CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 17 novembre 2021, n° 20/05070
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Entreprise Générale du Bâtiment TP (SARL)
Défendeur :
Icade (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
Mme Depelley, Mme Lignières
La société Entreprise générale du bâtiment T.P (ci-après la société "EGBTP") a pour activité la maçonnerie générale, le terrassement et les travaux de reprise en sous-oeuvre.
La société ANF Immobilier (ci-après "la société ANF"), aux droits de laquelle est venue la société Icade le 29 juin 2018, était une société anonyme cotée sur le second marché ayant pour objet l'acquisition et la prise à bail d'immeubles, la construction d'immeubles, le financement des acquisitions et la gestion immobilière.
La société EGBTP réalisait des travaux pour la société Immobilière marseillaise depuis 1992 qui a vendu son patrimoine foncier à la société ANF en 2005. La société EGBTP a travaillé pour la société ANF de 2006 à 2017, date à laquelle la société ANF a cédé son patrimoine immobilier marseillais et a cessé de faire appel à la société EGBTP.
Estimant avoir été victime d'une rupture brutale de la relation commerciale, par acte du 25 avril 2018, la société EGBTP a assigné la société ANF Immobilier, devenue la société Icade, devant le tribunal de commerce de Marseille, qui par jugement du 17 décembre 2019, a :
- reçu la Société ICADE S.A. venant aux droits de la Société ANF S.A., en son intervention volontaire,
- écarté des débats, les prétentions et moyens communiqués en cours de délibéré par les parties au tribunal et ce, sans motif légitime;
- condamné la Société ICADE S.A. venant aux droits de la Société ANF S.A. à payer à la Société ENTREPRISE GENERALE DU BATIMENT T.P. S.A.R.L. la somme de 566.704 € (cinq cent soixante-six mille sept cent quatre Euros) à titre de dommages-intérêts pour rupture brutale des relations commerciale et celle de 2.000 € (deux mille Euros) au titre des dispositions de l'article 700 du Code de Procédure Civile ;
- débouté la Société ENTREPRISE GENERALE DU BATIMENT T.P. S.A.R.L. de l'ensemble de ses autres demandes d'indemnisation;
- condamné la Société ICADE S.A. venant aux droits de la Société ANF S.A. aux dépens toutes taxes comprises de la présente instance tels qu'énoncés par l'article 695 du Code de Procédure Civile, étant précisé que les droits, taxes et émoluments perçus par le secrétariat-greffe de la présente juridiction sont liquidés à la somme de 74,18 € (soixante-quatorze Euros dix-huit Centimes TTC) ;
- ordonné pour le tout, l'exécution provisoire;
- rejeté pour le surplus toutes autres demandes, fins et conclusions contraires aux dispositions du présent jugement,
La société EGBTP a interjeté appel le 11 mars 2020 de ce jugement.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 6 septembre 2021, la société EGBTP demande à la Cour :
Vu l'article L. 442-6., I-5° du Code de Commerce,
Vu les articles 1103 et suivants, 1231 et suivants, 1241 et suivants du code civil,
Vu l'article D. 442-3 du Code de Commerce,
Vu les pièces versées aux débats,
Vu le jugement du Tribunal de Commerce de Marseille du 17 décembre 2019,
Juger recevable l'appel interjeté par la société EGBTP
Confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a retenu l'existence de la rupture brutale des relations commerciales établies entre la société EGBTP et la société ICADE, venant aux droits de la société ANF
Infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a :
- fixé la durée des relations commerciales de 2006 à 2017, alors que celles-ci ont débuté en 1992,
- écarté l'existence d'une rupture partielle des relations commerciales en 2015,
- jugé que la société EGBTP ne démontrait pas sa situation de dépendance économique à l'égard de son cocontractant
- exclu le caractère vexatoire de la rupture de la relation commerciale établie
- fixé la durée du préavis applicable à huit mois
- fixé le montant de la marge brute mensuelle moyenne de référence pour le calcul du préjudice subi à la somme de 70 838.00
- fixé le préjudice subi par la société EGBTP à la somme de 566 704.00 €,
- débouté la société EGBTP de sa demande d'indemnisation au titre de sa perte de chance de réaliser les travaux prévus aux devis, à hauteur de 932 777.42,
- fixé le montant de l'indemnité due au titre de l'article 700 du code de procédure civile à la somme de 2 000.00,
Statuant à nouveau, accueillir les prétentions de la société EGBTP, ainsi :
Juger que la société ICADE, venant aux droits de la société ANF a volontairement poursuivi une relation commerciale établie avec la société EGBTP depuis 1992, jusqu'en 2017
Juger que la société ICADE, venant aux droits de la société ANF a rompu cette relation commerciale, partiellement en 2015, puis totalement en 2017, sans adresser un préavis écrit à la société EGBTP.
Juger que la société ICADE, venant aux droits de la société ANF a brutalement rompu la relation commerciale qu'elle avait établie avec la société EGBTP.
Juger qu'au regard de l'ancienneté des relations commerciales, de la dépendance économique et du caractère vexatoire et/ou déloyal de la rupture, la durée du préavis applicable en l'espèce ne saurait être inférieure à dix-huit mois,
Juger que la marge brute mensuelle moyenne réalisée par la société EGBTP pour le compte de la société ICADE, venant aux droits de la société ANF s'élevait à un montant de 175 985.00 €,
Condamner en conséquence la société ICADE, venant aux droits de la société ANF au paiement d'une somme de 3 167 244.00 € au profit de la société EGBTP au titre de légitimes dommages intérêts, soit 2 600 540.00 € après déduction de la somme allouée en première instance,
Juger que la société EGBTP a perdu une chance de réaliser les travaux visés aux devis établis à la demande de la société ICADE, venant aux droits de la société ANF pour un montant de 1 659 746.30 €,
Condamner en conséquence la société ICADE, venant aux droits de la société ANF au paiement d'une somme de 932 777.42 € au profit de la société EGBTP au titre de légitimes dommages intérêts,
Condamner la société ICADE, venant aux droits de la société ANF au paiement d'une somme de 20 000,00 € en application de l'article 700 du Code de Procédure Civile.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 6 septembre 2021, la société Icade, venant aux droits de la société ANF Immobilier, demande à la Cour de :
Vu l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce,
Vu les articles 1103 et suivants, 1223 et suivants, et 1231 et suivants du Code civil,
Vu les pièces versées au débat,
Vu le jugement du Tribunal de commerce de Marseille du 17 décembre 2019,
Confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
En conséquence,
Débouter la société ENTREPRISE GENERALE DU BATIMENT TP de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
Condamner la société ENTREPRISE GENERALE DU BATIMENT TP à payer à la société ICADE, venant aux droits de la société ANF IMMOBILIER, la somme de 30.000 € sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
Condamner la société ENTREPRISE GENERALE DU BATIMENT TP aux entiers dépens de la procédure.
La cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
SUR CE, LA COUR
Sur la demande de dommages-intérêts au titre de la rupture brutale de la relation commerciale
L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa version antérieure à l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige, dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
* sur la durée des relations commerciales établies
Les parties ne contestent pas avoir noué entre elles une relation commerciale établie, mais s'opposent sur sa durée.
La société EGBTP soutient qu'elle a exercé une activité depuis 1992 avec la société Immobilière Marseillaise à laquelle a succédé la société ANF en 2005 et pour laquelle elle a sans discontinuité exercé la même activité de service, établissant ainsi plus de 25 années de relation commerciale établie.
Comme le souligne à juste titre la société Icade, d'une part la société ANF n'est pas venue aux droits de la société Immobilière Marseillaise mais a acquis une partie de son patrimoine immobilier, et d'autre part la société EGBTP ne produit aucun élément comptable permettant d'apprécier le flux d'affaires antérieurement à 2006 avec la société Immobilière Marseillaise. Les attestations versées aux débats par la société EGBTP font état d'une activité avec cette dernière qui a pu se poursuivre sur le patrimoine immobilier acquis par la société ANF, mais sont insuffisantes pour apprécier la teneur des relations et la volonté de poursuite dans les mêmes conditions de la société ANF.
Le jugement sera confirmé en ce qu'il a retenu l'existence d'une relation commerciale établie entre les parties de 2006 à 2017.
* sur l'existence d'une rupture partielle de la relation commerciale en 2015
Par des motifs exacts et pertinents, non utilement contredits par la société EGBTP à l'appui de son appel et que la Cour adopte, le tribunal a retenu que compte tenu de la nature de l'activité et de la relation commerciale entre les parties, les variations du flux d'affaires entre les parties même sensibles courant 2015 ne constituaient pas une modification substantielle et unilatérale de cette relation en 2015 pouvant s'analyser en une rupture partielle.
Le jugement sera confirmé sur ce point.
* sur la rupture de la relation commerciale en 2017
A hauteur d'appel, il n'est pas contesté par les parties que la société ANF a rompu totalement la relation commerciale établie en 2017, sans notification ni préavis, et a engagé de ce fait sa responsabilité sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° dans sa version applicable au litige.
* sur l'évaluation du préjudice
Seul est indemnisable le préjudice résultant de la brutalité de la rupture et non de la rupture elle-même.
Le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.
La société EGBTP fait valoir que compte tenu de l'ancienneté de la relation commerciale, de sa dépendance économique envers son ancien partenaire ayant une envergure économique locale et de la déloyauté de la rupture, la durée du préavis doit être fixée à 18 mois.
Il est constant que la relation commerciale était ancienne (11 ans), et que le flux d'affaires réalisé avec la société ANF représentait presque les deux tiers du chiffre d'affaires global de la société EGBTP (pièces n° 7, 8, 9, 10). Toutefois, comme l'a relevé de manière pertinente le tribunal, la société EGBTP n'avait ni contrat cadre, ni exclusivité et ne justifie pas de difficultés particulières pour se réorganiser dans un bassin d'habitat comme celui d'Aix-Marseille où la clientèle potentielle pour de l'activité de rénovation est importante.
Dès lors le délai de 8 mois fixé par le tribunal est nécessaire et suffisant.
Le préjudice doit en principe être évalué sur la base de la perte de marge sur coûts variables pendant la période d'insuffisance de préavis, mais les parties ne discutent que sur le taux de marge brute.
En l'état des éléments fournis à la Cour et pour tenir compte du caractère variable du flux d'affaires entre les parties lié à la nature de l'activité, la moyenne de la marge brute mensuelle sera calculée sur quatre années précédant la rupture, soit :
- 2017 : marge brute moyenne mensuelle de 34 161 euros
- 2016 : marge brute moyenne mensuelle de 49 849 euros
- 2015 : marge brute moyenne mensuelle de 128 504 euros
- 2014 : marge brute moyenne mensuelle de 274 383 euros
soit une marge brute mensuelle moyenne sur ces 4 années de 121 724 euros
La perte de marge pendant la période d'insuffisance de préavis est donc de 973 792 euros (121 724 € x 8)
Le jugement sera infirmé sur le quantum du préjudice, et la société Icade venant aux droits de la société ANF sera condamnée à verser à la société EGBTP la somme de 973 792 euros.
Sur la demande indemnitaire relative à la perte de chance
La société EGBTP fait valoir que la société ANF, alors que la cession de ses actifs était en cours, a continué de commander des devis. Sur le fondement de l'article 1241 du code civil, elle réclame le paiement de la somme de 932 777,42 euros au titre de la perte de chance de ne pas avoir exécuté les devis établis pour 1 659 746,30 euros HT entre octobre 2016 et août 2017.
Comme le soutient la société Icade à juste titre, le fait de ne pas donner suite à un devis ne peut s'analyser en une faute contractuelle. La société EGBTP ne justifie pas d'un préjudice autre que celui réparé au titre de la brutalité de la rupture.
Le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté la société EGBTP de sa demande d'indemnisation au titre d'une perte de chance.
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile en appel
La société Icade, succombant partiellement, sera condamnée aux dépens d'appel.
En application de l'article 700 du code de procédure civile, la société Icade sera déboutée de sa demande et condamnée à verser à la société EGBTP la somme de 10 000 euros.
PAR CES MOTIFS
Statuant dans les limites de l'appel,
CONFIRME le jugement sauf sur le quantum des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par la société ENTREPRISE GENERALE DU BATIMENT T. P (EGBTP) du fait de la rupture brutale de la relation commerciale,
Statuant à nouveau du chef infirmé :
CONDAMNE la société Icade, venant aux droits de la société ANF Immobilier, à payer à la société ENTREPRISE GENERALE DU BATIMENT T. P (EGBTP) la somme de 973 792 euros à titre de dommages-intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale,
Y ajoutant,
CONDAMNE la société Icade aux dépens d'appel,
CONDAMNE la société Icade à payer à la société ENTREPRISE GENERALE DU BATIMENT T. P (EGBTP) la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
REJETTE toute autre demande.