CJCE, 2e ch., 11 novembre 2021, n° C-819/19
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
Question préjudicielle
PARTIES
Demandeur :
Stichting Cartel Compensation, Equilib Netherlands BV
Défendeur :
Koninklijke Luchtvaart Maatschappij NV, Martinair Holland NV, Deutsche Lufthansa AG, Lufthansa Cargo AG, British Airways plc, Air France SA, Singapore Airlines Ltd, Singapore Airlines Cargo Pte Ltd, Swiss International Air Lines AG, Cathay Pacific Airways Ltd, Scandinavian Airlines System Denmark-Norway-Sweden, SAS Cargo Group A/S
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Arabadjiev (rapporteur)
Juges :
Mme Ziemele, M. von Danwitz, M. Xuereb, M. Kumin
Avocat général :
M. Bobek
Avocats :
Me van den Brande, Me Verheij, Me Fanoy, Me van Maanen, Me Raats, Me Boersen, Me Smeets, Me Kortmann, Me Heikens, Me Goldstein, Me Welling, Me Boersen, Me Malanczuk, Me Koeman, Me van der Klein, Me Schaufeli, Me de Pree, Me The, Me Strik, Me VerLoren van Themaat, Me van Heezik, Me Dempsey, Me van Uden, Me Dijkstra, Me Pijnacker Hordijk, Me Heemskerk, Me Kingma
LA COUR (deuxième chambre),
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 81, 84 et 85 CE, de l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen, du 2 mai 1992 (JO 1994, L 1, p. 3, ci-après l’« accord EEE »), ainsi que de l’article 6 du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 [CE] (JO 2003, L 1, p. 1).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Stichting Cartel Compensation (ci-après « SCC ») et Equilib Netherlands BV (ci-après « Equilib ») à Koninklijke Luchtvaart Maatschappij NV, Martinair Holland NV, Deutsche Lufthansa AG, Lufthansa Cargo AG, British Airways plc, Air France SA, Singapore Airlines Ltd, Singapore Airlines Cargo Pte Ltd, Swiss International Air Lines AG, Air Canada, Cathay Pacific Airways Ltd, Scandinavian Airlines System Denmark-Norway-Sweden, SAS AB et SAS Cargo Group A/S au sujet de la réparation du préjudice résultant d’une infraction à l’article 81 CE que ces compagnies aériennes auraient commises.
Le cadre juridique
Les règlements nos 17 et 141
3 L’article 5, paragraphe 1, du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d’application des articles [81 et 82 CE] (JO 1962, 13, p. 204), disposait :
« Les accords, décisions et pratiques concertées visés à l’article [81], paragraphe 1, [CE], existant à la date d’entrée en vigueur du présent règlement et en faveur desquels les intéressés désirent se prévaloir des dispositions de l’article [81], paragraphe 3, [CE] doivent être notifiés à la Commission avant le 1er août 1962. »
4 Aux termes de l’article 6 de ce règlement :
« 1. Lorsque la Commission rend une décision d’application de l’article [81], paragraphe 3, [CE], elle indique la date à partir de laquelle sa décision prend effet. Cette date ne saurait être antérieure au jour de la notification.
2. La deuxième phrase du paragraphe 1 n’est pas applicable aux accords, décisions et pratiques concertées visés [...] à l’article 5, paragraphe 1, et qui ont été notifiés dans le délai prévu par cette dernière disposition. »
5 L’article 1er du règlement n° 141 du Conseil, du 26 novembre 1962, portant non-application du règlement n° 17 au secteur des transports (JO 1962, 124, p. 2751), tel que modifié par le règlement n° 1002/67/CEE du Conseil, du 14 décembre 1967 (JO 1967, 306, p. 1) (ci-après le « règlement n° 141 »), prévoyait :
« Le règlement n° 17 n’est pas appliqué aux accords, décisions et pratiques concertées dans le secteur des transports qui ont pour objet ou pour effet la fixation des prix et conditions de transport, la limitation ou le contrôle de l’offre de transport ou la répartition des marchés de transport, non plus qu’aux positions dominantes, au sens de l’article [82 CE], sur le marché des transports. »
6 L’article 3 de ce règlement disposait :
« En ce qui concerne les transports par chemin de fer, par route et par voie navigable, la disposition prévue à l’article [1er] du présent règlement est valable jusqu’au 30 juin 1968. »
Les règlements (CEE) nos 3975/87 et 3976/87
7 L’article 1er du règlement (CEE) n° 3975/87 du Conseil, du 14 décembre 1987, déterminant les modalités d’application des règles de concurrence applicables aux entreprises de transports aériens (JO 1987, L 374, p. 1), tel que modifié par le règlement (CEE) n° 2410/92 du Conseil, du 23 juillet 1992, (JO 1992, L 240, p. 18) (ci-après le « règlement n° 3975/87 »), était libellé comme suit :
« 1. Le présent règlement détermine les modalités d’application des articles [81] et [82 CE] aux services de transports aériens.
2. Le présent règlement vise uniquement les transports aériens entre aéroports de [l’Union européenne]. »
8 L’article 1er du règlement (CEE) n° 3976/87 du Conseil, du 14 décembre 1987, concernant l’application de l’article [81], paragraphe 3, [CE] à des catégories d’accords et de pratiques concertées dans le domaine des transports aériens (JO 1987, L 374, p. 9), tel que modifié par le règlement (CEE) n° 2411/92 du Conseil, du 23 juillet 1992 (JO 1992, L 240, p. 19) (ci-après le « règlement n° 3976/87 »), prévoyait :
« Le présent règlement s’applique aux transports aériens entre aéroports de [l’Union]. »
Le règlement n° 1/2003
9 L’article 6 du règlement n° 1/2003 dispose :
« Les juridictions nationales sont compétentes pour appliquer les articles 81 et 82 [CE]. »
10 L’article 16, paragraphe 1, de ce règlement prévoit :
« Lorsque les juridictions nationales statuent sur des accords, des décisions ou des pratiques relevant de l’article 81 ou 82 [CE] qui font déjà l’objet d’une décision de la Commission, elles ne peuvent prendre de décisions qui iraient à l’encontre de la décision adoptée par la Commission. Elles doivent également éviter de prendre des décisions qui iraient à l’encontre de la décision envisagée dans une procédure intentée par la Commission. [...] »
11 L’article 32 dudit règlement, intitulé « Exclusions du champ d’application », dispose :
« Le présent règlement ne s’applique pas :
[...]
c) aux transports aériens entre les aéroports de la Communauté et des pays tiers. »
12 L’article 43, paragraphes 1 et 2, du même règlement dispose :
« 1. Le règlement n° 17 est abrogé, sauf pour ce qui est de l’article 8, paragraphe 3, qui continue de s’appliquer aux décisions adoptées en vertu de l’article 81, paragraphe 3, [CE] avant la date d’application du présent règlement, jusqu’à l’expiration desdites décisions.
2. Le règlement n° 141 est abrogé. »
13 L’article 45, premier et deuxième alinéas, du règlement n° 1/2003 est libellé comme suit :
« Le présent règlement entre en vigueur le vingtième jour suivant celui de sa publication au Journal officiel [de l’Union européenne].
Il est applicable à partir du 1er mai 2004. »
Le règlement (CE) n° 411/2004
14 L’article 1er du règlement (CE) n° 411/2004 du Conseil, du 26 février 2004, abrogeant le règlement (CEE) n° 3975/87 et modifiant le règlement (CEE) n° 3976/87 ainsi que le règlement (CE) n° 1/2003, en ce qui concerne les transports aériens entre [l’Union] et les pays tiers (JO 2004, L 68, p. 1), prévoit :
« Le règlement [no 3975/87] est abrogé, à l’exception de l’article 6, paragraphe 3, qui continue de s’appliquer aux décisions adoptées en vertu de l’article 81, paragraphe 3, [CE] avant la date d’application du règlement (CE) n° 1/2003, jusqu’à la date d’expiration desdites décisions. »
15 Aux termes de l’article 2 du règlement n° 411/2004 :
« À l’article 1er du règlement [no 3976/87], les termes “entre aéroports [de l’Union]” sont supprimés. »
16 L’article 3 du règlement n° 411/2004 dispose :
« À l’article 32 du règlement (CE) n° 1/2003, le point c) est supprimé. »
17 L’article 4, premier et deuxième alinéas, du règlement n° 411/2004 est ainsi libellé :
« Le présent règlement entre en vigueur le troisième jour suivant celui de sa publication au Journal officiel de l’Union européenne.
Il est applicable à partir du 1er mai 2004. »
L’accord entre la Communauté européenne et la Confédération suisse sur le transport aérien
18 L’article 1er, paragraphe 2, de l’accord entre la Communauté européenne et la Confédération suisse sur le transport aérien, signé le 21 juin 1999 à Luxembourg et approuvé au nom de la Communauté européenne par la décision 2002/309/CE, Euratom du Conseil et de la Commission concernant l’accord de coopération scientifique et technologique, du 4 avril 2002, relative à la conclusion de sept accords avec la Confédération suisse (JO 2002, L 114, p. 1), énonce :
« Aux fins du présent accord, les dispositions contenues dans celui-ci ainsi que dans les règlements et directives figurant à l’annexe s’appliquent dans les conditions définies ci-après. [...] »
19 L’annexe de cet accord était libellée comme suit :
« Aux fins du présent accord :
– Dans tous les cas où les actes auxquels il est fait référence dans la présente annexe mentionnent les États membres de [l’Union] ou l’exigence d’un lien de rattachement avec ceux-ci, ces mentions sont réputées, aux fins de l’accord, renvoyer également à la Suisse ou à l’exigence d’un lien identique de rattachement avec celle-ci ;
[...]
2. Règles de concurrence
Toute référence dans les textes suivants aux articles 81 et 82 [CE] est interprétée comme une référence aux articles 8 et 9 du présent accord.
[...]
No 3975/87
Règlement du Conseil du 14 décembre 1987 déterminant les modalités d’application des règles de concurrence applicables aux entreprises de transports aériens, tel que modifié par les règlements (CEE) n° 1284/91 et (CEE) n° 2410/92 (voir ci-après).
(Articles 1-7, 8, paragraphes 1 et 2, 9-11, 12, paragraphes 2, 4, 5, 13, paragraphes 1, 2, 14-19)
[...]
No 3976/87
Règlement du Conseil du 14 décembre 1987 concernant l’application de l’article [81] paragraphe 3 [CE] à des catégories d’accords et de pratiques concertées dans le domaine des transports aériens, tel que modifié par les règlements (CEE) n° 2344/90 et (CEE) n° 2411/92 (voir ci-après).
(Articles 1-5, 7)
[...] »
20 Conformément à son article 36, paragraphe 1, et à l’information relative à l’entrée en vigueur des sept accords conclus avec la Confédération suisse dans les secteurs de la libre circulation des personnes, du transport aérien et terrestre, des marchés publics, de la coopération scientifique et technologique, de la reconnaissance mutuelle de l’évaluation de la conformité et des échanges de produits agricoles (JO 2002, L 114, p. 480), l’accord entre la Communauté européenne et la Confédération suisse sur le transport aérien est entré en vigueur le 1er juin 2002.
Le litige au principal et la question préjudicielle
21 Il ressort de la décision de renvoi que, par la décision C(2010) 7694 final, du 9 novembre 2010, relative à une procédure d’application de l’article 101 [TFUE], de l’article 53 de l’accord EEE et de l’article 8 de l’accord entre la Communauté européenne et la Confédération suisse sur le transport aérien (affaire COMP/39258 – Fret aérien) (ci-après la « décision de 2010 »), la Commission européenne a constaté que 21 personnes morales du secteur du transport aérien avaient enfreint l’article 101 TFUE et/ou l’article 53 de l’accord EEE et l’article 8 de l’accord entre la Communauté européenne et la Confédération suisse sur le transport aérien en coordonnant leurs politiques tarifaires en matière de services de fret aérien, en ce qui concerne la surtaxe carburant, la surtaxe de sécurité et le paiement de commissions sur celles-ci, et a infligé à ces personnes morales des amendes, portant sur des comportements ayant eu lieu :
– pendant des périodes comprises entre le 7 décembre 1999 et le 14 février 2006, pour les services de fret aérien sur des liaisons entre des aéroports situés dans l’Espace économique européen (EEE) ;
– pendant des périodes comprises entre le 1er mai 2004 et le 14 février 2006, pour les services de fret aérien sur des liaisons entre des aéroports situés dans l’Union et des aéroports situés en dehors de l’EEE, la Commission estimant que, avant le 1er mai 2004, le règlement n° 3975/87 ne lui accordait pas la compétence pour appliquer l’article 81 CE en ce qui concerne ces services ;
– pendant des périodes comprises entre le 19 mai 2005 et le14 février 2006, pour les services de fret aérien sur des liaisons entre des aéroports situés dans des pays qui sont des parties contractantes à l’accord EEE mais non des États membres, et des pays tiers, la Commission estimant que, avant le 19 mai 2005, le règlement n° 1/2003 n’était pas encore applicable aux fins de la mise en œuvre de l’accord EEE en ce qui concerne ces services ;
– pendant des périodes comprises entre le 1er juin 2002 et le 14 février 2006, pour les services de fret aérien sur des liaisons entre des aéroports de l’Union et des aéroports situés en Suisse, la Commission estimant que, avant le 1er juin 2002, le règlement n° 3975/87 n’était pas encore intégré dans l’accord entre la Communauté européenne et la Confédération suisse sur le transport aérien.
22 Par des arrêts du 16 décembre 2015, le Tribunal de l’Union européenne a annulé, en raison d’un vice de procédure, la décision de 2010 en tant qu’elle concernait certaines des personnes morales ayant fait l’objet d’une amende.
23 La Commission a repris la procédure et, par la décision C(2017) 1742 final, du 17 mars 2017, relative à une procédure d’application de l’article 101 TFUE, de l’article 53 de l’accord EEE et de l’article 8 de l’accord entre la Communauté européenne et la Confédération suisse sur le transport aérien (affaire AT.39258 — Fret aérien) (ci-après la « décision de 2017 »), a infligé des amendes à 19 des 21 personnes morales mentionnées au point 21 du présent arrêt et au nombre desquelles figurent les défenderesses au principal.
24 SCC et Equilib, personnes morales établies aux Pays-Bas et créées dans le but d’obtenir, par voie judiciaire, la réparation des dommages résultant d’infractions au droit de la concurrence, ont introduit devant la juridiction de renvoi des recours tendant, en substance, à ce que celle-ci, d’une part, constate que les défenderesses au principal, en coordonnant, entre les années 1999 et 2006, leurs politiques tarifaires concernant les services de fret aérien, ont agi illégalement à l’égard des expéditeurs de marchandises qui ont acheté ces services et, d’autre part, condamne ces compagnies aériennes solidairement à la réparation intégrale, avec intérêts, du préjudice que ces expéditeurs auraient subi en raison de ce comportement, lesdits expéditeurs ayant en effet cédé leurs créances indemnitaires afférentes à ce préjudice à SCC et Equilib.
25 La juridiction de renvoi indique en substance que les affaires au principal soulèvent en particulier la question de savoir si elle est compétente pour appliquer l’interdiction prévue à l’article 81, paragraphe 1, CE aux comportements pratiqués par les défenderesses au principal avant le 1er mai 2004 sur les liaisons entre des aéroports situés dans l’Union et des aéroports situés en dehors de l’EEE, avant le 19 mai 2005 sur les liaisons entre des aéroports situés dans des pays qui sont des parties contractantes à l’accord EEE mais non des États membres, et des pays tiers, et avant le 1er juin 2002 sur les liaisons entre des aéroports de l’Union et des aéroports situés en Suisse.
26 Devant la juridiction de renvoi, SCC et Equilib soutiennent, à titre principal, que cette juridiction est compétente pour appliquer l’article 81 CE à ces comportements, au motif que, pendant toute la période de l’entente, cette disposition avait un effet horizontal direct. À titre subsidiaire, SCC et Equilib font valoir que, en tout état de cause, en vertu de l’article 6 du règlement n° 1/2003, la juridiction de renvoi est devenue, au moment de l’entrée en vigueur de ce règlement, compétente pour appliquer rétroactivement l’article 81 CE aux comportements en cause au principal.
27 Les défenderesses au principal, en substance, contestent la compétence de la juridiction de renvoi, en faisant valoir que l’article 81 CE n’avait pas d’effet direct au cours des périodes pendant lesquelles ont eu lieu les comportements contestés en cause au principal et qu’une décision préalable de la Commission ou d’une autorité nationale de concurrence, au sens des articles 84 et 85 CE, portant sur ces comportements fait défaut en l’espèce. Elles estiment que reconnaître un effet rétroactif à l’article 81 CE serait contraire au principe de sécurité juridique et ne pourrait pas être fondé sur le libellé, l’objectif ou l’économie du règlement n° 1/2003.
28 La juridiction de renvoi estime qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour que les interdictions prévues à l’article 81, paragraphe 1, et à l’article 82 CE se prêtent, par leur nature même, à produire des effets directs dans les relations entre particuliers et que ces dispositions engendrent donc directement des droits dans le chef des justiciables, que les juridictions nationales doivent sauvegarder, indépendamment de la mise en œuvre de ces dispositions par les autorités des États membres ou par la Commission.
29 Ainsi, la compétence des juridictions nationales pour appliquer l’article 81, paragraphe 1, et l’article 82 CE dans un litige entre particuliers découlerait de l’effet direct de ces dispositions. Cette compétence serait indépendante de la mise en œuvre administrative des règles de concurrence, telle que prévue aux articles 84 et 85 CE, et ne serait pas subordonnée à l’existence d’une décision préalable des autorités nationales de concurrence ou de la Commission portant sur l’accord ou la pratique en cause.
30 La compétence des juridictions nationales pour appliquer l’article 81 CE ne serait limitée que dans les situations dans lesquelles l’octroi d’une exemption au titre de l’article 81, paragraphe 3, CE est encore possible. Cette limitation serait nécessaire en raison du risque pour la sécurité juridique qu’impliquerait une décision de justice nationale constatant la nullité d’un accord qui pourrait, par la suite, faire l’objet d’une décision administrative, adoptée au titre de cette dernière disposition, qui constaterait que l’article 81, paragraphe 1, CE ne pouvait lui être appliqué.
31 Il s’ensuivrait qu’une juridiction nationale peut et doit examiner des accords ou des pratiques à l’aune de l’article 81 CE lorsque l’application de l’article 81, paragraphe 3, CE n’est plus en cause. Or, telle serait la situation en l’occurrence. En effet, il serait constant que les défenderesses au principal n’ont pas demandé, pendant que durait l’entente, l’application de l’article 81, paragraphe 3, CE aux autorités nationales de concurrence ou à la Commission et que ces compagnies ne peuvent plus le faire, le règlement n° 1/2003 ne prévoyant pas cette possibilité. Dans ces conditions, il n’existerait plus, s’agissant de ces comportements, un risque qu’une décision d’une juridiction nationale contredise une décision administrative.
32 La juridiction de renvoi estime, dès lors, qu’elle est compétente pour statuer, a posteriori, sur les comportements en cause au principal. En effet, de son point de vue, considérer le contraire aurait pour conséquence que plus aucune autorité ne pourrait porter une appréciation sur l’application de l’article 81 CE à ces comportements, ce qui récompenserait la « non-divulgation » de comportements similaires.
33 Toutefois, la juridiction de renvoi expose que, dans sa décision du 4 octobre 2017, ([2017] EWHC 2420 (Ch)), qui serait confirmée par la Court of Appeal (England and Wales) [Cour d’appel (Angleterre et pays de Galles), Royaume-Uni], la High Court of Justice (England & Wales), Chancery Division [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division de la Chancery, Royaume-Uni], statuant sur un recours visant à la réparation du préjudice résultant de l’entente en cause au principal, a considéré que, en l’absence d’une décision rendue par les autorités nationales compétentes ou par la Commission constatant une infraction, elle n’était pas compétente pour statuer sur le recours en ce qui concerne les comportements en cause au principal. La juridiction de renvoi considère que, dans cette situation, il est nécessaire, au vu de l’objectif d’assurer une application uniforme du droit de l’Union, de saisir la Cour à titre préjudiciel.
34 Dans ces circonstances, le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam, Pays-Bas) a décidé de surseoir à statuer et de soumettre à la Cour la question préjudicielle suivante :
« Le juge national est-il compétent, dans un litige opposant des parties lésées (en l’espèce, les expéditeurs, à savoir ceux qui achètent des services de fret aérien) à des compagnies aériennes, pour appliquer pleinement l’article 101 TFUE, ou du moins l’article 53 de l’accord EEE – soit en raison de l’effet direct de l’article 101 TFUE, ou du moins de l’article 53 de l’accord EEE, soit en vertu de (l’effet immédiat de) l’article 6 du règlement n° 1/2003 – aux accords/pratiques concertées des compagnies aériennes en ce qui concerne des services de fret sur des vols ayant été effectués, d’une part, avant le 1er mai 2004 sur des liaisons entre des aéroports situés à l’intérieur de l’[Union] et des aéroports situés en dehors de l’EEE et, d’autre part, avant le 19 mai 2005 sur des liaisons entre l’Islande, le Liechtenstein ou la Norvège et des aéroports situés en dehors de l’EEE, ainsi que sur des vols ayant été effectués avant le 1er juin 2002 entre des aéroports situés à l’intérieur de l’UE et la Suisse, et ce également au cours de la période durant laquelle le régime transitoire prévu aux articles 104 et 105 TFUE était en vigueur, ou bien le régime transitoire s’y oppose-t-il ? »
Sur la question préjudicielle
35 Par sa question, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si les articles 81, 84 et 85 CE ainsi que l’article 53 de l’accord EEE doivent être interprétés en ce sens qu’une juridiction nationale est compétente pour appliquer l’article 81 CE ou l’article 53 de l’accord EEE, dans un litige de droit privé relatif à une action en dommages et intérêts dont elle est saisie après l’entrée en vigueur du règlement n° 1/2003, aux comportements d’entreprises dans le secteur des transports aériens entre un État membre et un pays tiers autre que la Suisse qui ont eu lieu avant le 1er mai 2004, aux comportements d’entreprises dans le secteur des transports aériens entre un État membre et la Suisse qui ont eu lieu avant le 1er juin 2002 et aux comportements d’entreprises dans le secteur des transports aériens entre un pays de l’EEE qui n’est pas un État membre et un pays tiers qui ont eu lieu avant le 19 mai 2005, quand bien même aucune décision au titre de l’article 84 CE ou de l’article 85 CE n’aurait été adoptée respectivement par les autorités des États membres ou par la Commission en ce qui concerne ces comportements.
36 À cet égard, s’agissant, en premier lieu, de l’interprétation des dispositions du traité CE, il convient de rappeler que, selon l’article 87 du traité CEE (devenu article 83, paragraphe 1, CE), les règlements ou directives utiles en vue de l’application des principes figurant aux articles 81 et 82 CE sont établis par le Conseil, statuant sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen.
37 En vertu de cette compétence, le Conseil a, tout d’abord, adopté le règlement n° 17 puis a soustrait du champ d’application de ce règlement, par l’adoption du règlement n° 141, les restrictions de concurrence affectant directement le marché des services de transport (voir, en ce sens, arrêts du 24 octobre 2002, Aéroports de Paris/Commission, C 82/01 P, EU:C:2002:617, point 18, ainsi que du 1er février 2018, Deutsche Bahn e.a./Commission, C 264/16 P, non publié, EU:C:2018:60, points 25 à 29).
38 Ensuite, si le Conseil a établi, en adoptant les règlements nos 3975/87 et 3976/87, les modalités d’application des articles 85 et 86 du traité CEE (devenus articles 81 et 82 CE) aux activités concernant directement la prestation de services de transports aériens, ces règlements ne s’appliquaient qu’aux transports aériens entre aéroports de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 11 avril 1989, Saeed Flugreisen et Silver Line Reisebüro, 66/86, EU:C:1989:140, point 11).
39 Enfin, le Conseil a adopté, d’une part, le règlement n° 1/2003, dont l’article 43, lu en combinaison avec son article 45, a abrogé partiellement le règlement n° 17 et totalement le règlement n° 141 avec effet au 1er mai 2004, ainsi que, d’autre part, le règlement n° 411/2004, dont l’article 1er, lu en combinaison avec son article 4, a partiellement abrogé le règlement n° 3975/87 avec effet à cette même date et dont les articles 2 et 3, lus en combinaison avec son article 4, ont eu pour effet d’étendre le champ d’application, respectivement, du règlement n° 3976/87 et du règlement n° 1/2003 aux transports aériens entre les aéroports de l’Union et ceux des pays tiers avec effet à ladite date.
40 Il s’ensuit que, en ce qui concerne les restrictions de concurrence qui affectent directement le marché des services de transports aériens entre les aéroports de l’Union et ceux des pays tiers, les dispositions prises en application de l’article 83, paragraphe 1, CE ne sont entrées en vigueur que le 1er mai 2004.
41 Dès lors, en l’absence de telles dispositions, seuls les régimes de mise en œuvre des règles de concurrence prévus aux articles 84 et 85 CE étaient applicables à ces services avant cette date (voir, en ce sens, arrêts du 30 avril 1986, Asjes e.a., 209/84 à 213/84, EU:C:1986:188, point 52, ainsi que du 11 avril 1989, Saeed Flugreisen et Silver Line Reisebüro, 66/86, EU:C:1989:140, point 21).
42 En l’occurrence, pour autant que les comportements en cause au principal qui ont eu lieu entre l’année 1999 et le 1er mai 2004 portaient directement sur les services de transports aériens entre les aéroports de l’Union et des pays tiers et étaient susceptibles d’affecter le commerce entre États membres, au sens de l’article 81, paragraphe 1, CE, ce qu’il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier, ces comportements relevaient non pas des dispositions prises en application de l’article 83 CE mais des seuls régimes de mise en œuvre des règles de concurrence prévus aux articles 84 et 85 CE.
43 Il en va de même pour les comportements en cause au principal qui ont eu lieu entre l’année 1999 et la date d’entrée en vigueur de l’accord entre la Communauté européenne et la Confédération suisse sur le transport aérien, à savoir le 1er juin 2002, pour autant qu’ils portaient directement sur les services de transports aériens entre les aéroports de l’Union et ceux de la Suisse et étaient susceptibles d’affecter le commerce entre États membres, ce qu’il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier. En effet, ainsi qu’il ressort de la lecture combinée de l’article 1er, paragraphe 2, de cet accord et de son annexe, c’est après l’entrée en vigueur dudit accord à la date précitée que les aéroports situés sur le territoire suisse ont été considérés comme étant des « aéroports de l’[Union] », au sens de l’article 1er, paragraphe 2, du règlement n° 3975/87 et de l’article 1er du règlement n° 3976/87, et non plus comme des aéroports de pays tiers.
44 Les défenderesses au principal ont soutenu, tant dans leurs observations écrites présentées devant la Cour qu’à l’audience, en substance, que le secteur des transports aériens est resté exclu de l’application de l’article 81 CE jusqu’à l’entrée en vigueur du règlement n° 1/2003, le 1er mai 2004. Ces parties et la Commission ont fait également valoir que, sous l’empire des articles 84 et 85 CE, l’article 81, paragraphe 1, CE ne produisait, en tout état de cause, pas d’effet direct, dès lors que les juridictions nationales ne pouvaient pas appliquer cette dernière disposition en l’absence de décision des autorités nationales compétentes ou de la Commission constatant une infraction à ladite disposition. Ainsi, en prévoyant, à son article 6, que les juridictions nationales pouvaient désormais appliquer pleinement les articles 81 et 82 CE, le règlement n° 1/2003 aurait établi un nouveau régime de droit matériel, lequel ne pourrait être appliqué de manière rétroactive à des comportements qui, tels que ceux en cause au principal, ont eu lieu avant l’entrée en vigueur de ce règlement et sous l’empire des articles 84 et 85 CE.
45 À cet égard, il importe de rappeler, premièrement, que la Cour a déjà dit pour droit que les transports aériens ont, au même titre que les autres modes de transport, été soumis aux règles générales des traités, y compris celles en matière de concurrence, dès l’entrée en vigueur de ceux-ci (voir, en ce sens, arrêt du 30 avril 1986, Asjes e.a., 209/84 à 213/84, EU:C:1986:188, points 35 à 45).
46 Par ailleurs, ainsi que l’a relevé en substance M. l’avocat général aux points 72 à 77 de ses conclusions, le Conseil n’a pas fait usage de sa compétence résultant de l’article 83, paragraphe 2, sous c), CE pour limiter le champ d’application matériel de l’article 81 CE dans le secteur des transports aériens.
47 Deuxièmement, il convient de souligner que, selon une jurisprudence bien établie, de même qu’il crée des charges dans le chef des particuliers, le droit de l’Union est aussi destiné à engendrer des droits qui entrent dans leur patrimoine juridique. Ces droits naissent non seulement lorsqu’une attribution explicite en est faite par les traités, mais aussi en raison d’obligations que ceux-ci imposent d’une manière bien définie tant aux particuliers qu’aux États membres et aux institutions de l’Union (arrêts du 20 septembre 2001, Courage et Crehan, C 453/99, EU:C:2001:465, point 19, ainsi que du 6 juin 2013, Donau Chemie e.a., C 536/11, EU:C:2013:366, point 20).
48 Dans ce contexte, la Cour a déjà dit pour droit que l’article 81, paragraphe 1, CE produit des effets directs dans les relations entre les particuliers et engendre des droits dans le chef des justiciables, que les juridictions nationales doivent sauvegarder (voir, en ce sens, arrêts du 12 décembre 2019, Otis Gesellschaft e.a., C 435/18, EU:C:2019:1069, point 21 et jurisprudence citée, ainsi que du 6 octobre 2021, Sumal, C 882/19, EU:C:2021:800, point 32 et jurisprudence citée).
49 En effet, toute personne est en droit de se prévaloir en justice de la violation de l’article 81, paragraphe 1, CE et, partant, de faire valoir la nullité d’une entente ou d’une pratique interdite par cette disposition, prévue à l’article 81, paragraphe 2, CE (voir, en ce sens, arrêt du 13 juillet 2006, Manfredi e.a., C 295/04 à C 298/04, EU:C:2006:461, point 59), ainsi que de demander réparation du préjudice subi lorsqu’il existe un lien de causalité entre ledit préjudice et cette entente ou cette pratique (arrêt du 12 décembre 2019, Otis Gesellschaft e.a., C 435/18, EU:C:2019:1069, point 23 ainsi que jurisprudence citée).
50 Par ailleurs, s’agissant, en particulier, des actions en dommages et intérêts pour violation des règles de concurrence de l’Union introduites devant les juridictions nationales, la Cour a jugé que ces actions assurent la pleine efficacité de l’article 81 CE, notamment, l’effet utile de l’interdiction énoncée au paragraphe 1 de celui-ci, et renforcent ainsi le caractère opérationnel des règles de concurrence de l’Union, dès lors qu’elles sont de nature à décourager les accords ou les pratiques, souvent dissimulés, susceptibles de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence (voir, en ce sens, arrêts du 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a., C 724/17, EU:C:2019:204, points 25, 43 et 44 ; du 12 décembre 2019, Otis Gesellschaft e.a., C 435/18, EU:C:2019:1069, points 22, 24 et 26, ainsi que du 6 octobre 2021, Sumal, C 882/19, EU:C:2021:800, point 33 et 35).
51 Ainsi, les juridictions nationales sont compétentes pour appliquer l’article 81 CE notamment dans des litiges de droit privé, cette compétence dérivant de l’effet direct de cet article (voir, en ce sens, arrêt du 30 janvier 1974, BRT et Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs, 127/73, EU:C:1974:6, point 15).
52 En effet, ainsi qu’il découle d’une jurisprudence constante, il incombe aux juridictions nationales, chargées d’appliquer, dans le cadre de leurs compétences, les dispositions du droit de l’Union, d’assurer non seulement le plein effet de ces normes, mais également de protéger les droits qu’elles confèrent aux particuliers (arrêt du 6 juin 2013, Donau Chemie e.a., C 536/11, EU:C:2013:366, point 22 ainsi que jurisprudence citée). C’est à ces juridictions qu’est confié le soin d’assurer la protection juridique découlant, pour les justiciables, de l’effet direct des dispositions du droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 16 décembre 1976, Rewe-Zentralfinanz et Rewe-Zentral, 33/76, EU:C:1976:188, point 5).
53 Troisièmement, il importe de souligner que, ainsi que l’a relevé en substance M. l’avocat général aux points 43 et 44 de ses conclusions, la compétence des juridictions nationales visée au point 51 du présent arrêt n’est pas affectée par l’application des articles 84 et 85 CE dès lors qu’aucune de ces deux dispositions, lesquelles concernent la mise en œuvre administrative des règles de concurrence de l’Union respectivement par les autorités des États membres et par la Commission, ne limite l’application de l’article 81 CE par les juridictions nationales, notamment dans les litiges de droit privé.
54 Il résulte des considérations exposées aux points 45 à 53 du présent arrêt qu’il ne saurait être considéré que, en prévoyant, à son article 6, que les juridictions nationales sont compétentes pour appliquer les articles 81 et 82 CE, le règlement n° 1/2003 a institué un nouveau régime de droit matériel applicable aux secteurs de l’économie dans lesquels il n’existait pas, avant l’entrée en vigueur de ce règlement, de dispositions adoptées en application de l’article 83 CE. Ledit article 6 ne constitue, en effet, qu’un rappel de la compétence dont ces juridictions disposent en vertu de l’effet direct des articles 81 et 82 CE.
55 Cela étant, il convient de préciser que l’exercice de la compétence ainsi conférée aux juridictions nationales peut être limité, notamment, par le principe de sécurité juridique, en particulier par la nécessité d’éviter que ces juridictions et les entités chargées de la mise en œuvre administrative des règles de concurrence de l’Union rendent des décisions contradictoires, ainsi que par la nécessité de préserver les compétences décisionnelles ou législatives des institutions de l’Union chargées de la mise en œuvre de ces règles, notamment de l’article 81, paragraphe 3, CE, et d’assurer l’effet obligatoire de leurs actes.
56 C’est au regard de telles considérations que la Cour a jugé, notamment, que les juridictions nationales, lorsqu’elles se prononcent sur des accords ou pratiques qui peuvent encore faire l’objet d’une décision de la Commission, doivent éviter de prendre des décisions qui vont à l’encontre d’une décision envisagée par la Commission pour l’application de l’article 81, paragraphe 1, CE, de l’article 82 CE ainsi que de l’article 81, paragraphe 3, CE (voir, en ce sens, arrêts du 28 février 1991, Delimitis, C 234/89, EU:C:1991:91, point 47, ainsi que du 14 décembre 2000, Masterfoods et HB, C 344/98, EU:C:2000:689, point 51), et que, a fortiori, lorsqu’elles se prononcent sur des accords ou pratiques qui font déjà l’objet d’une décision de la Commission, elles ne peuvent pas prendre des décisions allant à l’encontre de celle-ci (arrêt du 14 décembre 2000, Masterfoods et HB, C 344/98, EU:C:2000:689, point 52).
57 Cette jurisprudence se trouve, d’ailleurs, à présent codifiée à l’article 16, paragraphe 1, du règlement n° 1/2003 (voir, en ce sens, arrêts du 6 novembre 2012, Otis e.a., C 199/11, EU:C:2012:684 point 50, ainsi que du 9 décembre 2020, Groupe Canal +/Commission, C 132/19 P, EU:C:2020:1007, point 112).
58 Toutefois, la Commission ayant en substance considéré tant dans sa décision de 2010 que dans celle de 2017 qu’elle n’était pas compétente pour appliquer l’article 81, paragraphe 1, CE aux comportements en cause au principal, les défenderesses au principal ne sauraient se prévaloir de l’existence d’un risque que la juridiction de renvoi prenne, en l’occurrence, une décision qui irait à l’encontre d’une décision adoptée par la Commission ou envisagée dans une procédure intentée par celle-ci, au sens de l’article 16, paragraphe 1, du règlement n° 1/2003.
59 Les considérations rappelées au point 55 du présent arrêt ont également conduit la Cour à limiter la possibilité pour les juridictions nationales de constater la nullité de plein droit, au titre de l’article 81, paragraphe 2, CE, de certains accords et décisions dans une situation dans laquelle ces accords et décisions existaient avant l’entrée en vigueur des dispositions visées à l’article 83, paragraphe 1, CE qui leur sont devenues applicables par la suite.
60 En effet, la Cour a jugé que les accords qui existaient avant l’entrée en vigueur du règlement n° 17 et qui ont été notifiés à la Commission conformément aux dispositions de ce règlement bénéficiaient d’une validité provisoire impliquant que les juridictions nationales ne pouvaient, en l’absence d’une décision de la Commission ou des autorités des États membres prise conformément aux dispositions dudit règlement, constater la nullité de plein droit, au titre de l’article 81, paragraphe 2, CE, de ces accords (voir, en ce sens, arrêts du 6 avril 1962, de Geus, 13/61, EU:C:1962:11, p. 105 ; du 6 février 1973, Brasserie de Haecht, 48/72, EU:C:1973:11, points 8 et 9 ; du 10 juillet 1980, Lancôme et Cosparfrance Nederland, 99/79, EU:C:1980:193, point 16, ainsi que du 28 février 1991, Delimitis, C 234/89, EU:C:1991:91, point 48).
61 Il importe de souligner que cette validité provisoire était rendue nécessaire par le fait que l’article 5, paragraphe 1, et l’article 6, paragraphe 2, du règlement n° 17, lus conjointement, prévoyaient la possibilité pour la Commission de déclarer rétroactivement l’article 85, paragraphe 1, du traité CEE (devenu article 81, paragraphe 1, CE) inapplicable auxdits accords, en vertu de l’article 85, paragraphe 3, du traité CEE (devenu article 81, paragraphe 3, CE), et qu’il aurait été contraire au principe général de la sécurité juridique de frapper de nullité de plein droit ces mêmes accords avant même qu’il ait été possible de savoir si l’article 85 du traité CEE leur était applicable ou non (voir, en ce sens, arrêt du 6 avril 1962, de Geus, 13/61, EU:C:1962:11, p. 104).
62 Toutefois, en l’occurrence, des considérations telles que celles visées au point 55 du présent arrêt ne requièrent pas de limiter, de manière analogue à la jurisprudence visée au point 60 de cet arrêt, la possibilité pour les juridictions nationales d’appliquer l’article 81 CE aux comportements des entreprises qui, tels que ceux en cause au principal, ont eu lieu avant l’entrée en vigueur du règlement n° 1/2003 et sous l’empire des articles 84 et 85 CE, sans préjudice, le cas échant, des règles de prescription applicables.
63 En effet, le règlement n° 1/2003, qui est devenu applicable au secteur dans lequel les comportements en cause au principal ont eu lieu, ne comporte pas de disposition qui permettrait une approbation rétroactive des accords ou pratiques existant avant l’entrée en vigueur de ce règlement. Au demeurant, l’article 34, paragraphe 1, de celui-ci prévoit que les notifications d’accords faites à la Commission, en application notamment du règlement n° 17, sont caduques à compter du 1er mai 2004. Il ressort de la décision de renvoi que les défenderesses au principal n’avaient, en tout état de cause, pas effectué de notification portant sur les comportements en cause au principal.
64 Les considérations rappelées au point 55 du présent arrêt ont, en outre, amené la Cour à limiter la possibilité pour les juridictions nationales de prononcer la nullité de certains accords avant l’entrée en vigueur des dispositions visées à l’article 83, paragraphe 1, CE qui devaient leur devenir applicables. Ainsi, dans les arrêts du 30 avril 1986, Asjes e.a. (209/84 à 213/84, EU:C:1986:188, point 68), et du 11 avril 1989, Saeed Flugreisen et Silver Line Reisebüro (66/86, EU:C:1989:140, point 20), auxquels se réfèrent les défenderesses au principal et la Commission, la Cour a jugé, en substance que, jusqu’à l’entrée en vigueur de la réglementation visée à l’article 83, paragraphe 1, CE, les juridictions nationales ne pouvaient pas constater de leur propre chef l’incompatibilité d’un accord ou d’une pratique avec l’article 81, paragraphe 1, CE et ne pouvaient prononcer la nullité de plein droit, au titre de l’article 81, paragraphe 2, CE, qu’à l’égard des accords et des pratiques considérés par les autorités des États membres, sur la base de l’article 84 CE, comme tombant sous le coup de l’article 81, paragraphe 1, CE et non susceptibles d’un relèvement d’interdiction au sens de l’article 81, paragraphe 3, CE, ou au regard desquels la Commission avait procédé à la constatation d’infraction prévue à l’article 85, paragraphe 2, CE.
65 Toutefois, il ressort des points 20 et 32 de l’arrêt du 11 avril 1989, Saeed Flugreisen et Silver Line Reisebüro (66/86, EU:C:1989:140), que cette limitation de la possibilité pour les juridictions nationales d’appliquer l’article 81 CE trouvait sa seule justification dans le besoin de préserver le pouvoir des institutions qui devaient être déclarées compétentes, en vertu des règles d’application destinées à être adoptées sur la base de l’article 83 CE, pour élaborer la politique de la concurrence en octroyant ou en refusant d’octroyer des exemptions au titre de l’article 81, paragraphe 3, CE. En effet, le législateur de l’Union n’ayant, à la date du prononcé de cet arrêt, pas encore exercé la compétence dont il disposait en vertu de l’article 83 CE et de l’article 85, paragraphe 3, CE à l’égard du secteur des services de transports aériens entre les aéroports de l’Union et ceux des pays tiers, l’adoption d’un régime de déclaration rétroactive de l’inapplicabilité de l’article 81, paragraphe 1, CE à certains accords, en vertu de l’article 81, paragraphe 3, CE, semblable à celui instauré par le règlement n° 17, ne pouvait être exclue.
66 Or, à la différence de la jurisprudence visée au point 64 du présent arrêt, qui porte sur la possibilité pour les juridictions nationales de prononcer la nullité de certains accords avant l’entrée en vigueur des dispositions visées à l’article 83, paragraphe 1, CE qui devaient leur devenir applicables, les affaires au principal portent, ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi, sur l’examen, après l’entrée en vigueur du règlement n° 1/2003, de la compatibilité avec l’article 81, paragraphe 1, CE de comportements ayant eu lieu avant l’entrée en vigueur de ce règlement et sous l’empire des articles 84 et 85 CE. Ainsi, au moment de l’introduction des recours en cause au principal, le législateur de l’Union avait, par l’adoption dudit règlement et du règlement n° 411/2004, déjà exercé sa compétence visée au point 65 du présent arrêt à l’égard du secteur des services de transports aériens entre les aéroports de l’Union et ceux des pays tiers, de sorte qu’il ne saurait être justifié de limiter la possibilité pour la juridiction de renvoi d’appliquer l’article 81, paragraphe 1, CE aux comportements en cause au principal.
67 Dans ces conditions, la circonstance, évoquée par la juridiction de renvoi, selon laquelle aucune décision au titre des articles 84 ou 85 CE n’a été adoptée en ce qui concerne ces comportements ne fait pas obstacle à ce que cette juridiction puisse appliquer l’article 81 CE auxdits comportements afin d’apprécier l’existence d’une infraction à ce dernier article et, le cas échéant, ordonner la réparation du préjudice qui en découle.
68 S’agissant, en second lieu, de l’interprétation de l’article 53 de l’accord EEE, il convient de rappeler que cet article interdit, dans les mêmes termes que ceux de l’article 81 CE, les accords entre entreprises, les décisions d’associations d’entreprises et les pratiques concertées qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre les parties contractantes à cet accord et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur de l’EEE.
69 Il importe de souligner, en outre, que l’accord EEE fait partie intégrante du droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 2 avril 2020, Ruska Federacija, C 897/19 PPU, EU:C:2020:262, point 49).
70 Cet accord réaffirme les relations privilégiées, fondées sur leur proximité, leurs valeurs communes de longue date et leur identité européenne, qui lient l’Union, ses États membres et les États de l’Association européenne de libre-échange (AELE). C’est à la lumière de ces relations privilégiées qu’il convient de comprendre l’un des principaux objectifs de l’accord EEE, à savoir celui d’étendre le marché intérieur réalisé sur le territoire de l’Union aux États de l’AELE. Dans cette perspective, plusieurs stipulations de cet accord visent à garantir une interprétation aussi uniforme que possible de celui-ci sur l’ensemble de l’EEE. Il appartient à la Cour, dans ce cadre, de veiller à ce que les règles de l’accord EEE identiques en substance à celles du traité FUE soient interprétées de manière uniforme à l’intérieur des États membres (voir en ce sens, arrêt du 2 avril 2020, Ruska Federacija, C 897/19 PPU, EU:C:2020:262, point 50 et jurisprudence citée).
71 Il s’ensuit que, l’article 53 de l’accord EEE étant en substance identique à l’article 81 CE, il doit être interprété de la même manière que celui-ci.
72 Par ailleurs, le règlement n° 1/2003 et le règlement n° 411/2004 sont devenus applicables dans le cadre de l’accord EEE à la suite de l’entrée en vigueur, le 19 mai 2005, de la décision n° 130/2004 du Comité mixte de l’EEE, du 24 septembre 2004, modifiant l’annexe XIV (Concurrence), le protocole 21 (concernant la mise en œuvre des règles de concurrence applicables aux entreprises) et le protocole 23 (concernant la coopération entre les autorités de surveillance) de l’accord EEE (JO 2005, L 64, p. 57), et de la décision n° 40/2005 du Comité mixte de l’EEE, du 11 mars 2005, modifiant l’annexe XIII (Transports) et le protocole 21 (concernant la mise en œuvre des règles de concurrence applicables aux entreprises) de l’accord EEE (JO 2005, L 198, p. 38).
73 Dans ces conditions, dans la mesure où les comportements en cause au principal sont susceptibles d’affecter le commerce entre les parties contractantes à l’accord EEE, ce qu’il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier, les considérations exposées aux points 47 à 67 du présent arrêt s’appliquent mutatis mutandis à l’interprétation de l’article 53 de cet accord dans les affaires au principal.
74 À cet égard, ainsi que l’ont fait observer, en substance, le gouvernement norvégien et l’Autorité de surveillance AELE, et comme l’a relevé M. l’avocat général au point 88 de ses conclusions, l’absence d’une disposition équivalente à l’article 84 CE dans l’accord EEE n’est pas susceptible de remettre en cause cette conclusion, dès lors que, comme il a été précisé au point 53 du présent arrêt, cette disposition n’affecte pas la compétence dont disposent les juridictions nationales en vertu de l’effet direct de l’article 81 CE.
75 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que les articles 81, 84 et 85 CE ainsi que l’article 53 de l’accord EEE doivent être interprétés en ce sens qu’une juridiction nationale est compétente pour appliquer l’article 81 CE et l’article 53 de l’accord EEE, dans un litige de droit privé relatif à une action en dommages et intérêts dont elle est saisie après l’entrée en vigueur du règlement n° 1/2003, aux comportements d’entreprises dans le secteur des transports aériens entre un État membre et un pays tiers autre que la Suisse qui ont eu lieu avant le 1er mai 2004, aux comportements d’entreprises dans le secteur des transports aériens entre un État membre et la Suisse qui ont eu lieu avant le 1er juin 2002 et aux comportements d’entreprises dans le secteur des transports aériens entre un pays de l’EEE qui n’est pas un État membre et un pays tiers qui ont eu lieu avant le 19 mai 2005, quand bien même aucune décision au titre de l’article 84 CE ou de l’article 85 CE n’aurait été adoptée en ce qui concerne ces comportements, pour autant que lesdits comportements étaient susceptibles d’affecter respectivement le commerce entre États membres et le commerce entre les parties contractantes à l’accord EEE.
Sur les dépens
76 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit :
Les articles 81, 84 et 85 CE ainsi que l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen, du 2 mai 1992, doivent être interprétés en ce sens qu’une juridiction nationale est compétente pour appliquer l’article 81 CE et l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen dans un litige de droit privé relatif à une action en dommages et intérêts dont elle est saisie après l’entrée en vigueur du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 [CE], aux comportements d’entreprises dans le secteur des transports aériens entre un État membre et un pays tiers autre que la Suisse qui ont eu lieu avant le 1er mai 2004, aux comportements d’entreprises dans le secteur des transports aériens entre un État membre et la Suisse qui ont eu lieu avant le 1er juin 2002 et aux comportements d’entreprises dans le secteur des transports aériens entre un pays de l’Espace économique européen qui n’est pas un État membre et un pays tiers qui ont eu lieu avant le 19 mai 2005, quand bien même aucune décision au titre de l’article 84 CE ou de l’article 85 CE n’aurait été adoptée en ce qui concerne ces comportements, pour autant que lesdits comportements étaient susceptibles d’affecter respectivement le commerce entre États membres et le commerce entre les parties contractantes à l’accord sur l’Espace économique européen.