ADLC, 9 décembre 2021, n° 21-D-28
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
Décision
relative à la mise en oeuvre du V de l’article L. 464-2 du code de commerce concernant l’obstruction par la société Mayotte Channel Gateway SAS à l’investigation des services de l’Autorité
L’Autorité de la concurrence (commission permanente),
Vu le dossier enregistré sous le numéro 21/0042 F relatif à une procédure d’obstruction ouverte dans le cadre de l’enquête sur des pratiques relevées dans le secteur du transport maritime à Mayotte enregistrée sous le 18/0104 E ;
Vu le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, et notamment ses articles 101 et 102 ;
Vu le règlement (CE) n° 1/2003 ;
Vu le livre IV du code de commerce et notamment ses articles L. 420-1, L. 420-2 et L. 464-2 ;
Vu les observations présentées par les sociétés Mayotte Channel Gateway SAS et Société Nel Import Export et le commissaire du Gouvernement ;
Vu les autres pièces du dossier ;
La rapporteure, la rapporteure générale adjointe, le représentant des sociétés Mayotte Channel Gateway SAS et Société Nel Import Export entendus lors de la séance de l’Autorité de la concurrence du 19 octobre 2021, le commissaire du Gouvernement ayant été régulièrement convoqué ;
Adopte la décision suivante :
Résumé1
Aux termes de la présente décision, l’Autorité de la concurrence (ci-après « l’Autorité ») inflige solidairement une sanction de 100 000 euros à la société Mayotte Channel Gateway SAS (ci-après « MCG ») et à la Société Nel Import Export (dénommés ensemble le « groupe Nel »), sur le fondement des dispositions du V de l’article L. 464-2 du code de commerce, pour avoir fait obstruction à l’investigation de l’Autorité concernant des pratiques mises en oeuvre sur le port de Longoni, situé à Mayotte.
En s’abstenant, de manière délibérée et répétée, de répondre à la demande d’informations envoyée par l’Autorité le 14 décembre 2020, la société MCG a fait obstruction à une mesure d’investigation des services d’instruction. L’Autorité a également considéré que cette pratique était imputable à la société mère de MCG, la Société Nel Import Export.
Les dispositions relatives à l’obstruction revêtent une importance cruciale pour garantir l’effectivité des pouvoirs d’enquête et d’instruction de l’Autorité. L’entreprise faisant l’objet d’une mesure d’investigation est ainsi soumise à une obligation de collaboration active et loyale, qui implique notamment de sa part qu’elle réponde aux demandes d’informations communiquées par l’Autorité et dans les délais impartis.
L’Autorité a défini le montant de la sanction en tenant compte de la gravité du comportement reproché au groupe Nel, qui a fait délibérément obstacle à une enquête de l’Autorité le concernant. Elle a pris en compte l’ensemble des circonstances de l’espèce et a fixé le montant de la sanction à 100 000 euros, compte tenu de la gravité des pratiques.
L’Autorité a également enjoint au groupe Nel de répondre à la demande d’informations de l’Autorité dans un délai d’un mois à compter de la notification de la décision.
I. Constatations
A. LA PROCEDURE
1. L’Autorité de la concurrence (ci-après « l’Autorité ») a, sur la base d’indices transmis par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), ouvert en 2018 une enquête, répertoriée sous le numéro 18/0104 E, sur des pratiques relevées dans le secteur du transport maritime à Mayotte.
2. Les services d’instruction ont mené des opérations de visite et saisie le 7 novembre 2019 dans les locaux de la société Mayotte Channel Gateway SAS (ci-après « MCG ») et ceux de son ancienne filiale, la société de manutention portuaire Manu-port.
3. Le 23 juin 2021, les services d’instruction ont adressé à la société MCG et sa société mère, la Société Nel Import Export (ci-après « SNIE ») un rapport d’obstruction à l’instruction de l’enquête n° 18/0104 E, pour n’avoir pas répondu à une demande d’informations.
4. Par décision n° 21-SO-14 du 13 juillet 2021, l’Autorité s’est ensuite saisie d’office de pratiques mises en oeuvre dans le secteur des services portuaires au port de Longoni. Cette saisine d’office a été enregistrée sous le numéro 21/0056 F.
B. L’ENTREPRISE CONCERNÉE
5. La société MCG est une société par actions simplifiée créée le 28 août 2013 et enregistrée au RCS de Mamoudzou sous le numéro 795 032 325. Elle a pour présidente Mme X... et pour vice-président son fils, M. X...2.
6. La société MCG a été créée par la SNIE dans le but de lui confier la gestion et l’exploitation du port de Longoni, dans le cadre d’une délégation de service public que le Conseil départemental de Mayotte a attribué à la SNIE le 3 juillet 2013.
7. La société MCG est, de manière constante depuis sa création, une filiale à 90 % de la SNIE. La gérante3 et principale actionnaire4 de la SNIE est Mme X..., qui détient directement, depuis 2006, [70 – 100] % des parts de la SNIE. Le solde des parts de la SNIE est détenu par les membres de la famille X… .
8. Les parts restantes de la société MCG sont détenues par la société Mahorais Gateway Invest (ci-après « MGI »)5, SARL constituée – comme MCG – le 28 août 20136 et enregistrée sous le numéro 795 032 7397. Mme X... en est la principale actionnaire et cogérante ; le second cogérant, M. Y..., détient les parts restantes8.
C. LES PRATIQUES CONSTATEES
9. Le 14 décembre 2020, les services d’instruction de l’Autorité ont adressé une demande d’informations, comprenant 62 questions9, à Mme X..., présidente de la société MCG, par lettre recommandée avec demande d’avis de réception et par courriel aux adresses communiquées par le secrétariat de l’entreprise. Le courriel et la lettre postale, signés par les deux rapporteures en charge du dossier, fixaient au 25 janvier 2021 la date limite de réponse au questionnaire10.
10. Le courriel a été lu par l’adresse électronique de Mme X... le lundi 14 décembre 202011. L’avis de réception du courrier recommandé a été tamponné par les services postaux de Mamoudzou, indiquant une distribution de la lettre à MCG le 11 janvier 202112.
11. En l’absence de réponse de la part de MCG le 25 janvier 2021, le service de la procédure de l’Autorité a adressé, le 26 janvier 2021, un courriel à Mme X... lui demandant de prendre rapidement contact avec les services d’instruction de l’Autorité13.
12. En réponse, Mme X... a indiqué, dans un courriel du même jour, que la demande d’informations n’avait pas pu être traitée en raison de la contamination de plusieurs de ses salariés à la Covid-19 et a sollicité un délai supplémentaire de deux semaines pour répondre à cette demande d’informations14.
13. Les services d’instruction ont fait droit à cette demande, par courriel du 27 janvier 2021, non sans avoir préalablement rappelé à la présidente de MCG que, « en application de l’article L. 450-8 du code de commerce et du V de l’article L. 464-2 du même code, toute entreprise est tenue de répondre aux questions de l’Autorité de la concurrence dans les délais impartis de sorte que toute demande de report de délai, dûment motivée, doit être formulée avant l’expiration du délai fixé par les rapporteurs ». Les réponses de MCG au questionnaire étaient de ce fait attendues pour le 8 février 2021, au plus tard15.
14. En l’absence de réponse de la part de MCG à l’expiration de cette première prolongation de délai, les services d’instruction ont, le 9 février 2021, adressé un courriel à Mme X..., constatant l’absence de réponse dans les délais impartis et demandant à la présidente de MCG de prendre rapidement contact avec eux
15. Le lundi 15 février 2021, Mme X... a adressé aux services d’instruction un bref courriel, en mettant son avocat en copie, leur indiquant que toutes les réponses à leur demande d’informations se trouvaient dans les fichiers saisis par l’Autorité lors des opérations du 7 novembre 2019 : « bonjour madame, vous avez toute ses informations sur les fichier informatique que vous avez pris (sic) »17.
16. Le même jour, les services d’instruction ont adressé, en réponse, un courriel à Mme X... et à son conseil leur rappelant l’obligation de répondre qui pèse sur toute entreprise dans un cadre contentieux et les sanctions auxquelles l’entreprise s’expose si elle ne répond pas à la demande d’informations des services d’instruction. Le courriel mentionnait notamment : « Les informations demandées sont nécessaires à l’instruction. La société MCG ne peut donc pas refuser de répondre à une telle demande sans sembler vouloir échapper à l’application du droit de la concurrence ». Dans ce courriel, les services d’instruction ont accordé à MCG un nouveau délai d’une semaine pour répondre au questionnaire, dont le retour était attendu pour le 22 février 2021, au plus tard18.
17. En l’absence de réponse de la part de MCG à l’expiration de cette seconde prolongation de délai, les services d’instruction ont adressé, le 5 mars 2021, un nouveau courriel à Mme X... et à son conseil, constatant que la dernière relance du 15 février 2021 était restée sans réponse de la part de MCG. Dans ce courriel, les services d’instruction ont rappelé qu’ils avaient d’ores et déjà exposé, à deux reprises, les risques de sanction encourue par MCG en cas de refus de répondre aux demandes d’informations de l’Autorité. Ils ont, par ailleurs, indiqué à MCG qu’ils ne « [pouvaient] qu’en conclure que [MCG] [persiste] dans [son] refus de répondre, en toute connaissance des conséquences auxquelles ce refus [l’]expose »19.
18. Ce courriel, lu par l’adresse électronique de Mme X... le 6 mars 202120, est resté sans réponse.
19. Le 19 octobre 2021, date de la séance, la société MCG n’avait toujours apporté aucune réponse, pas même partielle, au questionnaire qui lui avait été adressé par les services d’instruction le 14 décembre 2020.
II. Discussion
20. Le deuxième alinéa du paragraphe V de l’article L. 464-2 du code de commerce dispose :
« Lorsqu'une entreprise ou une association d'entreprises a fait obstruction à l'investigation ou à l'instruction, notamment en fournissant des renseignements incomplets ou inexacts, ou en communiquant des pièces incomplètes ou dénaturées, l'Autorité peut, à la demande du rapporteur général, et après avoir entendu l'entreprise en cause et le commissaire du Gouvernement, décider de lui infliger une sanction pécuniaire […] ».
A. SUR LA QUALIFICATION DE L’OBSTRUCTION
1. RAPPEL DES PRINCIPES
21. En droit national, l’alinéa premier du paragraphe I de l’article L. 450-1 du code de commerce prévoit : « [l]es agents des services d'instruction de l’Autorité de la concurrence habilités à cet effet par le rapporteur général peuvent procéder à toute enquête nécessaire à l’application des dispositions des titres II et III du présent livre ».
22. L’alinéa 4 de l’article L. 450-3 du code de commerce donne des précisions sur les mesures d’enquête qui peuvent être entreprises, à ce titre :
« [l]es agents peuvent exiger la communication des livres, factures et autres documents professionnels et obtenir ou prendre copie de ces documents par tout moyen et sur tout support. Ils peuvent également recueillir, sur place ou sur convocation, tout renseignement, document ou toute justification nécessaire au contrôle ».
23. L’entreprise faisant l’objet d’une mesure d’investigation est ainsi soumise à une obligation de collaboration active et loyale, qui implique de sa part qu’elle tienne à la disposition des services d’instruction tous éléments d’information et justificatifs répondant à l’objet des demandes. Ainsi, les représentants d’une entreprise, par le truchement, le cas échéant, de leurs conseils dûment mandatés, sont tenus de communiquer avec diligence les renseignements et les documents, complets, exacts et non dénaturés, qui leur sont demandés21.
24. En droit de l’Union, les dispositions du 4 de l’article 18 du règlement n° 1/2003 édictent, de manière similaire aux dispositions législatives précitées, que les entreprises « [s]ont tenues de fournir les renseignements demandés » par la Commission européenne. La jurisprudence de l’Union rappelle régulièrement que l’entreprise faisant l’objet d’une mesure d’instruction est soumise à une obligation de collaboration active, qui implique qu’elle tienne à la disposition de la Commission européenne tous les éléments d’information relatifs à l’objet de l’enquête22.
25. C’est au regard de l’obligation de répondre activement, diligemment et de bonne foi aux demandes de renseignement qui pèse sur toute entreprise faisant l’objet d’une instruction menée par l’Autorité, qu’il convient d’apprécier les manquements qui lui sont reprochés.
26. L’alinéa 2 du V de l’article L. 464-2 et la pratique décisionnelle de l’Autorité prévoient que l’obstruction peut, « notamment », résulter de la fourniture par l’entreprise de renseignements incomplets ou inexacts, ou de la communication de pièces incomplètes ou dénaturées23. L’obstruction, dont les formes ne sont pas limitativement définies par le V de l’article L. 464-2 du code de commerce, recouvre plus largement tout comportement de l’entreprise tendant, de propos délibéré ou par négligence, à faire obstacle ou à retarder, par quelque moyen que ce soit, le déroulement de l’enquête ou de l’instruction24. Ainsi, le refus de communiquer les renseignements ou les documents demandés dans le délai prescrit, de même que l’omission de rectifier une réponse incorrecte ou incomplète, peuvent constituer une obstruction, au sens de l’alinéa 2 du paragraphe V de l’article L. 464-2 précité, dès lors qu’ils font obstacle aux pouvoirs d’enquête dévolus aux agents de l’Autorité.
27. Dans sa décision n° 2021-892 QPC du 26 mars 2021 société Akka technologies et autres, le Conseil constitutionnel a confirmé l’interprétation donnée par l’Autorité à la notion d’obstruction au sens de l’alinéa 2 du paragraphe V de l’article L. 464-2 : « […] l'obstruction aux mesures d'investigation ou d'instruction s'entend de toute entrave au déroulement de ces mesures, imputable à l'entreprise, qu'elle soit intentionnelle ou résulte d'une négligence » (paragraphe 15).
28. Il en est de même en droit de l’Union qui, conformément au I de l’article 23 du règlement n° 1/2003, précité, sanctionne les infractions d’obstruction commises délibérément ou par négligence. L’analyse de la jurisprudence européenne permet de conclure que ce n’est pas seulement « la volonté d’induire en erreur les enquêteurs » qui est sanctionnée au titre de l’obstruction dans les espèces citées. La négligence de l’entreprise, ou sa passivité, qui est de nature à compromettre l’efficacité de l’action des enquêteurs, peut constituer, à elle seule, une infraction. Ainsi, le Tribunal de l’Union a jugé : « En raison de l’obligation de collaboration active imposée aux particuliers concernés au cours de la procédure d’enquête préalable, une réaction passive peut justifier, à elle seule, l’adoption d’une décision formelle au titre de l’article 11, paragraphe 5, du règlement n° 17 [abrogé par le règlement n° 1/2003] »25.
2. APPLICATION EN L’ESPECE
29. En l’espèce, ainsi qu’il ressort des constatations exposées ci-avant, MCG n’a pas répondu à la demande d’informations des services d’instruction qui lui avait été adressée le 14 décembre 2020, malgré l’envoi de plusieurs courriels de relance adressés par les services d’instruction.
30. À la suite de l’envoi du questionnaire du 14 décembre 2020, dont la bonne réception par l’entreprise est attestée26, MCG n’est pas entrée spontanément en contact avec les services d’instruction pour solliciter un quelconque délai supplémentaire pour répondre. Ce n’est que le 26 janvier 2021, soit après expiration du délai de réponse initialement fixé par les services d’instruction, et réception d’une demande subséquente, de la part du service de la procédure, visant à obtenir des explications quant à son absence de réponse, que MCG a apporté une justification à son silence. Elle a alors fait état de difficultés liées à la contamination de plusieurs de ses salariés à la Covid-19 et a sollicité un délai supplémentaire de deux semaines pour répondre au questionnaire.
31. Malgré le manque de diligence de MCG, les services d’instruction ont immédiatement accordé ce délai supplémentaire de deux semaines demandé, pour permettre à MCG de répondre à la demande d’informations.
32. Ils ont néanmoins pris soin de rappeler à MCG qu’elle était tenue de répondre à leurs demandes, citant les articles du code de commerce fondant les sanctions encourues par toute entreprise qui méconnaîtrait cette obligation, et qu’elle aurait dû demander un délai supplémentaire avant l’expiration du délai initialement fixé le 25 janvier 2021.
33. En l’absence de réponse à l’issue du nouveau délai, les services d’instruction ont de nouveau sollicité MCG, le 9 février 2021, afin qu’elle s’en explique.
34. En réponse à cette nouvelle relance, la présidente de MCG a fourni, le 15 février 2021, soit près d’une semaine plus tard, une explication très différente de celle fournie le 26 janvier 2021 au service de la procédure de l’Autorité. Elle a ainsi justifié, de manière laconique, son absence de réponse par le fait que les services d’instruction disposeraient, selon elle, d’ores et déjà de toutes les informations demandées sur les documents et fichiers informatiques saisis lors de l’opération de visite et saisie réalisée en novembre 2019. Ce courrier du 15 février 2021 a été également adressé à l’avocat de MCG.
35. Or, l’obligation de collaboration active et loyale à laquelle est tenue MCG lui impose de répondre de manière diligente, complète et exacte à toute demande d’informations des services d’instruction en fournissant tous les renseignements demandés en sa possession, même si ces renseignements peuvent être obtenus d’une autre manière par les services d’instruction. En particulier, même s’il était avéré, le fait que certaines des informations demandées par les services d’instruction pourraient se trouver dans les fichiers informatiques saisis par les services d’instruction en novembre 2019 ne saurait en aucun cas justifier le refus de MCG de répondre au questionnaire de l’Autorité.
36. À titre subsidiaire, l’affirmation de MCG selon laquelle toutes les informations demandées par les services d’instruction étaient disponibles sur les fichiers informatiques saisis par l’Autorité en novembre 2019 est manifestement erronée, dans la mesure où une partie des questions des services d’instruction portaient sur une période postérieure à l’opération de visite et saisie réalisée par l’Autorité en novembre 2019. Ces informations ne pouvaient donc pas, par principe, se trouver dans les fichiers saisis et supposaient le concours de MCG pour pouvoir être fournies à l’Autorité.
37. Dans ses observations écrites, MCG soutient que les services d’instruction n’ont pas tenu compte du contexte sanitaire de Mayotte, en particulier du confinement strict applicable entre le 5 février 2021 et le 15 mars 2021, qui l’aurait empêchée de répondre au questionnaire du 14 décembre 2020.
38. Or MCG, sollicitée à trois reprises par les services d’instruction, n’a fait état du contexte sanitaire pour justifier son absence de réponse dans les délais impartis qu’à l’occasion de sa première réponse, en demandant un délai supplémentaire de deux semaines qui lui a été immédiatement accordé par l’Autorité.
39. En revanche, dans son dernier courrier du 15 février 2021 adressé à l’Autorité, MCG a invoqué d’autres raisons, en l’occurrence l’existence d’une opération de visite et saisie menée dans ses locaux, pour s’opposer à la communication des informations demandées, sans faire état du contexte sanitaire à Mayotte. Il convient d’ajouter que MCG n’avait fourni aucune réponse au premier questionnaire de l’Autorité à la date de la séance qui s’est tenue le 19 octobre 2021, alors même que la période de confinement à Mayotte avait pris fin le 15 mars 2021, soit près de sept mois avant.
40. En définitive, malgré trois relances de l’Autorité, un double rappel des sanctions encourues, deux prorogations des délais de réponse laissant au total à l’entreprise dix semaines pour répondre au questionnaire, l’envoi d’un rapport d’obstruction et après avoir formulé deux explications très différentes pour justifier de son absence de réponse, MCG n’a pas apporté la moindre réponse, dix mois après l’envoi du questionnaire des services d’instruction.
41. MCG a ainsi, de manière totalement délibérée, refusé de répondre aux services d’instruction, en toute connaissance des risques de sanction qu’elle encourait de ce fait.
42. Elle a, qui plus est, opposé ce refus dès la première mesure d’instruction nécessitant sa coopération.
43. Il ressort de ce qui précède que, par son comportement, MCG a fait obstacle au bon déroulement de l’enquête menée par les services d’instruction de l’Autorité.
44. Un tel comportement est constitutif d’une infraction d’obstruction visée au second alinéa du V de l’article L. 464-2 du code de commerce.
B. SUR L’IMPUTABILITE DES PRATIQUES
1. RAPPEL DES PRINCIPES
45. Au sein d’un groupe de sociétés, le comportement d’une filiale peut être imputé à la société mère notamment lorsque, bien qu’ayant une personnalité juridique distincte, cette filiale ne détermine pas de façon autonome son comportement sur le marché, mais applique pour l’essentiel les instructions qui lui sont données par la société mère, eu égard en particulier aux liens économiques, organisationnels et juridiques qui unissent ces deux entités juridiques27.
46. Dans le cas particulier où une société mère détient, directement ou indirectement par le biais d’une société interposée, la totalité ou la quasi-totalité du capital de sa filiale auteure d’un comportement infractionnel, il existe une présomption selon laquelle cette société mère exerce une influence déterminante sur le comportement de sa filiale, présomption compatible avec les principes de responsabilité personnelle et d’individualisation des peines. Dans cette hypothèse, il suffit pour l’autorité de concurrence de rapporter la preuve de cette détention capitalistique pour imputer le comportement de la filiale auteur des pratiques à la société mère. La société mère peut renverser cette présomption en apportant des éléments de preuve susceptibles de démontrer que sa filiale détermine de façon autonome sa ligne d’action sur le marché. Si la présomption n’est pas renversée, l’autorité de concurrence sera en mesure de tenir la société mère pour solidairement responsable pour le paiement de la sanction infligée à sa filiale28.
47. Ni la jurisprudence européenne, ni la jurisprudence française n’ont fixé de seuil de détention capitalistique en deçà duquel une société mère ne peut être présumée exercer une influence déterminante sur sa filiale.
48. L’Autorité considère qu’une société mère peut être considérée comme détenant la quasi-totalité du capital de sa filiale lorsqu’elle détient 90 % ou plus de ce capital. Dans une telle hypothèse, compte tenu d’un tel niveau de participation, il est présumé que la société mère exerce une influence déterminante sur sa filiale auteure des pratiques, laquelle ne détermine pas son comportement de façon autonome sur le marché, au sens de la jurisprudence Akzo Nobel de la Cour de justice29.
49. Par ailleurs, comme l’a indiqué la Commission européenne dans une décision du 24 mai 2011 devenue définitive30, les règles régissant l’imputabilité des infractions aux règles de fond et aux règles de procédure sont identiques. Les infractions aux règles de procédure relatives aux pouvoirs d’instruction de la Commission ayant pour effet d’empêcher ou de rendre plus difficile la détection d’infractions aux règles de fond, elles ne sauraient être régies par des principes différents s’agissant de leur imputabilité.
50. Enfin, dans sa décision Akka technologies et autres précitée, le Conseil constitutionnel a considéré que le fait d’imputer à une société mère une obstruction commise par l’une de ses filiales était conforme à la Constitution, et a écarté le grief tiré d’une méconnaissance du principe de personnalité des peines et de présomption d’innocence31.
51. Par conséquent, les règles d’imputabilité des infractions édictées par la jurisprudence européenne et adaptées en droit national, en particulier la présomption d’imputabilité à la société mère des agissements de sa filiale, sont applicables aux infractions d’obstruction visées par le V de l’article L. 464-2 du code de commerce32.
2. APPLICATION EN L’ESPECE
52. En l’espèce, il convient d’appliquer les règles qui commandent l’imputabilité des infractions de la filiale à sa mère et d’opposer à la SNIE – qui détient [90 – 100] % du capital de la société MCG – la présomption selon laquelle elle exerce une influence déterminante sur le comportement de MCG.
53. En tout état de cause, les éléments du dossier relatifs aux liens économiques et organisationnels entre la SNIE et MCG démontrent l’absence d’autonomie de cette dernière.
54. À cet égard, en premier lieu, le fait que MCG et la SNIE soient contrôlées et dirigées par la même personne physique démontre l’existence de liens étroits entre les deux sociétés.
55. La société MCG est une émanation de la SNIE, qui l’a créée pour exercer l’activité de gestion et d’exploitation du port de Longoni dans le cadre de la délégation de service public, lorsqu’elle a elle-même remporté l’appel d’offres lancé par le Conseil départemental de Mayotte33.
56. Les deux entreprises appartiennent à un groupe familial, « le groupe Nel », tel que ses dirigeants le présentent eux-mêmes34, même s’il n’en a pas l’existence juridique35, et tel qu’il est perçu par ses partenaires commerciaux36 comme par les établissements financiers37. Les deux sociétés ont la même dirigeante, Mme X..., qui est, de manière constante depuis août 2013, à la fois présidente de la société MCG et gérante de la SNIE. Mme X... détient, en outre, la majorité des parts des deux actionnaires de MCG, à savoir [confientiel] la SNIE [confidentiel] et [confidentiel] MGI.
57. Plusieurs éléments au dossier, tels que le pilotage et le partage de main-d’oeuvre de la SNIE et de MCG, attestent, en deuxième lieu, des liens étroits qui unissent effectivement MCG et la SNIE sur les plans économique et organisationnel.
58. [confidentiel]
59. [confidentiel]
60. [confidentiel]
61. L’existence d’une entité économique unique poursuivant des intérêts communs38 est, en troisième lieu, confirmée par plusieurs autres éléments, tels que la convention d’assistance technique conclue entre la SNIE et MCG et les avances de trésoreries et les garanties qu’elles ont consenties.
62. [confidentiel]
63. [confidentiel]
64. [confidentiel]
65. [confidentiel]
66. Il s’infère de tout ce qui précède que la SNIE dispose d’un pouvoir de direction à l’égard de MCG, au point de priver celle-ci d’autonomie réelle dans la détermination de sa ligne d’action sur le marché. Par conséquent, la responsabilité pour l’infraction aux règles de la concurrence commise par la seconde peut être imputée à la première.
C. SUR LES SANCTIONS
1. SUR LA SANCTION PECUNIAIRE
67. Les deuxième et troisième alinéas du V de l’article L. 464-2 du code de commerce disposent :
« Lorsqu’une entreprise ou une association d’entreprises a fait obstruction à l’investigation ou à l’instruction, […] l’Autorité peut […] décider de lui infliger une sanction pécuniaire. Le montant maximum de cette dernière ne peut excéder 1 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en oeuvre.
Si les comptes de l'entreprise concernée ont été consolidés ou combinés en vertu des textes applicables à sa forme sociale, le chiffre d'affaires pris en compte est celui figurant dans les comptes consolidés ou combinés de l'entreprise consolidante ou combinante ».
68. L’Autorité n’a pas adopté de lignes directrices énonçant la méthode de calcul qui s’imposerait à elle pour la fixation des amendes en cas d’obstruction mais doit, en toute hypothèse, tenir compte des principes de proportionnalité et d’individualisation de la sanction. Elle doit à cet effet prendre en considération la gravité du comportement reproché aux sociétés mises en cause à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, des effets de ce comportement sur le déroulement de l’instruction, et plus généralement, de ses conséquences sur l’ordre public économique, que l’Autorité a pour mission de préserver.
69. À cet égard, il convient tout d’abord de relever que l’infraction d’obstruction, prévue à l’article L. 464-2 du code de commerce, est, en soi, une infraction particulièrement grave, dès lors que, par nature, elle met en péril, voire peut faire échec à la finalité de l’instruction des saisines contentieuses de l’Autorité, qui est de constater les infractions au droit de la concurrence, national et européen, d’en établir la preuve et de les sanctionner, dans le but ultime de rétablir le bon fonctionnement concurrentiel du marché. Une telle infraction porte donc préjudice tant à l’ordre public économique qu’aux entreprises ou acteurs victimes des pratiques anticoncurrentielles.
70. Pour la détermination du montant de l’amende, l’Autorité est fondée à prendre en considération la nécessité de garantir à celle-ci un effet suffisamment dissuasif. En particulier, dans le cas d’infractions d’obstruction, les entreprises ne doivent pas pouvoir estimer qu’il serait avantageux pour elles de faire obstacle à une telle instruction, et de se prémunir ainsi, à bon compte, de toute possibilité de sanction.
71. En l’espèce, en refusant, en toute connaissance de cause, de répondre à une demande répétée de renseignements de l’Autorité, et ce dès la première mesure d’instruction nécessitant sa coopération, MCG a compromis l’efficacité de l’action des services d’instruction, en les empêchant d’obtenir les réponses nécessaires à la poursuite des investigations menées à son encontre.
72. MCG n’a répondu à aucune des questions posées par les services d’instruction. Ce refus de réponse délibéré et répété, émanant d’une entreprise qui se sait visée par une enquête de l’Autorité, est d’une particulière gravité.
73. Il apparaît, au vu de ces circonstances particulières, que la gravité particulière de l’infraction d’obstruction reprochée à MCG est amplifiée par la circonstance que celle-ci a perduré après l’envoi du rapport d’obstruction.
74. Ainsi, eu égard à la nature particulièrement grave de l’infraction d’obstruction, à la nécessité d’assurer un effet suffisamment dissuasif à la sanction et aux circonstances de l’espèce, il y a lieu d’infliger, solidairement, aux sociétés MCG, en tant que société auteure, et SNIE, en tant que société mère, une amende forfaitaire de 100 000 euros.
75. Ce montant de sanctions étant inférieur au plafond légal applicable mentionné au paragraphe 67 ci-avant, il n’y a pas lieu de le modifier de ce chef.
2. SUR LES INJONCTIONS
76. Le premier alinéa du V de l’article L. 464-2 du code de commerce dispose :
« Hors les cas où la force publique peut être requise, lorsqu'une entreprise ou une association d'entreprises refuse de se soumettre à une visite ou ne défère pas à une convocation ou ne répond pas dans le délai prescrit à une demande de renseignements ou de communication de pièces formulée par un des agents visés au I de l'article L. 450-1 dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par les titres V et VI du livre IV, l'Autorité peut, à la demande du rapporteur général, prononcer à son encontre une injonction assortie d'une astreinte, dans la limite prévue au II ».
77. L’Autorité relève que l’infraction d’obstruction est de nature à porter atteinte à la finalité de l’instruction, en empêchant les services d’instruction d’obtenir des informations sur des pratiques potentiellement anticoncurrentielles mises en oeuvre par MCG. Le refus de coopérer de MCG risque de peser d’autant plus lourdement sur la poursuite de l’instruction qu’il intervient dès la première demande d’informations adressée par les services d’instruction.
78. Afin de remédier aux manquements constatés dans la présente décision, il y a lieu d’enjoindre à MCG et à la SNIE de fournir à l’Autorité, sous un délai d’un mois à compter de la notification de la présente décision, tous les éléments d’information et justificatifs en leur possession répondant à l’objet des demandes adressées par les services d’instruction dans le questionnaire du 14 décembre 2020.
DÉCISION
Article 1er : Il est établi que la société Mayotte Channel Gateway SAS, en tant qu’auteure de l’infraction, et la Société Nel Import Export, en sa qualité de société mère de Mayotte Channel Gateway, ont enfreint les dispositions du V de l’article L. 464-2 du code de commerce, en faisant obstruction à l’enquête n° 18/0104 E.
Article 2 : Au titre de l’infraction visée à l’article 1er, il est infligé solidairement à la société Mayotte Channel Gateway SAS, en tant qu’auteure de l’infraction, et à la Société Nel Import Export, en sa qualité de société mère, une sanction pécuniaire d’un montant de 100 000 euros.
Article 3 : Il est ordonné aux sociétés Mayotte Channel Gateway SAS et Société Nel Import Export de se conformer en tous points à l’injonction prévue au paragraphe 78 de la présente décision.
1 Ce résumé a un caractère strictement informatif. Seuls font foi les motifs de la décision numérotés ci-après.
2 Cote 6.
3 Cote 27.
4 Cotes 31 et 42.
5 Cote 435.
6 Cote 70.
7 Cote 60.
8 Cotes 64 et 66.
9 Cotes 78 à 85.
10 Cotes 73 à 86.
11 Cote 88.
12 Cote 86.
13 Cote 92.
14 Cote 96.
15 Cote 100.
16 Cote 104.
17 Cote 108.
18 Cotes 112 et 113.
19 Cote 117.
20 Cote 119.
21 Décision n° 17-D-27 du 21 décembre 2017 relative à des pratiques d’obstruction mises en oeuvre par Brenntag, paragraphe 181.
22 Arrêt de la Cour de justice du 18 octobre 1989, Orkem/Commission, 374/87, points 22 et 27.
23 Décision n° 17-D-27 du 21 décembre 2017 relative à des pratiques d’obstruction mises en oeuvre par Brenntag, paragraphe 187.
24 Décision n° 17-D-27 du 21 décembre 2017 relative à des pratiques d’obstruction mises en oeuvre par Brenntag, paragraphe 187, décision n° 19-D-09 du 22 mai 2019 relative à des pratiques d’obstruction mises en oeuvre par le groupe Akka, paragraphe 34.
25 Arrêt du Tribunal du 9 novembre 1994, Scottish Football Association/Commission, T-46/92, point 31.
26 Cotes 86 et 88.
27 Arrêt de la Cour de justice du 10 septembre 2009, Akzo Nobel e.a./Commission, C-97/08, point 58, arrêt de la Cour de justice du 20 janvier 2011, General Quimica/Commission, C-90/09, point 37 ; voir également l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 29 mars 2012, Lacroix Signalisation e.a., 2011/01228, pages 18 et 20.
28 Arrêt de la Cour de justice du 10 septembre 2009, Akzo Nobel e.a./Commission, C-97/08, points 60 et 61, arrêt de la Cour de justice du 20 janvier 2011, General Quimica/Commission, C-90/09, points 39 et 40 ; voir également l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 29 mars 2012, Lacroix Signalisation e.a., 2011/01228, pages 19 et 20.
29 Arrêt de la Cour de justice du 10 septembre 2009, Akzo Nobel e.a, C-97/08, point 58.
30 Décision de la Commission européenne du 24 mai 2011, aff. 39.796, Suez Environnement, paragraphes 88 et suivants.
31 Décision du Conseil constitutionnel n° 2021-892 QPC du 26 mars 2021 société Akka technologies et autres, paragraphes 9 et 18.
32 Décisions de l’Autorité n° 19-D-09 du 22 mai 2019 relative à des pratiques d’obstruction mises en oeuvre par le groupe Akka, paragraphes 78 et suivants et n° 17-D-27 du 21 décembre 2017 relative à des pratiques d’obstruction mises en oeuvre par Brenntag, paragraphes 217 et suivants. Voir également arrêt de la cour d’appel de Paris du 26 mai 2020, Akka Technologies e.a., n° 19/11880, point 93.
33 Cotes 147 et 148.
34 Cotes 165 à 188 et 197 à 199.
35 Cote 195.
36 Cotes 190 à 193.
37 Cote 201.
38 Arrêt du Tribunal de première instance (quatrième chambre) du 20 mars 2002, HFB Holding für Fernwärmetechnik Beteiligungsgesellschaft mbH & Co. KG et autres contre Commission des Communautés européennes, paragraphe 62.