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Décisions

TA Bordeaux, 3e ch., 2 novembre 2021, n° 1904149

BORDEAUX

Jugement

PARTIES

Demandeur :

Bouygues Bâtiment Centre Sudouest (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Salvage

Rapporteur :

M. Elouafi

Rapporteur public :

M. Willem

Avocats :

Selas Vogel & Vogel

TA Bordeaux n° 1904149

2 novembre 2021

Vu la procédure suivante :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 20 août 2019, 21 février 2020 et 27 juillet 2021, la société Bouygues bâtiment centre sud-ouest, représentée par la SELAS Vogel & Vogel, demande au tribunal, dans le dernier état de ses écritures :

1°) d’annuler la décision du 6 août 2019 du directeur régional des entreprises de la concurrence de la consommation du travail et de l’emploi (DIRECCTE) prononçant et ordonnant la publication d’une amende administrative de 225 000 euros en application de l’article L. 441-6 du code de commerce ;

2°) à titre subsidiaire, de ramener la sanction financière à de plus justes proportions ;

3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 5 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- la compétence du signataire de la décision n’est pas établie ;

- la décision en litige n’est pas motivée au regard des exigences de l’article 41 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que des articles L. 211-2 et L. 211-5 du code des relations entre le public et l’administration ;

- le principe d’impartialité, tel que reconnu notamment par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article L. 100-2 du code des relations entre le public et l’administration, a été méconnu dès lors que c’est la DIRECCTE qui a à la fois réalisée l’enquête et infligée la sanction ;

-  l’analyse comptable de la DIRECCTE, qui n’a retenue qu’un seul mode de computation des délais de paiement, le plus défavorable à la société, est contraire au principe de nécessité des peines et de la présomption d’innocence ; en calculant le nombre de factures en retard de paiement, sur la base d’un délai de 60 jours, l’administration a abouti à un « pourcentage infractionnel » plus élevé que si elle avait utilisé le délai habituel de quarante-cinq jours fin de mois ;

- les factures sélectionnées par la DIRECCTE, lors du contrôle sur pièces, pour caractériser les retards de paiements, ne sont pas représentatives ;

- l’administration aurait dû rapporter le nombre de factures présentant des retards de paiement au nombre total de factures ; ainsi, et selon les propres constatations de l’administration, seul 1,08 % des factures contrôlées a fait l’objet d’un retard de paiement avéré ; l’administration a commis une erreur de raisonnement ; le « pourcentage infractionnel » peut même être évalué à moins de à 1 % et non de 46 % comme le retient l’administration ;

- l’administration n’a pas écarté certaines factures ayant des retards de paiement alors que la société a justifié de litiges sur certaines factures ou d’erreurs des fournisseurs ; soixante factures ont été émises en dehors des deux périodes contrôlées et n’avaient donc pas à être retenues ; sur les soixante-dix factures retenues par l’administration, seules quatre factures comportent des retards de paiement avérés pour lesquels la société n’a pas été en mesure de fournir des explications au service ;

- la sanction applique rétroactivement la loi du 9 décembre 2016, plus sévère, à des faits qui sont antérieurs à sa publication ;

- la sanction est disproportionnée par rapport aux manquements constatés, au nombre de fournisseurs concernés, à la baisse de son résultat d’exploitation, à son comportement général à l’égard de ses fournisseurs et à sa vigilance en matière de délais de paiement ; la publication de la sanction porte en outre une atteinte disproportionnée à son image compte tenu du caractère marginal des retards de paiements constatés et de ses actions tendant à réduire ses délais de paiement.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 24 décembre 2019 et 27 janvier 2021, la préfète de la région Nouvelle-Aquitaine conclut au rejet de la requête.

Elle fait valoir que les moyens soulevés par la société Bouygues bâtiment centre sudouest ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, et notamment son préambule ;

- la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

- la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;

- le code de commerce ;

- le code des relations entre le public et l’administration ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Ont été entendus au cours de l’audience publique :

- le rapport de M. Elouafi, premier conseiller ;

- les conclusions de M. Willem, rapporteur public ;

- et les observations de Me Boudaillez, représentant la société Bouygues bâtiment centre sud-ouest.

Considérant ce qui suit :

1. La société Bouygues bâtiment centre sud-ouest a fait l’objet, à compter du 4 octobre 2016, d’un contrôle de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) de Nouvelle-Aquitaine portant sur le respect des délais de paiement de ses fournisseurs. A cette occasion, le contrôleur a constaté, dans un procès-verbal clos le 20 novembre 2018 que, sur un ensemble de 6 486 factures, 343, émises entre le 1er janvier 2017 et le 30 mars 2016 et 108, en juin 2016, avaient été payées, au regard du délai maximal de 60 jours fixés par le neuvième alinéa du I de l’article L. 441-6 du code de commerce, avec un retard moyen pondéré respectivement de plus de 116 jours pour un volume de chiffre d’affaires de 1 297 343, 69 euros et de plus de 107 jours pour un volume d’affaire de 280 479 euros. Après avoir informé la société du manquement relevé et recueilli ses observations sur le prononcé d’une éventuelle amende administrative à raison de cette méconnaissance des délais maximaux de paiement, le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi de Nouvelle-Aquitaine a édicté à l’encontre de la société Bouygues bâtiment centre sud-ouest, par décision du 6 août 2019, une amende d’un montant de 225 000 euros et a décidé de la publication de cette sanction, sous forme de communiqué, sur le site internet de la direction de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), pour une durée de 12 mois. La société requérante demande au tribunal d’annuler cette décision si mieux n’aime de réduire l’amende prononcée à de plus justes proportions.

Sur les conclusions à fin d’annulation :

En ce qui concerne la procédure de sanction :

2. Par une décision du 15 mai 2019, publiée au recueil des actes administratifs de la préfecture à cette même date, le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi de Nouvelle-Aquitaine a accordé à M. X, ingénieur divisionnaire de l’industrie et des mines, signataire de la décision attaquée, délégation à l’effet de signer les amendes administratives sanctionnant les manquements mentionnés au titre IV du livre IV du code de commerce. Dès lors, le moyen tiré de l’incompétence du signataire de l’acte manque en fait et doit être écarté.

3. En deuxième lieu, la décision du 9 août 2019 fait référence aux textes applicables à la situation de la société, notamment les articles L. 470-2 et L. 441-6 du code de commerce. Elle indique aussi le montant de l’amende financière infligée à la société. En ce qui concerne l’existence ainsi que la gravité de l’infraction constatée, la décision indique le nombre et la proportion de factures retenues comme ayant été payées en retard, le montant facturé retenu comme ayant été payé en retard ainsi que le retard de paiement moyen pondéré. La décision fait également référence aux observations présentées par la société, à laquelle elle apporte des éléments de réponse. Elle renvoie enfin au courrier de pré-notification de sanction ainsi qu’au procès-verbal accompagnant ce courrier, dans lequel la méthode de contrôle retenue par l’administration est explicitée. La décision de sanction comporte ainsi l’ensemble des considérations de droit et de fait qui en constituent le fondement, et le moyen tiré de l’insuffisance de sa motivation doit en tout état de cause être écarté. Par ailleurs, la publication d’une sanction, qui a le caractère d’une sanction complémentaire, n’a pas à faire l’objet de motivation spécifique, distincte de la motivation de la sanction principale dès lors que celle-ci est suffisamment motivée et qu’il est fait mention des textes prévoyant la possibilité d’une publication.

4. En troisième lieu, aux termes du premier paragraphe de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (…) ».

5. Il résulte de l’instruction que la sanction administrative en litige a été prononcée par la DIRRECTE de Nouvelle-Aquitaine, qui n’est pas une autorité administrative indépendante mais un service déconcentré de l’Etat. Les DIRRECTE n’exercent aucune fonction de jugement et ne peuvent être regardées, ni par leur composition ni par la procédure suivie pour prononcer les sanctions en cause, comme des tribunaux au sens des stipulations de la convention européenne des droits de l'homme. En outre, la sanction prononcée est susceptible d’un recours de plein contentieux devant la juridiction administrative, dont les procédures sont conformes aux exigences de l’article 6 de la convention européenne des droits de l'homme. Par suite, la société requérante n’est pas fondée à soutenir que la décision attaquée aurait été prise en méconnaissance du principe de séparation des fonctions des poursuites et de sanctions, et le moyen tiré de la méconnaissance des stipulations précitées de l’article 6 de la convention européenne des droits de l'homme doit être écarté.

En ce qui concerne la matérialité et le bien-fondé du manquement constaté :

6. En premier lieu, les moyens tirés de la méconnaissance des principes de nécessité des peines et de la présomption d’innocence sont dépourvus des précisions suffisantes permettant d’en apprécier le bien-fondé.

7. En second lieu, aux termes de l’alinéa 9 du I de l’article L. 441-6 du code de commerce, dans sa version applicable à la date à laquelle le manquement à l’origine de la sanction a été commis : « (…) Le délai convenu entre les parties pour régler les sommes dues ne peut dépasser soixante jours à compter de la date d'émission de la facture. Par dérogation, un délai maximal de quarante-cinq jours fin de mois à compter de la date d'émission de la facture peut être convenu entre les parties, sous réserve que ce délai soit expressément stipulé par contrat et qu'il ne constitue pas un abus manifeste à l'égard du créancier (…) ».

8. Il résulte de l’instruction que le vérificateur a effectué une analyse du grand livre fournisseurs du 1er trimestre 2016 et du mois de juin 2016 et comparé la colonne « date de la pièce » qui est la date de la facture et la colonne « date du rapprochement » qui est la date de paiement. Il a filtré les factures pour lesquelles le délai de paiement est supérieur à 60 jours pour le premier trimestre et 65 jours pour le mois de juin, soit respectivement 343 factures sur un total de 4 836 et 108 factures sur un total de 1 650. Il a demandé ensuite communication des documents relatifs aux factures d’un montant supérieur à 1 000 euros, soit 154 factures sur les 451 identifiées en comptabilité. Après analyse de ces documents, il a considéré que 80 factures avaient été payées après l’échéance convenue, ce nombre étant ramené à 70 factures à l’issue de la procédure contradictoire.

9. La sanction est motivée principalement par les « Nombre et pourcentage de factures payées en retard : 71 sur un échantillon initial de 154 soit 46 % ». D’abord, si la société fait valoir que sa situation aurait dû être analysée au regard du délai de 45 jours fin de mois et non au regard du délai de 60 jours, qui lui ait [sic] moins favorable, cette circonstance reste sans incidence sur la matérialité du manquement en cause qui reste en tout état de cause constaté pour plusieurs factures quel que soit la méthode de computation du délai retenue. Ensuite, l’objet du contrôle sur pièces étant de corroborer l’analyse comptable, l’administration pouvait procéder comme en l’espèce à un échantillonnage suffisamment représentatif et objectif des factures identifiées comptablement en retard, en ne retenant que les factures d’un montant supérieur à 1 000 euros parmi les factures issues d’un premier échantillon issu de la comptabilité, afin de confirmer sur pièces l’analyse comptable. Ainsi, l’administration n’a commis aucune erreur de raisonnement en retenant un échantillon significatif de 154 factures sur les 451 pré-identifiées, soit environ le tiers, le premier échantillon portant lui-même sur l’analyse comptable de 6 486 factures sur quatre mois. A cet égard, contrairement à ce qui est soutenu, le service n’était donc pas tenu de prélever aléatoirement des factures parmi les 6 486 factures de la période contrôlée. Par ailleurs, alors qu’il s’agit pour la société requérante d’une obligation de résultat, pour contester l’amende en litige, les circonstances, au demeurant non établies, que certaines factures étaient en litige, affectées d’erreur, transmises tardivement par ses fournisseurs, ou émises pour soixante d’entre elles en dehors de la période de contrôle, mais qui pouvaient légalement être prises en compte dès lors que leur échéance arrivait dans ladite période, sont sans influence sur la constatation du manquement qui procède du seul constat du non-respect des délais de paiement. Enfin, quant au règlement des factures qui aurait été effectué par billet à ordre, si le code de commerce prévoit dans ce cas que le [règlement] est réputé réalisé à la date à laquelle les fonds sont mis, par le client, à la disposition du bénéficiaire, la société Bouygues bâtiment centre sud-ouest ne produit aucun élément qui permettrait au juge de plein contentieux de déterminer la date de mise à disposition effective du paiement auprès des fournisseurs intéressés, ni ne soutient en tout état de cause que cette date était comprise dans le délai impératif de paiement de 60 jours ou 45 jours fin de mois, ni n’établit que ce mode de paiement était contractuellement prévu. Dans ces conditions, la matérialité du manquement, procédant du seul constat du non-respect des délais de paiement, quel que soit le nombre de factures en cause, les retards constatés sur pièces pour 70 factures représentant 1,08 % du nombre total de factures de la période contrôlée, n’est pas sérieusement remise en cause par la société requérante, dont le traitement discriminatoire n’est pas davantage établi.

En ce qui concerne la proportionnalité de la sanction :

10. En premier lieu, si la société requérante soutient qu’il a été procédé à une application rétroactive de la loi plus sévère résultant de la loi du 9 décembre 2016, ce moyen manque en fait, l’amende n’excédant pas le montant de 375 000 euros applicable à la date des faits. Par ailleurs, le moyen tiré de ce que l’administration aurait appliqué rétroactivement la loi Sapin II, qui a prévu une publication automatique de la sanction, manque en fait, la publication étant à la date des faits une faculté laissée à l’administration dont la mise en oeuvre n’est en l’espèce pas excessive dans son principe.

11. En second lieu, il ressort des termes de la décision attaquée que le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi de Nouvelle- Aquitaine a pris en compte l’ampleur des retards de paiement constatés, le volume d’affaire concerné, ainsi que la situation économique de l’entreprise et le secteur où elle intervient, afin de fixer le niveau de l’amende. Toutefois, compte tenu du montant total de factures prises en charge par la société, qui permet de relativiser le caractère systémique de la pratique, les manquements reprochés à la société Bouygues bâtiment centre sud-ouest n’ont concerné que 4,7 % de ses fournisseurs avec un retard de paiement moyen de soixante-quatorze jours portant sur un montant total de factures de 572 831,75 euros. Dans ces circonstances, en tenant compte du fait que l’administration s’est nécessairement déterminée en partie au regard du taux de 46 % qui ne reflète pas l’ampleur du manquement constaté, la société requérante est fondée à soutenir que l’amende de 225 000 euros qui lui a été infligée ainsi que sa publication de douze mois constituent une sanction disproportionnée. Par suite, au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, il y a lieu de maintenir l’amende prononcée mais en ramenant son montant à la somme de 56 250 euros et la durée de publication à trois mois.

12. Il résulte de tout ce qui précède que la société Bouygues bâtiment centre sud-ouest est fondée à demander la réformation de la décision du directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi de Nouvelle-Aquitaine du 6 août 2019, en tant que ses dispositions sont contraires au présent jugement. Le surplus de ses conclusions doit, en revanche, être rejeté.

Sur les frais liés au litige :

13. Aux termes de l'article L. 761-1 du code de justice administrative : « Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation. ».

14. Dans les circonstances de l'espèce, il n’y a pas lieu de faire droit aux conclusions présentées par la société requérante au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

Article 1er : Le montant de l’amende administrative infligée le 6 août 2019 à la société Bouygues bâtiment centre sud-ouest est ramené de 225 000 euros (deux cent vingt-cinq mille euros) à 56 250 euros (cinquante-six mille deux cent cinquante euros) et la durée de publication de la sanction de douze mois à trois mois.

Article 2 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié à la société Bouygues bâtiment centre sudouest et au ministre de l’économie, des finances et de la relance.  

Copie en sera communiquée à la préfète de la région Nouvelle-Aquitaine.