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Décisions

CA Paris, Pôle 1 ch. 2, 7 février 2019, n° 18/20566

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Editions Croque Futur (SNC), Syndicat des éditeurs de la presse magazine

Défendeur :

Conforama Développement (SNC), Conforama Holding (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Chevalier

Conseillers :

Mme Dellelis, Mme Bodard-Hermant

T. com. Paris, du 22 janv. 2018

22 janvier 2018

EXPOSÉ DU LITIGE

Le président du tribunal de commerce de Meaux, par ordonnance du 12 décembre 2017, a désigné un administrateur judiciaire en qualité de mandataire ad hoc du groupe Conforama sur le fondement de l'article L. 611-3 du code de commerce destiné à prévenir les difficultés des entreprises.

Le 10 janvier 2018, la société en nom collectif Les Editions Croque Futur a publié sur son site internet « Challenge.fr » un article intitulé « Exclusif : Conforama serait placé sous mandat ad hoc ».

Le 11 janvier 2018, la version papier du magazine Challenges a fait paraître un article contenant la même information.

Le président du tribunal de commerce de Paris, par ordonnance du 12 janvier 2018, a autorisé la SNC Conforama Investissement, la SAS Conforama Développement et la SA Conforama Holding à assigner la SNC Les Editions Croque Futur à son audience du 16 janvier 2018 et, par ordonnance contradictoire rendue le 22 janvier 2018, il a statué comme suit sur le fondement de l'article 873, alinéa 1er, du code de commerce:

- ordonnons à la société Les Editions Croque Futur de retirer de son site internet l'article du 10 janvier 2018 intitulé ' Exclusif : Conforama serait placé sous mandat ad hoc ', et ce sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard, passé le délai de 2 jours à compter du prononcé de la présente décision, astreinte limitée à 60 jours, délai au-delà duquel il pourra à nouveau être fait droit ;

- interdisons à la société Les Editions Croque Futur de publier quelque article que ce soit relatif à une procédure de prévention concernant le groupe Conforama, sous astreinte de 10 000 euros par infraction constatée, à compter du prononcé de la présente décision ;

- nous réservons la liquidation de l'astreinte ;

- condamnons la société Les Editions Croque Futur à payer aux requérantes la somme de 4 000 euros chacune au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- déboutons la défenderesse de sa demande reconventionnelle ;

- condamnons la SNC Les Editions Croque Futur aux entiers dépens.

Le premier juge a fondé cette décision sur les motifs selon lesquels l'information litigieuse était couverte par l'article L 611-15 du code de commerce tel qu'il a été interprété par la chambre commerciale de la Cour de cassation dans son arrêt du 15 décembre 2015 et la défenderesse n'établit pas que cette information contribuait à l'information nécessaire du public sur une question d'intérêt général.

Par déclaration en date du 5 février 2018, la SNC Les Editions Croque Futur a fait appel de toutes les dispositions de cette ordonnance.

Au terme de ses dernières conclusions communiquées par voie électronique le 3 juillet 2018, la SNC Les Editions Croque Futur a demandé à la cour, sur le fondement des articles 10 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, 873 du code de procédure civile et L.611-15 du code de commerce, de :

- la déclarer recevable et bien fondée en son appel et ses présentes écritures ;

y faisant droit :

- infirmer l'ordonnance de référé prononcée par le président du tribunal de commerce de Paris le 22 janvier 2018 ;

statuant à nouveau :

- dire et juger que l'article L 611-15 du code de commerce ne saurait être appliqué à des organes de presse ;

en tout état de cause :

- constater que la publication litigieuse a poursuivi un but d'information du public sur un sujet d'intérêt général ;

en conséquence :

- constater que l'atteinte alléguée aux droits dont prétend bénéficier le groupe Conforama n'est pas caractérisée ;

- constater l'absence de trouble manifestement illicite et de dommage imminent ;

- débouter le groupe Conforama de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;

reconventionnellement :

- condamner solidairement la SNC Conforama Investissement, la SAS Conforama Développement et la SA Conforama Holding à lui payer la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'à supporter les dépens avec application de l'article 699 du même code au profit de Maître X.

Le syndicat des Editeurs de la Presse Magazine est intervenu volontairement à cette instance par conclusions communiquées le 25 juin 2018.

Il y demande à la cour de :

- déclarer la société Les Editions Croque Futur recevable et bien fondée en son appel ;

- le déclarer recevable en son intervention volontaire à titre accessoire au soutien des intérêts de la société Les Editions Croque Futur en application de l'article 330 du Code de procédure civile ;

en conséquence :

- infirmer l'ordonnance du 22 janvier 2018 en toutes ses dispositions ;

statuant à nouveau :

- dire n'y avoir lieu à référé ;

- condamner les sociétés intimées aux dépens.

La SNC Conforama Investissement, la SAS Conforama Développement et la SAS Conforama Holding, par conclusions transmises par voie électronique le 28 juin 2018, ont demandé à la cour, sur le fondement des articles 10, paragraphe 2, de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, L. 611-15 du code de commerce et 873 du code de procédure civile, de :

- confirmer l'ordonnance de référé du président du tribunal de commerce de Paris du 22 janvier 2018 ;

- en conséquence, débouter la société Les Editions Croque Futur de l'ensemble de ses demandes ;

- condamner la société Les Editions Croque Futur à leur payer la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens avec application de l'article 699 du même code au profit de Maître Y.

La clôture de l'instruction de l'affaire a été fixée au 4 juillet 2018 et l'audience au 13 septembre 2018.

Par conclusions communiquées le 5 septembre 2018, la SNC Les Editions Croque Futur a saisi la cour d'une question prioritaire de constitutionnalité et elle a demandé le rabat de l'ordonnance de clôture par conclusions du même jour.

Le syndicat des Editeurs de la Presse Magazine a également demandé le rabat de l'ordonnance de clôture par conclusions en date du 7 septembre 2018 et la transmission à la Cour de cassation de la question posée par l'appelante.

Les sociétés du Groupe Conforama s'y sont opposées par conclusions communiquées le 11 septembre 2018.

A l'audience du 13 septembre 2018, la question prioritaire de constitutionnalité n'ayant pas été inscrite au rôle, l'affaire a été renvoyée au 10 janvier 2019 et les parties autorisées à faire connaître leurs observations à la fois sur la recevabilité de cette question en tant qu'elle a été déposée après la clôture de l'instruction de l'affaire et sur ses mérites.

Par conclusions transmises le 21 décembre 2018, la SNC Les Editions Croque Futur a demandé à la cour de :

- prendre acte du dépôt par ses soins d'une question prioritaire de constitutionnalité,

- dire et juger cette question recevable et fondée,

- dire et juger que la question ainsi soulevée répond aux critères permettant sa transmission à la Cour de cassation,

- lui transmettre la question prioritaire de constitutionnalité suivante :

« En matière de prévention des difficultés des entreprises et plus particulièrement de procédure de mandat ad hoc, l'article L. 611-15, tel qu'interprété par la Cour de Cassation à l'occasion de sa décision du 15 décembre 2015 (Cass. Com., 15 décembre 2015, n° 14-11.500), en ce qu'il étend aux organes de presse l'obligation de confidentialité expressément réservée aux seules personnes qui sont appelées à la procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc, porte-t-il atteinte à la liberté d'expression telle que garantie par l'article 11de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen et à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi  »

- surseoir à statuer au fond jusqu'à réception de la décision de la Cour de cassation et jusqu'à celle du Conseil Constitutionnel si ce dernier est saisi après l'examen opéré par la Cour de cassation.

Les sociétés du Groupe Conforama, au terme de leurs conclusions communiquées le 22 novembre 2018, demandent à la cour de :

- rejeter la demande de rabat de clôture de la société Les Editions Croque Futur et du Syndicat des Editeurs de la Presse Magazine ;

- rejeter par voie de conséquence, en tant qu'elle est tardive, la demande de la société Les Editions Croque Futur et du Syndicat des Editeurs de la Presse Magazine tendant à obtenir le renvoi de l'affaire en vue de l'examen d'une question prioritaire de constitutionnalité ;

- subsidiairement, en cas de réouverture des débats, dire et juger que la question prioritaire de constitutionnalité de la société Les Editions Croque Futur est dépourvue de caractère sérieux et, en conséquence, n'y avoir lieu de renvoyer la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation et statuer ce que de droit quant aux dépens ;

- trancher le litige sur le fond sur la base des dernières écritures récapitulatives du Syndicat des Editeurs de la Presse Magazine du 25 juin 2018, de Conforama du 28 juin 2018 et de la société Les Editions Croque Futur du 3 juillet 2018.

A l'audience du 10 janvier 2019, la cour a rabattu l'ordonnance de clôture, ordonné le renvoi de l'affaire au principal à une date devant être précisée dans l'arrêt à intervenir et entendu les parties sur les mérites de la question prioritaire de constitutionnalité.

Elle a donné connaissance de l'avis communiqué par Mme le Procureur général le 31 décembre 2018.

SUR CE LA COUR

Sur l'intervention volontaire du syndicat des Editeurs de la Presse Magazine

L'intervention volontaire accessoire du syndicat des Editeurs de la Presse Magazine par conclusions régulières en la forme communiquées le 25 juin 2018 est recevable, ce syndicat, qui déclare représenter les principaux groupes de presse magazine et une centaine d'éditeurs, ayant un intérêt à agir afin de défendre les intérêts collectifs de la profession et le présent recours portant sur une décision qui a eu pour effet une restriction de la liberté d'information, indépendamment de savoir, au stade de cet examen, si cette restriction est justifiée ou non.

Au demeurant, la recevabilité de cette intervention volontaire n'a pas été contestée par les intimées.

Sur la rabat de l'ordonnance de clôture

Selon l'article 784 du code de procédure civile, l'ordonnance de clôture ne peut être révoquée que s'il se révèle une cause grave depuis qu'elle a été rendue et elle peut l'être d'office ou à la demande des parties.

Dans l'affaire examinée, la partie appelante, dans ses conclusions du 3 juillet 2018, a contesté que l'article L. 611-15 du code de commerce puisse être invoqué à l'encontre d'un organe de presse au regard du droit à la liberté d'expression garanti par la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des Libertés fondamentales.

La Cour de cassation, le 4 octobre 2018, a rendu un arrêt dans lequel elle a dit n'y avoir lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l'article L. 611-15 du code de commerce et mettant en cause la conformité de cet article tel qu'interprété dans l'arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation rendu le 15 décembre 2015 à l'article 11 de la déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789 et à l'article 34 de la Constitution.

Cet arrêt, rendu postérieurement à la clôture de l'instruction de l'affaire et qui statue sur une question prioritaire de constitutionnalité concernant l'article L. 611-15 du code de commerce et, notamment, l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen consacrant le droit à la liberté d'expression, peut être utile à la solution du litige.

La cour a estimé qu'il constitue une cause grave de révocation de l'ordonnance de clôture au sens de l'article 784 du code de procédure civile.

La société Les Editions Croque Futur et les sociétés du Groupe Conforama ayant conclu sur les conséquences à tirer de cet arrêt en ce qui concerne la transmission à la Cour de cassation de la question prioritaire de constitutionnalité posée par celle-ci et le syndicat des Editeurs de la Presse Magazine, qui n'a pas déposé de nouvelles conclusions après le 7 septembre 2018, ayant demandé que cette question soit examinée à cette audience, la cour a décidé de procéder à cet examen.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité

La SNC Les Editions Croque Futur et le Syndicat des Editeurs de la Presse Magazine demandent à la cour de transmettre à la Cour de cassation la question prioritaire de constitutionnalité rédigée comme suit :

« En matière de prévention des difficultés des entreprises et plus particulièrement de procédure de mandat ad hoc, l'article L. 611-15, tel qu'interprété par la Cour de Cassation à l'occasion de sa décision du 15 décembre 2015 (Cass. com., 15 décembre 2015, n° 14-11.500), en ce qu'il étend aux organes de presse l'obligation de confidentialité expressément réservée aux seules personnes qui sont appelées à la procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc, porte-t-il atteinte à la liberté d'expression telle que garantie par l'article 11de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen et à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi »

La SNC Les Editions Croque Futur a exposé que cette question devait être transmise pour les motifs suivants :

- le juge du fond, dès lors que l'hésitation est permise quant à la compatibilité de la disposition contestée avec les droits et libertés que la Constitution garantit, doit transmettre la question ;

sur la violation du droit à la liberté d'expression

- l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen qui garantit le droit à la liberté d'expression est applicable aux organes de presse ;

- l'article L 611-15 du code de commerce vise expressément toute personne impliquée au sein d'une procédure de prévention des difficultés des entreprises, de mandat ad hoc ou de procédure de conciliation ; un organe de presse n'est pas appelé à une telle procédure ; la Cour de cassation, en étendant cette disposition aux organes de presse, a incontestablement modifié sa portée effective, de sorte que l'article L 611-15 apporte une restriction à la liberté d'expression des journalistes qui n'est pas prévue par la loi ;

- la question examinée par la Cour de cassation dans son arrêt du 4 octobre 2018 posée par la société Mergermarket Limited est totalement étrangère au litige en ce que cette dernière a contesté la constitutionnalité des dispositions précitées au motif qu'elles permettent d'engager la responsabilité civile extracontractuelle d'un organe de presse pour avoir diffusé une information relative à l'exécution d'un mandat ad hoc ou à une procédure de conciliation» sans pour autant prescrire et limiter les sanctions susceptibles d 'être prononcées ;

sur la violation de l'objectif à valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi

- la décision du Conseil Constitutionnel du 22 juillet 2010 concernant la possibilité d'invoquer un objectif à valeur constitutionnelle à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité ne peut, à elle seule, priver de sérieux la question en examen, s'agissant d'une décision isolée et susceptible d'évoluer ;

- le Conseil constitutionnel a déjà statué au visa de cet objectif à valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi lors d'une saisine émanant de parlementaires (Cons. Const. 26 juillet 2018, n° 2018-768 DC) ; il a précisé que « l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, impose au législateur d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques ; » (Cons. const., 12 mai 2011, n° 2011-629 DC) ; il considère que « [1] 'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi (...) doit en effet prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi. » (Cons. const., 26 juillet 2018, n° 2018-768 DC) ;

- le législateur, à l'article L.611-15 du code de commerce a expressément limité la liste des personnes visées par cet article ; la Cour de cassation a étendu cette liste aux organes de presse alors qu'ils n'y étaient pas visés, cela alors qu'il a été jugé par le Conseil Constitutionnel concernant le respect par les journalistes du secret de l'instruction prévu par l'article 11 du code de procédure pénale à l'égard de « [t]oute personne qui concourt à cette procédure » que cet article ne prive pas les tiers, en particulier les journalistes, de la possibilité de rendre compte d'une procédure pénale et de relater les différentes étapes d'une enquête et d'une instruction. (Cons. const., 2 mars 2018, n° 2017-693 QPC).

Les sociétés du groupe Conforama ont fait valoir en résumé les éléments suivants :

sur la violation du droit à la liberté d'expression

- la Cour de cassation, dans l'arrêt rendu le 4 octobre 2018, a statué sur ce point en décidant de ne pas transmettre la question posée par la société Mergermarket Limited, libellée dans des termes très proches de ceux de la question en examen ;

sur la violation de l'objectif à valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi

- le Conseil constitutionnel juge de manière constante que « si l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, impose au législateur d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques, sa méconnaissance ne peut, en elle-même, être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution » (Cons. const. 22 juillet 2010, n° 2010-4/17 QPC et 12 octobre 2012, n° 2012-280 QPC) ;

- cette position a été confirmée par une décision du 7 septembre 2018 (n° 2018-729).

Mme le Procureur général, dans son avis communiqué par voie électronique le 31 décembre 2018, a exposé en résumé ce qui suit :

- les dispositions de l'article L. 611-15 du code de commerce n'ont jamais fait l'objet d'un contrôle par le Conseil constitutionnel ni d'une décision de non-renvoi par la Cour de cassation, de sorte que la question prioritaire de constitutionnalité présente bien un caractère nouveau ;

- l'article L. 611-15 du code de commerce est applicable au litige ;

- les journalistes ne sont pas au nombre des personnes impliquées dans une. procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc ni des personnes ayant connaissance de ces procédures par leurs fonctions, de sorte qu'ils ne sont pas cités par l'article L. 611-15 code de commerce ; dans un arrêt du 15 décembre 2015, la Cour de cassation a jugé que: « le caractère confidentiel des procédures de prévention des difficultés des entreprises, imposé par l'article L. 611-15 du Code de commerce pour protéger, notamment, les droits et libertés des entreprises recourant à ces procédures, fait obstacle à leur diffusion par voie de presse, à moins qu'elle ne contribue à la nécessité d'informer le public sur une question d'intérêt général »  ; il résulte des principes posés par le Conseil Constitutionnel dans ses décisions relatives à la liberté d'expression que la restriction posée par la loi doit être nécessaire, adaptée et proportionnée à l'objectif poursuivi ; la protection des droits et libertés des entreprises est mise en avant afin de justifier la restriction posée par le code de commerce, que la jurisprudence de la Cour de cassation a étendue aux journalistes ;

- le ministère public est donc d'avis de s'en remettre à l'appréciation de la cour, s'agissant de l'étendue de la restriction posée par la loi et appréciée par la jurisprudence comme pouvant s'étendre aux journalistes, dans la mesure où ces derniers ont toujours la possibilité de diffusion lorsque cette dernière contribue à l'information légitime du public sur un débat d'intérêt général si bien que ladite restriction, si elle vise aussi les journalistes, apparaît bien nécessaire, adaptée et proportionnée au but poursuivi par ladite loi.

La cour retiendra ce qui suit :

En application de la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution, lorsqu'il est soutenu, à l'occasion d'une instance en cours, qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation et cette transmission obéit aux règles définies par les articles 23-1 à 23-3 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

L'article 126-2 du code de procédure civile édicte qu'à peine d'irrecevabilité la partie qui soutient qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution présente ce moyen dans un écrit distinct et motivé.

L'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 prévoit que la juridiction relevant de la Cour de cassation saisie d'une question prioritaire de constitutionnalité la lui transmet sans délai :

- si la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure ou constitue le fondement des poursuites,

- si cette disposition n'a pas été déjà déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances,

- si la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

Ces trois conditions sont cumulatives.

Il se déduit en outre des articles 23-1 à 23-3 de l'ordonnance précitée que le juge doit transmettre la question telle qu'elle a été posée, sans la modifier ou la compléter par rapport aux dispositions contestées.

Ainsi, si la question peut être reformulée par le juge à l'effet de la rendre plus claire ou de lui restituer son exacte qualification, il ne lui appartient pas d'en modifier l'objet et la portée (Cass assemblée plénière, 20 mai 2011).

C'est à l'aune de ces règles qu'il convient d'examiner s'il y a lieu de transmettre la question en cause à la Cour de cassation.

L'article L 611-15 du code de commerce est rédigé comme suit :

« Toute personne qui est appelée à la procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc ou qui, par ses fonctions, en a connaissance est tenue à la confidentialité ».

Dans son arrêt rendu le 15 décembre 2015, la chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé que, en vertu de l'article 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, des restrictions à la liberté d'expression peuvent être prévues par la loi, dans la mesure de ce qui est nécessaire dans une société démocratique, pour protéger les droits d'autrui et empêcher la divulgation d'informations confidentielles ; qu'il en résulte que le caractère confidentiel des procédures de prévention des difficultés des entreprises, imposé par l'article L. 611-15 du code de commerce pour protéger, notamment, les droits et libertés des entreprises recourant à ces procédures, fait obstacle à leur diffusion par voie de presse, à moins qu'elle ne contribue à la nécessité d'informer le public sur une question d'intérêt général.

Dans l'affaire examinée, il est constant que l'article L 611-15 code de commerce est applicable au litige.

En effet, l'article litigieux rend compte de ce que le groupe Conforama aurait été placé sous mandat ad hoc, c'est-à-dire sous une mesure prévue à l'article L. 611-3 du code de commerce destinée à prévenir les difficultés des entreprises et l'article L. 611-15 code de commerce, tel qu'il a été interprété dans l'arrêt de la Cour de cassation susvisé, fait obstacle à la diffusion par voie de presse d'une telle information, à moins qu'elle ne contribue à la nécessité d'informer le public sur une question d'intérêt général.

En revanche, elle s'avère dépourvue de caractère sérieux, cela pour les motifs suivants.

En premier lieu, la question posée vise à voir examiner la conformité de « l'article L. 611-15, tel qu'interprété par la Cour de Cassation à l'occasion de sa décision du 15 décembre 2015 (Cass. com., 15 décembre 2015, n° 14-11.500), en ce qu'il étend aux organes de presse l'obligation de confidentialité expressément réservée aux seules personnes qui sont appelées à la procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc ».

Telle qu'elle est libellée, cette question laisse entendre que la Cour de cassation a étendu aux organes de presse l'obligation prévue par ce texte envers les personnes qu'il vise dans les mêmes conditions que celles énoncées à l'égard de ces personnes. Or tel n'est pas le cas.

Alors qu'aucune atténuation à l'obligation de confidentialité n'est prévue en ce qui concerne les personnes citées expressément à l'article L 611-15 code de commerce, la Cour de cassation a précisé que la diffusion par voie de presse d'une information couverte par cet article était possible lorsqu'elle était justifiée par la nécessité d'informer le public sur une question d'intérêt général.

Ainsi, dans l'arrêt rendu le 15 décembre 2015, la Cour de cassation a estimé que la cour d'appel, en retenant que la publication d'informations confidentielles par application de l'article L. 611-15 du code de commerce ne constituait pas un trouble manifestement illicite au regard de la liberté d'informer du journaliste sans rechercher si les informations diffusées relevaient d'un débat d'intérêt général, avait privé sa décision de base légale.

Il s'ensuit que la question posée, telle qu'elle est libellée, s'avère dépourvue de sérieux parce qu'elle ne correspond pas à l'interprétation de l'article L 611-15 code de commerce donnée par la Cour de cassation dans l'arrêt du 15 décembre 2015.

A cet égard, les motifs exposés par la SNC Les Editions Croque Futur au soutien de sa question prioritaire de constitutionnalité confirment cette analyse, tant il est vrai qu'ils ne font à aucun moment mention de la réserve sus énoncée limitant la portée de l'obligation de confidentialité étendue à la presse.

En deuxième lieu, à supposer que la question posée, en ce qu'elle cite l'article L 611-15 code de commerce « tel qu'interprété par la Cour de Cassation à l'occasion de sa décision du 15 décembre 2015 », se réfère à l'interprétation selon laquelle cet article fait obstacle à la diffusion par voie de presse des informations qu'il couvre à moins qu'elle ne contribue à la nécessité d'informer le public sur une question d'intérêt général, elle serait également dépourvue de caractère sérieux.

En effet, en ce qui concerne, tout d'abord, le moyen selon lequel cette interprétation serait contraire à l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, il s'avère non fondé au regard, notamment, de l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 4 octobre 2018.

Ainsi, à l'occasion du pourvoi qu'elle a formé contre l'arrêt rendu par la cour d'appel de Versailles le 14 septembre 2017, la société Mergermarket Limited a demandé, par mémoire spécial, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité ainsi rédigée :

« Les dispositions de l'article L. 611-15 du code de commerce sont-elles conformes à la Constitution, précisément à l'article 11 de la Déclaration des droits de 1789 et à l'article 34 de la Constitution dont découle le principe selon lequel il appartient au législateur de prévoir les cas dans lesquels un citoyen doit répondre des abus de la liberté d'expression et de communication et d'assurer la conciliation entre cette liberté et les droits et libertés qui s'y opposent par des mesures nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi, en ce que, telles qu'interprétées par une jurisprudence établie de la Cour de cassation (Com., 15 décembre 2015, pourvoi n° 14-11.500, publié au bulletin), elles permettent d'engager la responsabilité civile extracontractuelle d'un organe de presse pour avoir diffusé une information relative à l'exécution d'un mandat ad hoc ou à une procédure de conciliation, alors que les termes qu'elles emploient ne prévoient pas que des tiers à cette conciliation puissent être tenus pour fautifs s'ils diffusent une telle information et ne prescrivent pas, et donc ne limitent pas, les sanctions susceptibles d'être prononcées, et alors que cette responsabilité civile pourrait être engagée, selon cette jurisprudence établie, sous la seule réserve que la diffusion de l'information contribue à un débat relatif à une question d'intérêt général, quelle que soit la teneur de cette information dont la confidentialité est par ailleurs prescrite sans la moindre limitation de durée »

La Cour de cassation a répondu que la question n'est pas sérieuse, en ce que, si l'article L. 611-15 du code de commerce ne précise pas expressément que des organes de presse peuvent engager leur responsabilité civile en diffusant des informations couvertes par la confidentialité qu'il institue à l'égard des procédures de conciliation ou des mandats ad hoc, il n'en résulte pas pour autant que le législateur ait méconnu sa compétence faute de limiter les sanctions pouvant être prononcées à cette occasion, dès lors que cette confidentialité, qui cède lorsque la diffusion de telles informations contribue à l'information légitime du public sur un débat d'intérêt général, se justifie par la nécessaire protection due aux entreprises engagées dans un processus de négociation avec leurs créanciers, une telle divulgation étant de nature à compromettre le succès du processus en cours, voire la pérennité de l'entreprise, et que la condamnation à indemnisation qui pourrait être prononcée par le juge, en ce cas, est nécessairement proportionnée, car limitée, en vertu du principe de réparation intégrale du dommage, au préjudice que cette divulgation aura provoqué, qui devra faire l'objet d'une démonstration concrète et que l'organe de presse est en mesure d'apprécier avant de s'y livrer.

Cet arrêt est pertinent dans cette instance, dès lors que, même si la question examinée dans l'arrêt précité était posée au regard des articles 11 de la Déclaration des droits de 1789 et 34 de la Constitution pris ensemble et que, partant, la Cour de cassation a répondu sur l'absence de méconnaissance de sa compétence par le législateur, elle a indiqué aussi que la confidentialité imposée aux organes de presse selon l'arrêt du 15 décembre 2015 et qui cède lorsque la diffusion de telles informations contribue à l'information légitime du public sur un débat d'intérêt général, se justifie par la nécessaire protection due aux entreprises engagées dans un processus de négociation avec leurs créanciers, une telle divulgation étant de nature à compromettre le succès du processus en cours, voire la pérennité de l'entreprise.

Il importe, à cet égard, de rappeler que la liberté d'expression et d'information par voie de presse garantie à l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen ainsi qu'à l'article 10 de la Convention de sauvegarde de Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales peut être restreinte lorsque la mesure, proportionnée au but poursuivi, est nécessaire à la protection des droits d'autrui.

L'obligation faire aux organes de presse de ne pas diffuser des informations couvertes par l'article L. 611-15 du code de commerce à moins que ces informations ne contribuent à la nécessité d'informer le public sur une question d'intérêt général apporte une restriction manifestement proportionnée aux droits à la liberté d'expression et à la liberté d'information en ce qu'elle vise à protéger les intérêts de l'entreprise, soit de ceux qui la détiennent comme de ceux qu'elle emploie et plus largement de ceux avec lesquels elle est en relation d'affaires, et à assurer ainsi l'effet utile de cet article tout en préservant ces libertés et en assurant leur primauté lorsque l'information porte sur un sujet d'intérêt général.

Il s'ensuit également que l'argument de la SNC Les Editions Croque Futur tiré de l'interprétation de la portée de l'article 11 du code de procédure pénale par le Conseil constitutionnel n'est pas pertinent dans la mesure où la jurisprudence incriminée n'interdit pas aux organes de presse de rendre compte d'une information couverte par l'article L. 611-15 code de commerce lorsque cette information contribue à l'information légitime du public sur un débat d'intérêt général.

Le moyen tiré de la violation de l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen s'avère donc non sérieux.

En ce qui concerne, ensuite, le moyen tiré de la violation de l'objectif à valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, il s'avère également dépourvu de sérieux au regard de l'appréciation du Conseil constitutionnel confirmée dans une décision rendue le 7 septembre 2018 selon laquelle « la méconnaissance de l'objectif à valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi ne peut, en elle-même, être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution. »

Il se déduit de ces éléments qu'il n'y a pas lieu de transmettre à la Cour de cassation la question prioritaire de constitutionnalité posée par la SNC Les Editions Croque Futur.

PAR CES MOTIFS

Reçoit l'intervention volontaire du syndicat des Editeurs de la Presse Magazine ;

Dit n'y avoir lieu de transmettre à la Cour de cassation la question prioritaire de constitutionnalité posée par la SNC Les Editions Croque Futur ;

Dit que l'affaire au principal est renvoyée à l'audience du 18 avril 2019 à 14h00 en salle Muraire.