Cass. com., 27 novembre 2019, n° 18-19.256
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rémery
Avocats :
SCP Alain Bénabent, SCP Ortscheid
Statuant tant sur le pourvoi principal formé par la société Bostick que sur le pourvoi incident relevé par M. T, en qualité de liquidateur de la société Applications adhésives de l'Artois, MM. I et J M et la société MPH développement ;
Attendu, selon l'arrêt attaqué et les productions, que la société Applications adhésives de l'Artois (la société 3A), dont la holding est la société MPH développement (la société MPH), le capital de celle-ci étant partagé entre MM. I et J M, avait pour activité la fabrication et la commercialisation de sacs fermants et auto-fermants, ainsi que de pochettes en plastique auto-adhésives pour les documents de transport, bons de livraison et factures destinés au transport de colis ; que dans le cadre de son activité, la société 3A s'approvisionnait auprès de la société Bostick, fabricant de colle ; qu'à compter du mois de novembre 2004 et au début de l'année 2005, la société 3A s'est plainte de ce que la nouvelle formule de colle, référencée TLH 4119, ne présentait pas les qualités adhésives requises, au point que plusieurs millions de produits adhésifs lui avaient été retournés par ses clients ; que le 28 avril 2005, la société 3A a assigné la société Bostik en réparation de ses préjudices, avant d'être mise en redressement judiciaire le 27 juillet 2005 ; que le représentant des créanciers a mandaté M. U-Q en qualité d'expert amiable pour évaluer les préjudices de la société 3A ; qu'un jugement du 1er juin 2006 a ordonné une expertise confiée à M. D, afin de déterminer l'origine des désordres et d'évaluer les préjudices ; que la société 3A a bénéficié d'un plan de continuation le 19 juillet 2006, puis été mise en liquidation judiciaire le 17 avril 2009, M. T étant nommé liquidateur ; qu'après le dépôt du rapport d'expertise judiciaire, un arrêt du 2 septembre 2010, devenu irrévocable, a dit que la société Bostik était tenue de réparer l'ensemble du préjudice de la société 3A résultant du vice affectant la colle qu'elle lui avait vendue ; que le 14 février 2011, la société MPH et MM. I et J M ont assigné la société Bostik en indemnisation de leurs préjudices, sur le fondement de la responsabilité délictuelle ; que cette instance a été jointe à celle introduite par la société 3A et reprise par son liquidateur ; qu'un jugement du 5 février 2013 a désigné un nouvel expert, Mme A, afin d'évaluer les préjudices en lien avec la faute commise par la société Bostik ;
Sur les premier et deuxième moyens du pourvoi principal :
Attendu qu'il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens, qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation ;
Sur le troisième moyen du pourvoi principal :
Attendu que la société Bostik fait grief à l'arrêt de la condamner à payer au liquidateur de la société 3A la somme de 20 000 euros au titre de la perte de chance de contracter avec la société Prodinger alors, selon le moyen, que seule constitue une perte de chance réparable, la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable ; qu'en indemnisant la société 3A au titre de la perte de chance de contracter avec la société Prodinger, après avoir constaté que la société Prodinger envisageait éventuellement de confier à la société 3A la majorité de ses approvisionnements en pochettes adhésives, ce dont il résultait que l'intention de cette société de confier la majorité de ses approvisionnements en pochettes adhésives à la société 3A était encore hypothétique et que la disparition d'une chance de contracter n'était donc pas certaine, la cour d'appel a violé l'article 1147 du code civil dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ;
Mais attendu qu'ayant relevé que, dans une lettre du 30 mai 2005, la société Prodinger avait indiqué que « suite aux litiges que nous avons eus concernant vos pochettes qui ne collent pas lors de notre commande d'essai de décembre 2004 et qui nous ont occasionné de nombreux problèmes auprès de nos clients, nous avons décidé de mettre un terme à nos relations commerciales. Nous vous avions passé cette commande d'essai afin de vous évaluer et de vous confier éventuellement la majorité de nos approvisionnements en pochettes adhésives, ce qui représente un montant d'achat d'environ 1 300 000 euros », l'arrêt retient que l'adverbe « éventuellement » ne peut être compris indépendamment de l'essai satisfaisant des produits, auquel la société Prodinger s'était livrée en réponse à l'offre de la société 3A, et qui traduit une intention assimilable à une chance dont la perte est irrémédiablement constatée par ce client dans sa lettre ; que par ces constatations et appréciations souveraines, faisant ressortir la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable, consistant en la possibilité de conclure un nouveau contrat avec un tiers, la cour d'appel a pu retenir que la société 3A avait subi une perte de chance, qu'elle a indemnisée ; que le moyen n'est pas fondé ;
Sur le quatrième moyen du pourvoi principal, pris en ses deuxième et troisième branches :
Attendu que la société Bostik fait grief à l'arrêt de la déclarer responsable de la mise en liquidation judiciaire de la société 3A alors, selon le moyen :
1°) qu'en considérant que la société Bostik ayant commis une faute en fournissant à la société 3A une colle et des pochettes adhésives défectueuses en octobre 2004 et février 2005, elle était responsable de la liquidation judiciaire de la société 3A survenue en 2009, compte tenu des difficultés économiques et financières que ces désordres lui avaient occasionnées, tout en constatant que ces difficultés avaient été compensées par l'élan enregistré de 2005 à 2008 donné à la distribution de la production de sachets fermants de toute nature, ce qui établissait l'absence de lien de causalité entre la faute reprochée à la société Bostik et la mise en liquidation judiciaire de la société 3A, 4 ans plus tard, la cour d'appel a violé l'article 1382 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, devenu l'article 1240 du même code ;
2°) qu'en se bornant à affirmer que le préjudice dont le montant n'a été fixé qu'en 2018, par la cour à la somme de 1 337 460,82 euros a placé la société 3A dans l'impossibilité de répondre du passif exigible tel que la liquidation judiciaire l'a sanctionnée en 2009, sans expliquer davantage en quoi l'existence d'un lien de causalité entre la faute de la société Bostik et la liquidation judiciaire de la société 3A serait établie, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, devenu l'article 1240 du même code ;
Mais attendu que l'arrêt retient, d'abord, que la probabilité de « faillite » de la société 3A, d'après ses résultats de 2004, n'est pas avérée, dès lors qu'elle est exclue des scores que M. U-Q a proposés, que le commissaire aux comptes ne l'a pas relevée dans son rapport du mois de juin 2015 sur l'exercice de 2004, et qu'en juillet 2005, la Banque de France avait attribué à la société 3A une cotation favorable sur sa capacité à honorer ses engagements financiers à un horizon de trois ans ; que l'arrêt retient, ensuite, qu'il ne peut être reproché à la société 3A d'avoir initié, en 2004, une stratégie de délocalisation d'une partie de sa production vers les opérateurs APS et Golden et les débouchés sur l'Asie, et ce d'autant moins que cette stratégie s'est matérialisée par l'élan, enregistré de 2005 à 2008, donné à la distribution de la production de sachets fermants de toute nature vers l'Asie, cette croissance de 138 % ayant tout juste équilibré, en volume, la chute continue des productions des pochettes adhésives de 17 % sur la même période ; que l'arrêt retient, enfin, que le rapport définitif de M. U-Q n'est pas contesté en ce qu'il relève qu'au 31 décembre 2004, la société 3A disposait de 484 000 euros de capitaux, d'un fonds de roulement de 374 000 euros et d'un excédent brut d'exploitation de 47 000 euros ; que l'arrêt en déduit que les quelques valeurs comptables sur la situation financière de la société 3A avant le sinistre n'établissent pas les causes sous-jacentes d'une cessation de paiement à venir de la société 3A, qu'en revanche, les préjudices reconnus à concurrence de la somme totale de 1 337 460,82 euros au titre des conséquences directement imputables au vice caché concernant la colle, a affecté les trois années d'activité de la société 3A en 2005, 2006 et 2007, dont plus de la moitié dès la première année, et que le refus de la société Bostik de reconnaître sa responsabilité autrement que par les voies judiciaires a placé la société 3A dans l'impossibilité de répondre du passif exigible, au point qu'elle a dû être mise en liquidation judiciaire ; qu'en l'état de ces constatations et appréciations, qui font ressortir l'existence d'un lien de causalité entre la faute commise par la société Bostik dans la fourniture d'une colle défectueuse et la mise en liquidation judiciaire de la société 3A, la cour d'appel a pu statuer comme elle a fait ; que le moyen n'est pas fondé ;
Et attendu qu'il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen, pris en sa première branche, qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation ;
Sur le cinquième moyen du pourvoi principal :
Attendu que la société Bostik fait grief à l'arrêt de la condamner à payer au liquidateur de la société 3A la somme de 101 861 euros au titre des frais inhérents à la procédure collective alors, selon le moyen, que la cassation d'un chef de dispositif entraîne, par voie de conséquence, l'annulation de plein droit des dispositions s'y rattachant par un lien de dépendance nécessaire ; que pour condamner que la société Bostik à payer au mandataire liquidateur de la société 3A la somme de 101 861 euros au titre des frais inhérents à la procédure collective, l'arrêt attaqué a retenu que la société Bostik avait provoqué l'ouverture de la procédure collective ; que la censure à intervenir sur le quatrième moyen de cassation reprochant à l'arrêt attaqué d'avoir déclaré la société Bostik responsable de la liquidation de la société 3A entraînera, par voie de conséquence, l'annulation de plein droit du chef de dispositif de l'arrêt attaqué ayant condamné la société Bostik à payer les frais inhérents à la procédure collective, en application des dispositions de l'article 624 du code de procédure civile ;
Mais attendu que le rejet du quatrième moyen rend ce moyen, demandant une cassation par voie de conséquence, sans portée ;
Sur les septième et huitième moyens du pourvoi principal, pris en leurs secondes branches, rédigés en termes identiques, réunis :
Attendu que la société Bostik fait grief à l'arrêt de la condamner à indemniser chacun de MM. I et J M au titre de son préjudice personnel lié au remboursement du prêt contracté par la société MPH pour l'acquisition des parts sociales de la société débitrice 3A alors, selon le moyen, que seul un dommage personnel distinct de celui subi collectivement par tous les créanciers du fait de l'amoindrissement ou de la disparition du patrimoine d'une société liquidée est indemnisable ; que le préjudice des consorts M, associés de la société MPH, résultant du concours qu'il ont apporté pour le remboursement du prêt de la société MPH utilisé pour acquérir les parts de la société liquidée 3A, ne constitue pas un préjudice personnel, mais une fraction du préjudice collectif subi par l'ensemble des créanciers du fait de l'amoindrissement ou de la disparition du patrimoine social de la société liquidée, de sorte qu'en indemnisant MM. M à ce titre, la cour d'appel a violé les articles L. 622-20 et L. 641-4 du code de commerce dans leur rédaction applicable en la cause ;
Mais attendu qu'il ne résulte ni de l'arrêt, ni de ses conclusions devant la cour d'appel, que la société Bostik ait soutenu que le préjudice dont MM. M demandaient réparation était subi en leur qualité d'associés de la société MPH, et non en leur qualité de cautions solidaires du prêt souscrit par cette société, et qu'il constituait une fraction du préjudice collectif subi par l'ensemble des créanciers du fait de l'amoindrissement ou de la disparition du patrimoine social de la société liquidée ; que le moyen est donc nouveau et mélangé de fait et de droit et, comme tel, irrecevable ;
Et attendu qu'il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens, pris en leurs premières branches, qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation ;
Sur le moyen unique du pourvoi incident :
Attendu qu'il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen, qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation ;
Mais sur le sixième moyen du pourvoi principal :
Vu l'article L. 622-20 et L. 641-4 du code de commerce, ensemble l'article 31 du code de procédure civile ;
Attendu que, pour condamner la société Bostik à réparer le préjudice subi par la société MPH, l'arrêt retient, d'abord, que cette société, constituée en mars 2000 par MM. M et qui avait pour objet la prise de participation de toutes sociétés ou entreprises, a racheté 12 595 des 12 600 actions composant le capital social de la société 3A, pour un prix de 335 388 euros intégralement financé par deux emprunts bancaires ; qu'il en déduit qu'en considération de son actif, exclusivement constitué de la détention des titres de la société 3A, et de la responsabilité de la société Bostik dans la liquidation de cette dernière et reconnue précédemment, il convient de reconnaître son droit à l'indemnisation de la perte de valeur qui en est résulté pour elle ;
Qu'en statuant ainsi, alors que, tendant à la reconstitution du gage commun des créanciers, l'action en responsabilité intentée par un associé au titre de la perte de la valeur de son actif résultant de la perte de la valeur de ses parts sociales ou actions dans la société mise en liquidation judiciaire ne peut être exercée que par l'organe ayant qualité pour agir dans l'intérêt collectif des créanciers, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi incident ;
Et sur le pourvoi principal :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne la société Bostik à payer à la société MPH développement la somme de 497 166 euros à titre de dommages-intérêts, l'arrêt rendu le 10 avril 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ; remet, en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Versailles, autrement composée.