une unité de comportement sur le marché, sans que la séparation formelle entre diverses sociétés résultant de leur personnalité juridique distincte puisse s’opposer à une telle unité aux fins de l’application des règles de concurrence (voir, en ce sens, arrêts du 14 juillet 1972, Imperial Chemical Industries/Commission, 48/69, EU:C:1972:70, point 140, ainsi que du 14 décembre 2006, Confederación Española de Empresarios de Estaciones de Servicio, C‑217/05, EU:C:2006:784, point 41). La notion d’« entreprise » comprend donc toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement, et désigne ainsi une unité économique même si, du point de vue juridique, cette unité économique est constituée de plusieurs personnes physiques ou morales (voir, en ce sens, arrêts du 10 septembre 2009, Akzo Nobel e.a./Commission, C‑97/08 P, EU:C:2009:536, points 54 et 55, ainsi que du 27 avril 2017, Akzo Nobel e.a./Commission, C‑516/15 P, EU:C:2017:314, points 47 et 48). Cette unité économique consiste en une organisation unitaire d’éléments personnels, matériels et immatériels poursuivant de façon durable un but économique déterminé, organisation pouvant concourir à commettre une infraction visée à l’article 101, paragraphe 1, TFUE (arrêt du 1er juillet 2010, Knauf Gips/Commission, C‑407/08 P, EU:C:2010:389, points 84 et 86).

42 Lorsqu’une telle unité économique enfreint l’article 101, paragraphe 1, TFUE, il lui incombe, selon le principe de la responsabilité personnelle, de répondre de cette infraction. À cet égard, pour retenir la responsabilité d’une entité juridique quelconque relevant d’une unité économique, il est nécessaire que la preuve soit apportée qu’une entité juridique au moins, appartenant à cette unité économique, a violé l’article 101, paragraphe 1, TFUE, de sorte que l’entreprise constituée par ladite unité économique soit considérée comme ayant commis une infraction à cette disposition, et que cette circonstance soit relevée dans une décision de la Commission devenue définitive (voir, en ce sens, arrêt du 27 avril 2017, Akzo Nobel e.a./Commission, C‑516/15 P, EU:C:2017:314, points 49 et 60) ou établie de manière autonome devant le juge national concerné lorsqu’aucune décision relative à l’existence d’une infraction n’a été adoptée par la Commission.

43 Il ressort ainsi de la jurisprudence que le comportement d’une société filiale peut être imputé à la société mère notamment lorsque, bien qu’ayant une personnalité juridique distincte, cette société filiale ne détermine pas de façon autonome, au moment de la commission de l’infraction, son comportement sur le marché, mais applique pour l’essentiel les instructions qui lui sont données par la société mère, eu égard en particulier aux liens économiques, organisationnels et juridiques qui unissent ces deux entités juridiques, de sorte que, dans une telle situation, celles-ci font partie d’une même unité économique et, partant, forment une seule et même entreprise auteur du comportement infractionnel (voir, en ce sens, arrêts du 10 septembre 2009, Akzo Nobel e.a./Commission, C‑97/08 P, EU:C:2009:536, points 58 et 59, ainsi que du 27 avril 2017, Akzo Nobel e.a./Commission, C‑516/15 P, EU:C:2017:314, points 52 et 53 ainsi que jurisprudence citée). Lorsqu’il est établi que la société mère et sa filiale font partie d’une même unité économique et, partant, forment une seule entreprise, au sens de l’article 101 TFUE, c’est donc l’existence même de cette unité économique ayant commis l’infraction qui détermine, de façon décisive, la responsabilité de l’une ou l’autre société composant l’entreprise pour le comportement anticoncurrentiel de cette dernière.

44 À ce titre, la notion d’« entreprise » et, à travers elle, celle d’« unité économique » entraînent de plein droit une responsabilité solidaire entre les entités qui composent l’unité économique au moment de la commission de l’infraction (voir en ce sens, s’agissant de la solidarité en matière d’amendes, arrêts du 26 janvier 2017, Villeroy & Boch/Commission, C‑625/13 P, EU:C:2017:52, point 150, ainsi que du 25 novembre 2020, Commission/GEA Group, C‑823/18 P, EU:C:2020:955, point 61 et jurisprudence citée).

45 Cela étant, il convient également de relever que l’organisation des groupes de sociétés susceptibles de constituer une unité économique peut être très différente d’un groupe à l’autre. Il existe, notamment, des groupes de sociétés de type « conglomérat » qui sont actifs dans plusieurs domaines économiques ne présentant aucun lien entre eux.

46 Partant, la faculté reconnue à la victime d’une pratique anticoncurrentielle d’engager, dans le cadre d’une action en dommages et intérêts, la responsabilité d’une société filiale plutôt que celle de la société mère ne saurait être automatiquement ouverte contre n’importe quelle société filiale de la société mère visée dans une décision de la Commission sanctionnant un comportement infractionnel. En effet, comme l’a relevé M. l’avocat général, en substance, au point 58 de ses conclusions, la notion d’« entreprise » employée à l’article 101 TFUE est une notion fonctionnelle, l’unité économique qui la constitue devant être identifiée du point de vue de l’objet de l’accord en cause (voir, en ce sens, arrêts du 12 juillet 1984, Hydrotherm Gerätebau, 170/83, EU:C:1984:271, point 11, et du 26 septembre 2013, The Dow Chemical Company/Commission, C‑179/12 P, EU:C:2013:605, point 57).

47 Dès lors, une même société mère peut faire partie de plusieurs unités économiques constituées, en fonction de l’activité économique en cause, d’elle-même et de différentes combinaisons de ses sociétés filiales appartenant toutes au même groupe de sociétés. Si tel n’était pas le cas, une société filiale relevant d’un tel groupe risquerait d’être tenue responsable d’infractions commises dans le cadre d’activités économiques ne présentant aucun lien avec sa propre activité et dans lesquelles elle n’était aucunement impliquée, même indirectement.

48 Il résulte de l’ensemble de ce qui précède que, dans le cadre d’une action en dommages et intérêts, qui se fonde sur l’existence d’une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE constatée par la Commission dans une décision, une entité juridique qui n’est pas désignée dans cette décision comme ayant commis l’infraction au droit de la concurrence peut néanmoins être tenue responsable sur cette base en raison du comportement infractionnel d’une autre entité juridique, dès lors que ces personnes font toutes deux partie de la même unité économique et forment ainsi une entreprise, qui est l’auteur de l’infraction au sens dudit article 101 TFUE (voir, en ce sens, arrêts du 10 avril 2014, Commission/Siemens Österreich e.a. et Siemens Transmission & Distribution e.a./Commission, C‑231/11 P à C‑233/11 P, EU:C:2014:256, point 45, ainsi que du 26 janvier 2017, Villeroy & Boch/Commission, C‑625/13 P, EU:C:2017:52, point 145).

49 En effet, la Cour a déjà jugé que le rapport de solidarité qui unit les membres d’une unité économique justifie notamment que soit retenue la circonstance aggravante de récidive à l’égard de la société mère alors même que cette dernière n’a pas fait l’objet de poursuites antérieures, ayant donné lieu à une communication des griefs et à une décision. Dans une telle situation, apparaît déterminante la constatation antérieure d’une première infraction résultant du comportement d’une société filiale avec laquelle cette société mère impliquée dans la seconde infraction formait, déjà au moment de la première infraction, une seule entreprise au sens de l’article 101 TFUE (arrêt du 5 mars 2015, Commission e.a./Versalis e.a., C‑93/13 P et C‑123/13 P, EU:C:2015:150, point 91).

50 Dès lors, rien ne s’oppose, en principe, à ce que la victime d’une pratique anticoncurrentielle introduise une action en dommages et intérêts contre l’une des entités juridiques qui constituent l’unité économique et, partant, l’entreprise qui, en commettant une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE, a causé le dommage subi par cette victime.

51 Ainsi, dans des circonstances où l’existence d’une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE a été établie dans le chef d’une société mère, il est loisible à la victime de cette infraction de chercher à engager la responsabilité civile d’une société filiale de cette société mère plutôt que celle de la société mère, conformément à la jurisprudence citée au point 42 du présent arrêt. La responsabilité de cette société filiale ne peut toutefois être engagée que si la victime prouve, soit en s’appuyant sur une décision adoptée au préalable par la Commission en application de l’article 101 TFUE, soit par tout autre moyen, en particulier lorsque la Commission est restée silencieuse sur ce point dans ladite décision ou n’a pas encore été amenée à adopter de décision, que, eu égard, d’une part, aux liens économiques, organisationnels et juridiques visés aux points 43 et 47 du présent arrêt et, d’autre part, à l’existence d’un lien concret entre l’activité économique de cette société filiale et l’objet de l’infraction dont la société mère a été tenue responsable, ladite filiale constituait avec sa société mère une unité économique.

52 Il ressort des considérations qui précèdent qu’une telle action en dommages et intérêts introduite à l’encontre d’une société filiale suppose que le requérant prouve, pour constater l’existence d’une unité économique entre une société mère et la société filiale au sens des points 41 et 46 du présent arrêt, les liens unissant ces sociétés mentionnés au point précédent de celui-ci, ainsi que le lien concret, visé au même point, entre l’activité économique de cette société filiale et l’objet de l’infraction dont la société mère a été tenue responsable. Ainsi, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, la victime devrait établir, en principe, que l’accord anticoncurrentiel conclu par la société mère pour lequel celle-ci a été condamnée concerne les mêmes produits que ceux que commercialise la société filiale. Ce faisant, la victime démontre que c’est précisément l’unité économique dont relève la société filiale, ensemble avec sa société mère, qui constitue l’entreprise ayant effectivement commis l’infraction constatée préalablement par la Commission au titre de l’article 101, paragraphe 1, TFUE, conformément à la conception fonctionnelle de la notion d’« entreprise » retenue au point 46 du présent arrêt.

53 Il convient d’ajouter que les exigences du droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, garanti par l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doivent bénéficier à la partie défenderesse dans le cadre d’une action en dommages et intérêts, qui est susceptible d’aboutir à la condamnation de cette partie à dédommager la victime d’une pratique anticoncurrentielle. Aussi est-il indispensable que la société filiale concernée puisse défendre ses droits, conformément au principe du respect des droits de la défense, qui est un principe fondamental du droit de l’Union (voir, par analogie, arrêts du 5 mars 2015, Commission e.a./Versalis e.a., C‑93/13 P et C‑123/13 P, EU:C:2015:150, point 94, ainsi que du 29 avril 2021, Banco de Portugal e.a., C‑504/19, EU:C:2021:335, point 57). Dès lors, cette société filiale doit disposer devant le juge national concerné de tous les moyens nécessaires à l’exercice utile de ses droits de la défense, en particulier pour pouvoir contester son appartenance à la même entreprise que sa société mère.

54 À cet égard, ladite société filiale doit pouvoir réfuter sa responsabilité pour le préjudice allégué, notamment en faisant valoir tout motif qu’elle aurait pu soulever si elle avait été impliquée dans la procédure ouverte par la Commission à l’encontre de sa société mère, ayant conduit à l’adoption d’une décision de la Commission constatant l’existence d’un comportement infractionnel contraire à l’article 101 TFUE (public enforcement).

55 Toutefois, s’agissant de la situation dans laquelle une action en dommages et intérêts s’appuie sur la constatation par la Commission d’une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE dans une décision adressée à la société mère de la société filiale défenderesse, cette dernière ne saurait contester, devant le juge national, l’existence de l’infraction ainsi constatée par la Commission. En effet, l’article 16, paragraphe 1, du règlement n° 1/2003 dispose, notamment, que lorsque les juridictions nationales statuent sur des accords, des décisions ou des pratiques relevant de l’article 101 TFUE, qui font déjà l’objet d’une décision de la Commission, elles ne peuvent prendre de décisions qui iraient à l’encontre de la décision adoptée par la Commission.

56 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, certes, l’article 27, paragraphe 1, du règlement n° 1/2003 prévoit que, avant de prendre une décision constatant une infraction aux règles de concurrence et infligeant une amende, la Commission donne aux personnes visées par la procédure l’occasion de faire connaître leur point de vue au sujet des griefs qu’elle a retenus et ne fonde ses décisions que sur les griefs au sujet desquels les parties concernées ont pu faire valoir leurs observations. Dans ce contexte, la communication des griefs vise à permettre l’exercice des droits de la défense par chaque personne juridique visée par la procédure administrative en matière de concurrence. En revanche, lorsque la Commission n’a pas l’intention de constater à l’égard d’une société, une infraction, les droits de la défense n’imposent pas l’envoi à cette société d’une communication des griefs. En effet, l’envoi, à une société déterminée, de la communication des griefs vise à assurer le respect des droits de la défense de cette société et non pas d’une tierce personne, quand bien même cette dernière personne serait concernée par la même procédure administrative (voir, en ce sens, arrêt du 14 septembre 2017, LG Electronics et Koninklijke Philips Electronics/Commission, C‑588/15 P et C‑622/15 P, EU:C:2017:679, points 44 à 46).

57 Lesdits principes sont, toutefois, propres aux procédures infractionnelles menées par la Commission, lesquelles présentent, en effet, la particularité de pouvoir conduire à l’imposition d’une amende aux entités juridiques spécifiquement visées par de telles procédures.

58 En revanche, le principe de la responsabilité personnelle ne s’oppose pas, dans les circonstances décrites au point 56 du présent arrêt, au caractère définitif, à l’égard d’une société filiale, de la constatation d’une telle infraction, car, ainsi qu’il a été rappelé au point 42 du présent arrêt, c’est à l’unité économique constitutive de l’entreprise ayant commis l’infraction de répondre de celle-ci.

59 En effet, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour rappelée au point 49 du présent arrêt, la Cour a déjà jugé, s’agissant de la prise en compte, aux fins de l’application de la circonstance aggravante que constitue la récidive à l’égard d’une société mère, d’une infraction commise par la société filiale de cette société mère, qu’il n’est pas exigé que cette dernière ait fait l’objet de poursuites antérieures ayant donné lieu à une communication des griefs et à une décision, à condition que la société filiale dont le comportement a donné lieu à l’infraction ait formé avec la société mère en question, déjà au moment de la première infraction, une seule entreprise au sens de l’article 101 TFUE. Ainsi, pour autant qu’une décision constatant l’existence d’une infraction commise par une entreprise ait été adressée à l’une des sociétés qui constituaient déjà cette entreprise au moment où l’infraction a été commise, de sorte que cette société et, à travers elle, ladite entreprise ont eu l’opportunité de contester la réalité de cette infraction, les droits de la défense des autres sociétés qui constituaient la même entreprise ne sauraient être violés en raison de la prise en compte de l’existence de cette infraction dans le cadre d’une procédure ultérieure en réparation introduite par une personne ayant subi un dommage du fait du comportement infractionnel en cause, une telle action n’étant notamment pas susceptible d’aboutir à l’imposition d’une sanction telle qu’une amende dans le chef de ces autres sociétés.

60 En revanche, dans le cas où le comportement infractionnel n’a pas été constaté par la Commission dans une décision rendue en application de l’article 101 TFUE, la société filiale d’une société mère à laquelle une infraction est reprochée est naturellement en droit de contester non seulement son appartenance à la même entreprise que la société mère, mais également l’existence de l’infraction alléguée.

61 Il convient également de préciser, dans le prolongement de ce qui a été souligné au point 51 du présent arrêt, que, comme l’a indiqué la Commission en réponse à une question écrite posée par la Cour et ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 76 de ses conclusions, la possibilité, pour le juge national concerné, de constater une éventuelle responsabilité de la société filiale pour les préjudices causés n’est pas exclue du simple fait que, le cas échéant, la Commission n’a adopté aucune décision ou que la décision par laquelle elle a constaté l’infraction n’a pas infligé à cette société une sanction administrative.

62 En effet, ainsi que la Cour l’a jugé au point 51 de l’arrêt du 27 avril 2017, Akzo Nobel e.a./Commission (C‑516/15 P, EU:C:2017:314), ni l’article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement n° 1/2003 ni la jurisprudence ne déterminent la personne morale ou physique que la Commission doit tenir pour responsable de l’infraction et sanctionner par l’imposition d’une amende.

63 Ainsi, conformément à la jurisprudence citée au point 42 du présent arrêt, la Commission peut librement tenir pour responsable d’une infraction et sanctionner par l’imposition d’une amende n’importe quelle entité juridique d’une entreprise ayant pris part à une infraction à l’article 101 TFUE. Il s’ensuit qu’il ne saurait être inféré de l’identification par la Commission d’une société mère en tant que personne morale pouvant être tenue responsable de l’infraction commise par une entreprise le constat que l’une ou l’autre de ses sociétés filiales ne relève pas de la même entreprise devant répondre de la même infraction.

64 Il convient d’ajouter, à toutes fins utiles, que, en principe, rien ne s’opposait, dans les circonstances du litige au principal, à ce que la requérante au principal, prétendue victime de l’infraction en cause, introduise son recours en indemnité devant les juridictions espagnoles à l’encontre de la société mère, Daimler, voire à l’encontre de cette dernière et de Mercedes Benz Trucks España conjointement, l’éventuelle responsabilité de cette dernière pour l’infraction étant soumise aux conditions exposées au point 52 du présent arrêt.

65 En effet, il y a lieu de rappeler qu’une action visant à obtenir la réparation du préjudice résultant de violations alléguées du droit de la concurrence de l’Union, telle que l’action au principal, relève de la « matière civile et commerciale », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement n° 1215/2012, et entre, par voie de conséquence, dans le champ d’application de ce règlement. En outre, il résulte de la jurisprudence constante de la Cour relative à l’article 7, point 2, dudit règlement que la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit », figurant à cette disposition, vise à la fois le lieu de la matérialisation du dommage et celui de l’évènement causal qui est à l’origine de ce dommage, de sorte que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal de l’un ou de l’autre de ces deux lieux (arrêt du 29 juillet 2019, Tibor-Trans, C‑451/18, EU:C:2019:635, points 24 et 25 ainsi que jurisprudence citée).

66 La Cour a également précisé qu’un dommage consistant en des surcoûts imposés par un fabricant de camions aux concessionnaires et répercutés par ces derniers sur les utilisateurs finaux constituait un dommage direct permettant de fonder, en principe, la compétence des juridictions de l’État membre sur le territoire duquel il s’est matérialisé, dès lors que les surcoûts payés en raison des prix artificiellement élevés apparaissaient comme la conséquence immédiate de l’infraction commise au titre de l’article 101 TFUE. Or, lorsque le marché affecté par le comportement anticoncurrentiel se trouve dans l’État membre sur le territoire duquel le dommage allégué est prétendument survenu, il y a lieu de considérer que le lieu de la matérialisation du dommage, aux fins de l’application de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, se trouve dans cet État membre (voir, en ce sens, arrêt du 29 juillet 2019, Tibor-Trans, C‑451/18, EU:C:2019:635, points 30, 31 et 33).

67 Eu égard à ce qui précède, il convient de répondre aux première à troisième questions que l’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens que la victime d’une pratique anticoncurrentielle d’une entreprise peut introduire une action en dommages et intérêts indifféremment contre une société mère qui a été sanctionnée par la Commission au titre de cette pratique dans une décision ou contre une filiale de cette société qui n’est pas visée par cette décision dès lors qu’elles constituent ensemble une unité économique. La société filiale concernée doit pouvoir utilement faire valoir ses droits de la défense en vue de démontrer qu’elle n’appartient pas à ladite entreprise et, lorsqu’aucune décision n’a été adoptée par la Commission en application de l’article 101 TFUE, elle est également en droit de contester la réalité même du comportement infractionnel allégué.

Sur la quatrième question

68 Par sa quatrième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui prévoit la possibilité d’imputer la responsabilité d’un comportement d’une société à une autre société uniquement dans le cas où la seconde contrôle la première.

69 Puisqu’il découle de la réponse apportée aux première à troisième questions que l’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens qu’une victime d’une pratique anticoncurrentielle d’une entreprise peut introduire une action en dommages et intérêts contre une société filiale du fait de la participation de la société mère à cette pratique, dès lors qu’elles constituent une unité économique et composent donc ensemble ladite entreprise, il y a lieu de considérer que cette disposition s’oppose, par voie de conséquence, à une réglementation nationale qui prévoit, dans un tel cas de figure, la possibilité d’imputer la responsabilité du comportement d’une société à une autre société uniquement dans le cas où la seconde contrôle la première.

70 Il convient toutefois de rappeler que, afin de garantir l’effectivité de l’ensemble des dispositions du droit de l’Union, le principe de primauté du droit de l’Union impose, notamment, aux juridictions nationales d’interpréter, dans toute la mesure du possible, leur droit interne de manière conforme au droit de l’Union (arrêts du 24 juin 2019, Popławski, C‑573/17, EU:C:2019:530, point 57, et du 4 mars 2020, Bank BGŻ BNP Paribas, C‑183/18, EU:C:2020:153, point 60).

71 En appliquant le droit national, ces juridictions sont donc tenues d’interpréter celui-ci, dans toute la mesure du possible, à la lumière du texte et de la finalité de la disposition de droit primaire en cause, en prenant en considération l’ensemble du droit interne et en faisant application des méthodes d’interprétation reconnues par celui-ci, afin de garantir la pleine effectivité de cette disposition et d’aboutir à une solution conforme à la finalité poursuivie par celle-ci (voir, en ce sens, arrêts du 24 juin 2019, Popławski, C‑573/17, EU:C:2019:530, points 73 et 77, ainsi que du 4 mars 2020, Bank BGŻ BNP Paribas, C‑183/18, EU:C:2020:153, point 66).

72 L’obligation d’interprétation conforme du droit national connaît toutefois certaines limites et ne peut notamment pas servir de fondement à une interprétation contra legem du droit national (voir, en ce sens, arrêts du 4 juillet 2006, Adeneler e.a., C‑212/04, EU:C:2006:443, point 110, ainsi que du 4 mars 2020, Bank BGŻ BNP Paribas, C‑183/18, EU:C:2020:153, point 67).

73 Dans ces conditions, si la juridiction de renvoi ne s’estimait pas en mesure de retenir une interprétation de l’article 71, paragraphe 2, de la loi de protection de la concurrence conforme à l’interprétation de l’article 101, paragraphe 1, TFUE dégagée au point 67 du présent arrêt, il lui incomberait d’écarter cette disposition nationale et d’appliquer directement l’article 101, paragraphe 1, TFUE au litige au principal.

74 À cet égard, il ne paraît pas exclu, de prime abord, de considérer, ainsi que l’a fait valoir le gouvernement espagnol dans ses observations écrites, que, dans le cadre d’une action en dommages et intérêts, la responsabilité d’une société filiale puisse être engagée sur le fondement de l’article 71, paragraphe 2, sous a), de la loi de protection de la concurrence. En effet, en vertu de cette disposition, l’infraction au droit de la concurrence est entendue comme toute infraction aux articles 101 ou 102 TFUE ou aux articles 1er ou 2 de cette loi. Or, ce gouvernement soutient qu’il est possible d’imputer le fait dommageable à la société filiale en vertu de l’article 71, paragraphe 2, sous a), de ladite loi, ce qu’il appartiendra toutefois à la juridiction de renvoi de vérifier.

75 Dans ces conditions, il convient de répondre à la quatrième question que l’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui prévoit la possibilité d’imputer la responsabilité du comportement d’une société à une autre société uniquement dans le cas où la seconde société contrôle la première société.

Sur les dépens

76 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

1) L’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens que la victime d’une pratique anticoncurrentielle d’une entreprise peut introduire une action en dommages et intérêts indifféremment contre une société mère qui a été sanctionnée par la Commission européenne au titre de cette pratique dans une décision ou contre une filiale de cette société qui n’est pas visée par cette décision dès lors qu’elles constituent ensemble une unité économique. La société filiale concernée doit pouvoir utilement faire valoir ses droits de la défense en vue de démontrer qu’elle n’appartient pas à ladite entreprise et, lorsqu’aucune décision n’a été adoptée par la Commission en application de l’article 101 TFUE, elle est également en droit de contester la réalité même du comportement infractionnel allégué.

2) L’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui prévoit la possibilité d’imputer la responsabilité du comportement d’une société à une autre société uniquement dans le cas où la seconde société contrôle la première société.