ADLC, 7 octobre 2021, n° 21-D-23
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
Décision
relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la commercialisation du champagne et de spiritueux à La Réunion (Cattier)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré sur le rapport oral de Mme Zhana Genova et Mme Clélie Devienne, rapporteures et l’intervention de Mme Lauriane Lepine, rapporteure générale adjointe, par M. Emmanuel Combe, vice-président, président de séance, Mme Irène Luc et M. Henri Piffaut, vice-présidents.
L’Autorité de la concurrence (commission permanente),
Vu la décision n° 19-SO-14 du 6 septembre 2019, enregistrée sous le numéro 19/0050 F, par laquelle l’Autorité de la concurrence s’est saisie d’office de pratiques mises en œuvre dans le secteur de la distribution des vins et spiritueux à La Réunion ;
Vu le livre IV du code de commerce, et notamment son article L. 420-2-1 ;
Vu le courrier en date du 11 février 2021 par lequel le rapporteur général informe que l’affaire sera examinée par l’Autorité sans établissement préalable de rapport ;
Vu les décisions de secret d'affaires n° 20-DSA-515 du 21 octobre 2020, n° 20-DSA-523 du 23 octobre 2020, n° 20-DSA-524 du 23 octobre 2020, n° 20-DSA-525 du 23 octobre 2020, n° 20-DSA-526 du 26 octobre 2020, n° 20-DSA-528 du 26 octobre 2020, n° 20-DSA-529 du 26 octobre 2020, n° 20-DSA-532 du 27 octobre 2020, n° 20-DSA-533 du 27 octobre 2020 ;
Vu les observations présentées par la société Cattier et le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ;
Les rapporteures, la rapporteure générale adjointe et le commissaire du Gouvernement entendus lors de la séance de l’Autorité de la concurrence du 22 juin 2021, les représentants de la société Cattier ayant été régulièrement convoqués ;
Adopte la décision suivante :
Résumé1
Dans la décision ci-après, l’Autorité de la concurrence condamne la société Cattier pour avoir, du 1er août 2013 au 24 mai 2017, accordé des droits exclusifs d’importation sur sa gamme de champagnes sous la marque Cattier à la société Chrysyl (exploitée sous le nom commercial « Le Vinarock ») sur le territoire de La Réunion.
Ces droits résultent d’un premier contrat de distribution exclusive signé entre ces deux sociétés le 1er août 2013 et d’un second contrat de distribution exclusive signé le 8 mars 2016.
Ces deux contrats ont été conclus en violation de l’article L. 420-2-1 du code de commerce, inséré par la loi n° 2012-1270 du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer, dite « loi Lurel », qui prohibe les accords ou pratiques concertées ayant pour objet ou pour effet d'accorder des droits exclusifs d'importation à une entreprise ou à un groupe d'entreprises en outre-mer.
En conséquence, l’Autorité de la concurrence inflige une sanction de 5 000 euros à la société Cattier.
La société Chrysyl, qui a bénéficié de ces droits exclusifs d’importation sur le territoire de La Réunion, ne s’est pas vu imputer de grief en raison de sa liquidation judiciaire prononcée le 24 mai 2017 par le tribunal de commerce mixte de Saint-Denis et de sa radiation du registre du commerce et des sociétés le 7 novembre 2019.
I. Constatations
A. RAPPEL DE LA PROCEDURE
1. Par lettre du 2 avril 2019, le ministre de l’économie et des finances a communiqué à l’Autorité de la concurrence (ci-après, « l’Autorité ») un rapport administratif d’enquête du 8 mars 2019 relatif à l’importation et la distribution de vins de champagne et de spiritueux dans le département de La Réunion. Ce rapport constatait l’existence de pratiques d’exclusivité d’importation contraires à l’article L. 420-2-1 du code de commerce.
2. L’Autorité s’est saisie d’office, le 6 septembre 2019, de pratiques mises en œuvre dans le secteur de la distribution des vins et spiritueux à La Réunion. La saisine a été enregistrée sous le numéro 19/0050 F.
3. Le 11 février 2021, le rapporteur général a informé, en application de l’article L. 463-3 du code du commerce, que l’affaire sera examinée par l’Autorité sans établissement préalable d’un rapport. Il a adressé, le 18 février 2021, une notification de griefs à la société Cattier et au commissaire du Gouvernement portant sur des pratiques prohibées par l’article L. 420-2-1 du code de commerce issu de la loi n° 2012-1270 du 20 novembre 2012, dite « loi Lurel »2.
B. LE SECTEUR CONCERNE
1. LE PRODUIT CONCERNE
4. Le champagne, également appelé vin de champagne, est un vin effervescent français produit dans la région de Champagne et protégé par une appellation d’origine contrôlée. En 2018, le marché français du champagne représentait 48,7 % des volumes et 41,7 % du chiffre d’affaires du vignoble de Champagne (estimé à 2 milliards d’euros) 3.
5. Les expéditions de champagne à destination des départements, régions et collectivités d’Outre-mer (ci-après, « DROM-COM ») s’établissaient, en 2018, à 4,7 millions de bouteilles pour un chiffre d’affaires de 63,7 millions d’euros4.
6. En particulier, l’export de champagne sur l’Ile de La Réunion de 2013 à 2018 s’établit comme suit :
2. LA COMMERCIALISATION DU CHAMPAGNE CATTIER DANS LE TERRITOIRE DE LA REUNION
7. Dans son avis n° 09-A-45 du 8 septembre 2009 relatif aux mécanismes d’importation et de distribution des produits de grande consommation dans les départements d’outre-mer, l’Autorité a distingué trois circuits d’approvisionnement des territoires ultramarins :
• le circuit intégré : l’industriel implante une structure logistique lourde sur le territoire concerné. Il assure ainsi le transport, la manutention des produits et l’approvisionnement des points de vente ;
• le circuit court (ou « désintermédié ») : le distributeur est livré sur ses propres plateformes de stockage, situées soit en métropole, soit dans les départements et territoires d’Outre-mer, ou dans les deux ;
• le circuit long (ou « intermédié ») : il consiste à recourir à un intermédiaire, généralement désigné sous le terme d’« importateur-grossiste » ou d’« agent de marques ». Celui-ci assure certaines opérations logistiques (stockage, livraison, etc.), revend aux distributeurs les produits achetés auprès des industriels, et prend également en charge certaines actions commerciales (promotions, etc.).
8. La commercialisation des produits Cattier à La Réunion passe très majoritairement par le circuit long : des importateurs locaux ont pour rôle de centraliser et de distribuer les produits à tous les points de vente (GMS, cafés-hôtels-restaurants, grossistes)5.
C. LES ENTITÉS CONCERNEES
1. LA SOCIETE CATTIER
9. La société Cattier est une société par actions simplifiée. Son capital est détenu par quatre personnes physiques et son siège social se situe au 12 rue de la Belle Image à Chigny-Les-Roses (51500)6.
10. La société Cattier produit et commercialise les produits de champagne des marques Cattier et Laurent Desmazières7.
2. LA SOCIETE CHRYSYL
11. La société Chrysyl, exploitée sous le nom commercial « Le Vinarock », était une société à responsabilité limitée dont le siège social se situait au 317 rue Maréchal Leclerc à Saint-Denis (97400) à La Réunion.
12. Cette société était spécialisée dans le commerce de détail de boissons en magasins spécialisés. Elle distribuait en particulier les champagnes de la marque Cattier sur le territoire de La Réunion.
13. La société Chrysyl a été placée en liquidation judiciaire par un jugement du tribunal de commerce mixte de Saint-Denis du 24 mai 2017.
14. La liquidation judiciaire a par la suite été clôturée pour insuffisance d’actifs et la société a été radiée du registre du commerce et des sociétés le 7 novembre 20198.
3. LA SOCIETE STOCK O’VIN
15. La société Stock O’Vin est une société à responsabilité limitée dont le siège social se situe rue Antanifotsy à la Possession (97419) à La Réunion.
16. Cette société est active dans le secteur du commerce de détail de boissons en magasins spécialisés.
D. LES PRATIQUES CONSTATÉES
1. LE CONTRAT DE DISTRIBUTION EXCLUSIVE DU 1ER AOUT 2013
17. Le 1er août 2013, un contrat de distribution exclusive a été conclu entre la société Cattier et la société Chrysyl9.
18. Cette exclusivité de distribution portait sur la gamme de champagnes et spiritueux de la marque Cattier et couvrait l’ensemble du territoire de La Réunion10.
19. Ce contrat a été conclu pour une période initiale du 1er août 2013 au 31 juillet 2015 avec possibilité de reconduction tacite, si « les objectifs de ventes annuelles fixés d’un commun accord sont atteints » 11.
20. Plusieurs éléments du dossier permettent d’établir que ce contrat a été tacitement reconduit jusqu’à la conclusion du second contrat le 8 mars 2016 (voir les paragraphes 25 et suivants ci-après).
21. Tout d’abord, un courriel du 8 octobre 2015 par lequel le directeur commercial de la société Cattier, M. X..., écrit à la société Stock O’Vin qu’« en effet, nous n’avons pas été en contact directement et je voulais donc vous informer que nous avions déjà un distributeur exclusif à la Réunion »12.
22. Dans un courriel du 13 octobre 2015, la société Cattier écrit à la société Stock O’Vin pour lui préciser que son « distributeur exclusif » est la société Chrysyl : « Il s’agit des Caves Vinarock »13.
23. Dans un courriel du 12 février 2016, le gérant de la société Stock O’Vin, M. Y..., fait part à la société Cattier du positionnement tarifaire élevé de la société Chrysyl : « Sachez que nous n’avons pas fait le choix de travailler avec ce distributeur, car les prix proposés étaient trop élevés et impossible pour nous, de revendre les produits »14.
24. En réponse à ce courriel, le 15 février 2016, M. X..., de la société Cattier répond à la société Stock O’Vin : « je comprends parfaitement votre position concernant le problème du niveau de prix proposé par les Caves Vinarock. Cependant, si vous le souhaitez, je connais très bien Sylvain Béranger [représentant de la société Chrysyl] et je peux lui en parler. Je pense que parfois, il vaut mieux gagner 5 de quelque chose que 10 de rien. Il est exact qu'il y a eu une légère baisse des ventes en 2015 sans doute en raison du départ du commercial. Cependant, nous avons un contrat avec les Caves Vinarock et nous devons donc le respecter »15.
2. LE CONTRAT D’IMPORTATION ET DE DISTRIBUTION EXCLUSIVE DE 2016
25. Le 8 mars 2016, un nouveau contrat de distribution exclusive a été conclu entre la société Cattier et la société Chrysyl16.
26. Par ce contrat, la société Cattier a de nouveau conféré la distribution exclusive des produits de champagne de la marque Cattier à la société Chrysyl sur le territoire de La Réunion pour une durée de 2 ans17.
27. Ce contrat était également tacitement reconductible « si les objectifs des ventes annuelles fixés d’un commun accord sont atteints »18.
28. Plusieurs éléments du dossier confirment, sans que cela soit nécessaire à la qualification de la pratique, l’effectivité de la mise en œuvre de ce contrat par les parties.
29. Dans un courriel du 7 juillet 2016, un représentant de la société Cattier informe la société Stock O’Vin qu’« entre temps, la société Vinarock a été revendue et c’est désormais M. Z... qui en est le propriétaire. Ce dernier m’a informé qu’il semblerait que vous commercialisiez notre champagne à partir d’une source d’approvisionnement située en Métropole. Comme je vous l’avais indiqué précédemment, la société Vinarock est notre importateur exclusif pour la Réunion et seule cette société est habilitée par notre Maison à importer notre gamme de Champagnes. Si vous souhaitez diffuser notre Champagne, je vous remercie de bien vouloir prendre contact avec M. […] [représentant de la société Chrysyl] »19.
30. Dans un courriel du 20 juillet 2016, la société Chrysyl a pris contact avec la Direction des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (la « DIECCTE ») de La Réunion en indiquant faire « appel à vos services, car nous avons un concurrent Stock O’Vin situé à la Possession qui vend du Champagne Cattier, dont nous avons l’exclusivité »20.
3. LA FIN DE L’EXCLUSIVITE D’IMPORTATION ET DE DISTRIBUTION EXCLUSIVE AU PROFIT DE LA SOCIETE CHRYSYL
31. Comme précisé ci-avant (voir paragraphes 13 et 14), la société Chrysyl a été placée en liquidation judiciaire par un jugement du tribunal mixte de commerce de Saint-Denis le 24 mai 201721. Cette société a cessé toute activité de distribution à compter de cette date et a, par la suite, été radiée du registre du commerce et des sociétés le 7 novembre 2019.
32. Depuis 2018, la société Cattier a, selon son président, des relations commerciales avec deux distributeurs sur le territoire de La Réunion, sans toutefois que ces relations se traduisent par des contrats écrits22.
33. Le directeur export de la société Cattier a également précisé, lors d’une audition en juin 2018, qu’« à ce jour, nous n’avons aucun contrat d’exclusivité avec nos 6 partenaires implantés dans les DOM-TOM dont vous trouverez les coordonnées sur le document intitulé « Liste clients DOM TOM » que je vous communique. Nous avons un unique distributeur pour chaque DOM-TOM que nous fournissons, sauf pour la Réunion où, depuis cette année, nous avons un second distributeur »23.
E. LE GRIEF NOTIFIE
34. Le 18 février 2021, le grief suivant a été notifié : « Il est fait grief à la société Cattier d’avoir, pour la période du 1er août 2013 au 24 mai 2017, accordé des droits exclusifs d’importation à la société Chrysyl sur le territoire de La Réunion. Cette pratique est contraire à l’article L. 420-2-1 du code de commerce. »
II. Discussion
A. SUR L’EXISTENCE D’UNE EXCLUSIVITE D’IMPORTATION SUR LE TERRITOIRE DE LA RÉUNION
35. Il ressort des éléments du dossier que la société Cattier a accordé au travers de ses contrats, une exclusivité d’importation de ses produits à la société Chrysyl pour le territoire de La Réunion en violation de l’article L. 420-2-1 du code de commerce issu de la loi dite « loi Lurel ».
1. SUR LES ARGUMENTS DE LA SOCIETE CATTIER
36. La société Cattier, tout en reconnaissant expressément avoir consenti une exclusivité d’importation à la société Chrysyl sur la période visée par le grief, affirme, tout d’abord, que les contrats en cause n’étaient que « verbaux ».
37. Elle considère, ensuite, qu’elle n’avait aucune volonté d’entraver le jeu de la concurrence entre les intermédiaires-revendeurs locaux.
38. La société Cattier soutient, par ailleurs, qu’elle était également en relation commerciale avec la société Les Caves de Mascareignes, sur la période 2009-2017, et que, partant, l’existence d’une exclusivité d’importation accordée à la société Chrysyl n’est pas établie.
39. La mise en cause estime enfin qu’en tout état de cause, une baisse du prix moyen du champagne Cattier peut être observée sur la période concernée par les pratiques et ce, malgré l’exclusivité d’importation accordée à la société Chrysyl. La pratique n’aurait donc pas produit d’effets.
2. SUR L’APPRECIATION DE L’AUTORITE
40. Le premier alinéa du I de l’article L. 420-2-1 prohibe, dans les collectivités qui y sont énumérées, les accords ou pratiques concertées ayant pour objet ou pour effet d’accorder des droits exclusifs d’importation à une entreprise ou un groupe d’entreprises24.
41. Cette disposition permet ainsi d’établir l’infraction du seul fait soit de l’existence d’accords, soit, à défaut, de l’existence de pratiques concertées aboutissant à l’octroi de droits exclusifs d’importation.
42. En conséquence, en présence d’un accord écrit prévoyant une clause d’exclusivité d’importation, et en l’absence d’autres éléments du dossier laissant penser que l’exclusivité d’importation s’est poursuivie à la suite de la suppression de l’exclusivité contractuelle, il n’est pas nécessaire de rechercher des indices relatifs à une éventuelle pratique concertée entre le fournisseur et son importateur exclusif.
43. En l’espèce, il ressort des constatations opérées ci-avant, aux paragraphes 17 et suivants, et notamment des dispositions des contrats conclus le 1er août 2013 puis le 8 mars 2016 avec la société Chrysyl, que la société Cattier lui a accordé une exclusivité d’importation et de distribution de la marque Cattier sur le territoire de La Réunion.
44. S’agissant des arguments avancés par la société Cattier, il ressort premièrement de ces mêmes constatations que la société Cattier ne peut utilement invoquer l’existence d’un contrat seulement « verbal » liant cette dernière à la société Chrysyl. En effet, l’accord accordant des droits exclusifs d’importation à la société Chrysyl pour le territoire de La Réunion résulte de deux contrats écrits du 1er août 2013 (voir paragraphes 17 et suivants ci-avant) et du 8 mars 2016 (voir paragraphes 25 et suivants ci-avant).
45. Deuxièmement, sur l’absence de volonté délibérée de la part de la société Cattier d’entraver le jeu de la concurrence, l’article L. 420-2-1 du code de commerce permet d’établir l’infraction du seul fait de l’existence d’accords ou de pratiques concertées aboutissant à l’octroi de droits exclusifs d’importation.
46. Par conséquent, la seule existence des stipulations contractuelles prévoyant une exclusivité d’importation au profit de la société Chrysyl suffit à la qualification de l’infraction prévue par l’article L. 420-2-1 du code de commerce, sans qu’il soit besoin de démontrer l’existence d’une volonté délibérée de la part de la société Cattier.
47. En tout état de cause, cette absence de volonté délibérée de la part de la société Cattier apparait contestable en présence de clauses contractuelles écrites stipulées à deux reprises, respectivement dans les contrats d’importation exclusive d’août 2013 et mars 2016, soit plusieurs mois, voire plusieurs années, après la date de fin de la période accordée aux entreprises pour se conformer aux dispositions de la loi dite « loi Lurel »25.
48. Troisièmement, sur l’existence d’une relation commerciale avec la société Les Caves de Mascareignes, la société Cattier n’apporte aucun élément factuel de nature à étayer cette affirmation. L’existence d’une telle relation n’apparaît en tout état de cause pas établie au regard des éléments du dossier.
49. En effet, le Président de la société Cattier a lui-même reconnu l’existence d’une exclusivité d’importation accordée au seul bénéfice de la société Chrysyl : « M. X..., notre directeur commercial jusqu'en janvier 2017 a géré ces dossiers jusqu'à son départ pour fautes professionnelles. Aussi nous avons du mal à refaire l'historique de son « époque ». Nous ne remettons pas en cause le problème survenu avec la notification d’exclusivité accordée par M. X... aux Caves Vinarock [société Chrysyl]. C'est une malheureuse erreur de la part de notre maison et nous ne pouvons que constater le problème a posteriori. Nous pensons sincèrement que M. X... n'a pas eu connaissance de la loi Lurel et qu'il a appliqué les méthodes que nous utilisons très généralement sur nos marchés export : accorder l'exclusivité de la distribution de la marque à un importateur, de manière à lui donner de la visibilité commerciale et dans ses investissements marketing. (…) Concernant les Dom-Tom, « Il faut être pris pour être appris. » Aussi nous allons veiller à respecter scrupuleusement les termes de cette loi dite « Lurel ». Nous vous prions une nouvelle fois de comprendre que c'était une maladresse, totalement involontaire de notre part »26.
50. Le directeur export de la société Cattier a également déclaré à ce sujet : « en consultant les archives commerciales, je m’aperçois que mon prédécesseur avait signé des contrats d’exclusivité en août 2013 et en mars 2016 avec les représentants des caves VINAROCK [la société Chrysyl] »27.
51. Outre les déclarations sans ambiguïté du président et du directeur export de la société Cattier, les différents éléments du dossier exposés aux paragraphes 17 et suivants ci-avant confirment également que la société Chrysyl était l’unique importateur-distributeur de la société Cattier à La Réunion. Ainsi, le directeur commercial de la société Cattier a, à plusieurs reprises, demandé à la société Stock O’Vin de s’approvisionner auprès de son importateur local exclusif, la société Chrysyl. Notamment, dans son courriel du 7 juillet 2016, M. X... écrit « comme je vous l’avais indiqué précédemment, la société Vinarock est notre importateur exclusif pour la Réunion et seule cette société est habilitée par notre Maison à importer notre gamme de champagne »28. Il n’est ainsi jamais fait mention de la société Les Caves de Mascareignes comme importateur grossiste.
52. Enfin, la société Les Caves de Mascareignes ne figure pas dans les relevés de chiffres d’affaires, pour les années 2013 à 2017, que la société Cattier a adressés à l’Autorité29.
53. Dernièrement, sur la prétendue baisse du prix moyen des champagnes Cattier sur le marché du gros pendant la période concernée par les pratiques, ce fait, à le supposer établi, ne peut remettre en cause l’existence d’une infraction à l’article L. 420-2-1 du code de commerce qui est une infraction en soi, dont la qualification est indépendante de son impact présumé, potentiel ou réel sur le fonctionnement de la concurrence.
54. Par ailleurs, les chiffres avancés par Cattier ne traduisent pas nécessairement une « baisse » des prix mais simplement une fluctuation des prix sur la période 2013 à 2018. En effet, si le prix moyen de la bouteille a diminué entre 2013/2014 et 2014/2015, les éléments fournis montrent en revanche une augmentation constante du prix moyen pendant les trois dernières années de l’infraction.
55. En tout état de cause, à la supposer existante, une baisse des prix de vente entre le producteur et son importateur-grossiste ne se traduit pas automatiquement par une baisse des prix de détail pratiqués auprès du consommateur final au sens du III de l’article L. 420-4 du code de commerce. Elle est, par conséquent, sans incidence sur l’appréciation des faits de l’espèce.
56. Ces arguments doivent être écartés.
57. Il ressort ainsi de ce qui précède que la société Cattier a accordé, en violation du premier alinéa du I de l’article L. 420-2-1 du code de commerce précité, une exclusivité d’importation et de distribution de la marque Cattier à la société Chrysyl sur le territoire de La Réunion, du 1er août 2013 au 24 mai 2017, date du placement en liquidation judiciaire de la société Chrysyl.
B. SUR L’IMPUTABILITE DES PRATIQUES
58. La notion d’entreprise désigne toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement. À cet égard, la jurisprudence a précisé, d’une part, que la notion d’entreprise, placée dans ce contexte, doit être comprise comme désignant une unité économique, même si du point de vue juridique, cette unité économique est constituée de plusieurs personnes physiques ou morales et, d’autre part, que lorsqu’une telle entité économique enfreint les règles de la concurrence, il lui incombe, selon le principe de la responsabilité personnelle, de répondre de cette infraction30.
59. Ainsi, au sein d’un groupe de sociétés, le comportement d’une filiale peut être imputé à la société mère notamment lorsque, bien qu’ayant une personnalité juridique distincte, cette filiale ne détermine pas de façon autonome son comportement sur le marché, mais applique pour l’essentiel les instructions qui lui sont données par la société mère, eu égard en particulier aux liens économiques, organisationnels et juridiques qui unissent ces deux entités juridiques31.
60. En l’espèce, la société Cattier a accordé des droits exclusifs d’importation et de distribution de ses produits à la société Chrysyl du 1er août 2013 au 24 mai 2017.
61. La société Cattier ne faisant pas partie d’un groupe, les griefs lui sont imputés à elle seule.
C. SUR LES SANCTIONS
62. Le troisième alinéa du I de l’article L. 464-2 du code de commerce, en vigueur au moment des faits de l’espèce, prévoit que « Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l’importance du dommage causé à l’économie, à la situation individuelle de l’organisme ou de l’entreprise sanctionnée ou du groupe auquel l’entreprise appartient et à l’éventuelle réitération de pratiques prohibées. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction ».
63. L’article L. 464-5 du code de commerce, en vigueur au moment des faits de l’espèce, dispose que l’Autorité peut, lorsqu’elle met en œuvre la procédure simplifiée prévue à l’article L. 463-3 du code de commerce, prononcer les sanctions prévues au I de l’article L. 464-2 de ce code. La sanction ne peut excéder 750 000 euros pour l’entreprise mise en cause.
64. Par ailleurs, lorsqu’elle détermine les sanctions pécuniaires qu’elle impose en vertu du I de l’article L. 464-2 du code de commerce, l’Autorité applique les modalités décrites dans son communiqué du 16 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires (ci-après, le « communiqué sanctions »), applicable en l’espèce, sauf à ce qu’elle explique, dans la motivation de sa décision, « les circonstances particulières ou les raisons d’intérêt général la conduisant à s’en écarter dans un cas donné » (point 7 du communiqué sanctions).
65. En l’occurrence, l’Autorité considère que la méthode décrite dans le communiqué sanctions de 2011 n’est pas adaptée à la présente affaire, compte tenu de la spécificité de l’infraction reprochée à l’entreprise en cause, à savoir l’octroi d’une exclusivité d’importation et de distribution de la marque Cattier à la société Chrysyl, et du fait qu’elle ne concerne qu’un territoire de taille limitée, à savoir le territoire de La Réunion.
1. SUR LA GRAVITE DES PRATIQUES
66. La société Cattier avance que ses produits étaient essentiellement vendus chez des cavistes, à l’exclusion des grandes et moyennes surfaces. En conséquence, les consommateurs finaux concernés par les pratiques en cause ne correspondraient pas nécessairement à la notion de « consommateurs domiens disposant d’un pouvoir d’achat plus faible »32 visés par la loi dite « loi Lurel ». La gravité des pratiques retenue par l’Autorité devrait ainsi être atténuée.
67. Cet argument doit être écarté. En premier lieu, la définition de la notion de « consommateur final » pour les besoins de l’appréciation de la gravité des faits ne dépend pas du type de distributeur de détail (cavistes, cafés, hôtels, restaurants ou GMS).
68. En deuxième lieu, toute personne majeure résidant sur le territoire de La Réunion est potentiellement concernée par les produits visés par les pratiques. Or, l’Autorité a déjà souligné que les consommateurs des DROM-COM disposent d’un pouvoir d’achat plus faible qu’en métropole. Ainsi, les consommateurs des produits visés sont particulièrement susceptibles de subir les effets des comportements sanctionnés.
69. En outre, la société Cattier a accordé une exclusivité d’importation à la société Chrysyl postérieurement à l’entrée en vigueur de l’interdiction prévue à l’article L. 420-2-1 du code de commerce. Cette exclusivité a de plus été mise en œuvre jusqu’en 2017, soit plus de 3 ans après l’expiration du délai accordé aux entreprises pour se conformer aux dispositions de la loi dite « loi Lurel »33.
70. En tout état de cause, s’agissant des pratiques contraires à l’article L. 420-2-1 du code de commerce, l’Autorité a indiqué qu’elles ne revêtaient pas la même gravité que les infractions au droit commun de la concurrence, ententes et abus de position dominante34.
71. Il résulte de ce qui précède que les pratiques en cause, ayant eu lieu sur un territoire où la concurrence est déjà très atténuée, peuvent être considérées comme graves.
2. SUR L’IMPORTANCE DU DOMMAGE A L’ECONOMIE
72. Les pratiques relevées en l’espèce ont conduit à entraver le développement d’importateurs- grossistes concurrents sur le territoire de La Réunion et à empêcher les détaillants de faire jouer la concurrence entre grossistes pour leurs approvisionnements en champagne de la société Cattier.
73. La société Stock O’Vin a ainsi indiqué à la société Cattier dans le cadre d’échanges en février 2016 (voir paragraphes 23 et 24 ci-avant) que le positionnement tarifaire élevé de la société Chrysyl ne lui permettait pas de s’approvisionner par l’intermédiaire d’un importateur-grossiste exclusif et de faire de la revente de produits Cattier. La société Stock O’Vin a précisé à ce titre qu’elle aurait été elle-même en mesure de proposer ces produits à un prix 10-15 % moins élevé aux consommateurs finals, en négociant directement avec la société Cattier35.
74. Par ailleurs, les détaillants étaient susceptibles de rencontrer des difficultés pour contourner les exclusivités d’importation.
75. Tout d’abord, l’approvisionnement en circuit court ou intégré n’est accessible que pour les détaillants d’une certaine taille, qui bénéficient soit des moyens d’assurer par eux-mêmes l’importation des produits, soit de centrales d’achat en métropole.
76. Ensuite, les possibilités de contournement des exclusivités d’importation étaient en pratique restreintes. En effet, la société Cattier a cherché à limiter tout approvisionnement en circuit court de la société Stock O’Vin. Elle a ainsi refusé de vendre ses produits directement à cette société spécialisée dans le commerce de détail de boissons en magasins spécialisé, sur le territoire de La Réunion, afin de l’inciter à se fournir auprès de son importateur exclusif, la société Chrysyl.
77. En revanche, il ressort des éléments du dossier, ainsi que des écritures de la société Cattier que les champagnes concernés par les pratiques font face à une concurrence inter-marques importante, de nature à diminuer le dommage qu’a pu engendrer la pratique.
78. De même, il ressort notamment des chiffres avancés par la société Cattier dans ses observations36 que cette dernière représente une part très faible des ventes de champagne sur l’Ile de La Réunion sur la période des pratiques en cause.
79. Eu égard à l’ensemble de ces considérations, le dommage à l’économie causé par les pratiques est certain mais limité.
3. LE MONTANT DE LA SANCTION
80. En considération de l’ensemble des éléments qui précèdent, il convient d’infliger une sanction de 5 000 euros à la société Cattier.
81. Cette sanction est inférieure au plafond légal de 750 000 euros prévu par l’article L. 464-5 du code de commerce alors en vigueur et applicable en l’espèce.
DÉCISION
Article 1er : Il est établi que sur le territoire de La Réunion, la société Cattier (RCS n° 312 842 057) a enfreint les dispositions de l'article L. 420-2-1 du code de commerce du 1er août 2013 au 24 mai 2017.
Article 2 : Au titre de l’infraction visée à l’article 1er, il est infligé à la société Cattier une sanction de 5 000 euros.
NOTES
1 Ce résumé a un caractère strictement informatif. Seuls font foi les motifs de la décision numérotés ci-après.
2 Les entreprises ont bénéficié d’un délai jusqu’au 22 mars 2013 pour se conformer à ces nouvelles dispositions.
3 Source Comité interprofessionnel du vin de Champagne, organisation interprofessionnelle des producteurs dans le secteur du champagne, Bulletins 2017 et 2018 (https://www.champagne.fr/assets/files/economie/bulletin_expeditions_2018.pdf).
4 Source Comité interprofessionnel du vin de Champagne, organisation interprofessionnelle des producteurs dans le secteur du champagne, Bulletins 2017 et 2018 (https://www.champagne.fr/assets/files/economie/bulletin_expeditions_2018.pdf).
5 Cotes 1772 et 1773.
6 Cote 833.
7 Cote 833.
8 http://www.societe.com/societe/chrysyl-750567034.html.
9 Cote 174.
10 Cote 174.
11 Cote 174.
12 Cote 54, soulignement ajouté.
13 Cote 55.
14 Cote 56.
15 Cotes 56 et 57.
16 Cotes 52 et 53.
17 Cote 53.
18 Cote 53.
19 Cotes 58, 177 et 178.
20 Cotes 50 et 51.
21 Cotes 163 et 164.
22 Cote 834.
23 Cote 172.
24 Les entreprises ont bénéficié d’un délai jusqu’au 22 mars 2013 pour se conformer à ces nouvelles dispositions.
25 Les dispositions de l’article L. 420-2-1 du code de commerce sont applicables depuis le 22 mars 2013.
26 Cotes 834 et 835.
27 Cote 172.
28 Cotes 58, 177 et 178.
29 Cotes 1814 à 1824.
30 Voir, notamment les arrêts de la Cour de justice du 10 septembre 2009, Akzo Nobel e.a./Commission, C-97/08 P, Rec. p. I-08237, points 55 et 56, et du 20 janvier 2011, General Quimica/Commission, C-90/09 P, Rec. p. I-0001, point 36 ; voir, également l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 29 mars 2012, Lacroix Signalisation e.a., pages 18 et 20.
31 Arrêts Akzo Nobel e.a./Commission, précité, point 58, General Quimica/Commission, point 37, et Lacroix Signalisation e.a., précité, pages 18 et 19.
32 Cote 1930 ; voir également décision n° 16-D-15 du 6 juillet 2016 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la distribution des produits de grande consommation en Outre-mer, paragraphe 47.
33 Les entreprises disposaient d’un délai jusqu’au 22 mars 2013 pour se conformer aux nouvelles dispositions de l’article L. 420-2-1 du code de commerce.
34 Voir notamment décisions n° 16-D-15 du 6 juillet 2016 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la distribution des produits de grande consommation en Outre-mer, paragraphe 46 ; n° 18-D-21 du 8 octobre 2018 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des produits de grande consommation sur les îles du territoire de Wallis-et-Futuna, paragraphe 79 ; n° 19-D-20 du 8 octobre 2019 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la distribution de produits de parfumerie et cosmétiques aux Antilles, en Guyane et à La Réunion, paragraphe 110 ; voir enfin n° 20-D-16 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la commercialisation du champagne aux Antilles et en Guyane, paragraphe 151.
35 Cote 19.
36 Cote 1931.