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Décisions

CA Riom, 27 janvier 2021, n° 18/01729

RIOM

Arrêt

Infirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Chalbos

Conseillers :

M. Kheitmi, Mme Theuil-Dif

TGI Montlucon, du 13 juin 2018, 16/00118

13 juin 2018

Prononcé publiquement le 27 Janvier 2021 par mise à disposition au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile ;

Signé par Madame Anne-Laurence CHALBOS, Président, et par Mme Christine VIAL, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Faits et procédure demandes et moyens des parties :

Suivant un acte authentique du 6 mars 2012, la SCI MUTIN a donné à bail, à la SAS R. ET BOURQUI MOTOCULTURE (la SAS R. ET BOURQUI), un local situé [...], en contrepartie d'un loyer fixé à 40 800 euros hors taxe par an. Le bail était consenti pour une durée de neuf années à compter du 1er mars 2012.

Le 7 octobre 2015, la SCI MUTIN a fait signifier à la SAS R. ET BOURQUI un mémoire en demande de révision triennale du loyer, à effet du 3 mars 2015 ; et le 12 février 2016, elle a fait assigner la société preneuse devant le juge des loyers commerciaux du tribunal de grande instance de Montluçon, en lui demandant de fixer le montant du loyer à 53 678 euros hors taxe par an, au motif que l'évolution des facteurs locaux de commercialité avait provoqué une variation de la valeur locative de plus de 10 %, au cours de la première période triennale.

Le juge des loyers commerciaux, par un premier jugement du 29 juin 2016, a ordonné avant dire droit une mesure d'expertise.

M. Marc C., expert, a déposé son rapport le 28 mars 2017.

Le juge des loyers commerciaux, statuant sur le fond par jugement contradictoire du 13 juin 2018, a :

- fixé le loyer en cause à la somme de 49 162 euros à compter du 3 mars 2015 ;

- alloué à la SCI MUTIN les intérêts de droit sur cette somme, à compter du 7 octobre 2015 ;

- condamné la SAS R. ET BOURQUI à payer à la SCI MUTIN une somme de 2 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi que les dépens ;

- ordonné l'exécution provisoire ;

- rejeté le surplus des demandes.

La SAS R. ET BOURQUI, par une déclaration reçue au greffe de la cour le 14 août 2018, a interjeté appel de ce jugement.

La société appelante demande à la cour de réformer le jugement, de dire que la société bailleresse ne démontre pas que sont réunies les conditions de révision du loyer prévues à l'article L. 145-38 du code de commerce, et que le loyer doit être fixé, à la date de révision triennale, en fonction de l'évolution de la valeur de l'indice.

La SAS R. ET BOURQUI critique le jugement déféré, et le rapport d'expertise sur lequel s'est fondé le tribunal ; elle fait valoir que le rapport de M. C. n'établit pas, d'une part, la réalité d'une modification matérielle des facteurs de commercialité, qui seule pourrait justifier une révision au-delà de l'indice, ni d'autre part l'incidence favorable de cette modification prétendue, qui résulterait de l'installation de grandes enseignes dans la zone de Châteaugay où est installé le local en cause. La société appelante expose que cette installation ne peut avoir eu d'effet, pendant la première période de trois ans, sur l'exercice de sa propre activité, portant principalement sur le négoce, la location et la réparation de matériel de motoculture, activité qui s'adresse à une clientèle d'habitués, et qui n'a pas été favorisée par l'ouverture de magasins à grande surface, qui vendent des articles de grande distribution. La SAS R. ET BOURQUI critique enfin le calcul de la valeur locative opéré par l'expert, qui ne se fonde que sur un seul bail de comparaison, insuffisamment documenté et sans rapport véritable avec le bail en cause.

La SCI MUTIN, qui forme appel incident, conclut à l'infirmation du jugement, et à la fixation du loyer à 53 678 euros par an, ou à défaut à 49 162 euros, à compter du 3 mars 2015.

Elle maintient que les facteurs locaux ont connu des modifications importantes lors de la première période triennale, avec l'implantation de nouvelles enseignes, qui a généré une extension considérable de la zone commerciale, au point qu'a été ensuite créée une zone « Châteaugay 2 » ; et que ces modifications ont favorisé l'activité de la société preneuse, en accroissant la visibilité de cette activité, et en augmentant sa clientèle potentielle, avec notamment l'installation d'une jardinerie, complémentaire de la vente et de la location de matériel de motoculture. La SCI MUTIN produit en ce sens un avis d'expert officieux rédigé par M. Thomas LE P.. Elle demande que le loyer en cause soit fixé selon la valeur déterminée par l'expert judiciaire, ou à défaut selon celle proposée par M. LE P..

Suivant un acte de révocation et de consitution d'avocat du 4 novembre 2020, la SAS CLOUE EQUIPEMENT a fait connaître qu'elle venait aux droits de la SAS R. ET BOURQUI.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 14 novembre 2019.

Il est renvoyé, pour l'exposé complet des demandes et observations des parties, à leurs dernières conclusions déposées le 14 novembre 2018 et le 18 juillet 2019.

Motifs de la décision :

L'article L. 145-38 du code de commerce dispose :

« La demande en révision ne peut être formée que trois ans au moins après la date d'entrée en jouissance du locataire ou après le point de départ du bail renouvelé. La révision du loyer prend effet à compter de la date de la demande en révision.

Par dérogation aux dispositions de l'articl e L. 145-33, et à moins que ne soit rapportée la preuve d'une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une variation de plus de 10 % de la valeur locative, la majoration ou la diminution de loyer consécutive à une révision triennale ne peut excéder la variation de l'indice trimestriel des loyers commerciaux ou de l'indice trimestriel des loyers des activités tertiaires mentionnés aux premier et deuxième alinéas de l'article L. 122-2 du code monétaire et financier, intervenue depuis la dernière fixation amiable ou judiciaire du loyer. »

La modification matérielle des facteurs locaux de commercialité doit être appréciée, dans le cas particulier, pour la période de trois ans ayant précédé la demande de révision, soit la période du 1er mars 2012 au 1er mars 2015.

Les locaux ont été décrits comme suit par l'expert : situés dans un bâtiment à structure métallique, de plain pied avec un étage divisé en bureaux, et des murs périmétriques en bardage de métal, ils sont d'une surface utile de 2 000 m², le rez-de-chaussée étant principalement occupé par une surface de vente de 413,28 m², un atelier de réparation de 390 m², et des zones de stockage (pages 12, 17 à 19 et 37 du rapport de M. C.). Le bâtiment est implanté sur un terrain dans la zone d'activités de Châteaugay, comportant un parc de stationnement que l'expert a qualifié de spacieux, et qui donne sur le trottoir d'une rue très fréquentée, la [...]. L'ensemble se trouve « à proximité immédiate de différents magasins franchisés d'activités diverses et variées » (page 12 du rapport).

L'expert judiciaire énonce que pendant les années 2011 à 2016, de nombreuses grandes enseignes nationales très variées se sont installées dans cette zone commerciale de Châteaugay, drainant une clientèle de plus en plus nombreuse : une jardinerie, un centre FEU VERT, un magasin de bricolage BRICO DEPOT, et un hypermarché LECLERC ouvert en 2013, installations qui ont « considérablement bouleversé le paysage commercial de cette zone ».

L'expert en conclut que ces modifications ont eu, à l'évidence, un effet dynamique sur les emplacements alentour, en créant un essor et une diversité de commerces qui répondent aux attentes des clients (page 26). Pour vérifier si cette modification des facteurs locaux de commercialité avait eu une incidence favorable sur l'activité exercée dans le local en cause, il a examiné les comptes de la SAS R. ET BOURQUI ; l'expert a constaté une chute très importante du chiffre d'affaires et de la production vendue de 2012 à 2015 ( - 94%), mais dans le même temps une évolution plutôt favorable du résultat net comptable (un déficit de près de 60 000 euros en 2012, puis un bénéfice de 33 169 euros en 2013, et de 47 827 euros en 2014, chutant ensuite à 14 837 euros en 2015), et de la marge de production (rapport entre le prix d'achat des marchandises et leur prix de vente : 62 571 euros en 2012, et 95 800 euros environ, pendant chacune des trois années 2013, 2014 et 2015).

L'expert a précisé que ces évolutions étaient liées, d'après les explications données par le responsable actuel du site, à une mauvaise gestion de l'ancienne direction, et aux mesures énergiques prises par les successeurs, qui ont redressé le résultat net comptable et la marge de production, tout en réduisant le chiffre d'affaires et le volume de marchandises vendues (page 28 du rapport C.).

Il a estimé que ces évolutions particulières à la SAS R. ET BOURQUI, qui ne concordaient d'ailleurs pas avec celles de la SAS CLOUE EQUIPEMENT, société holding ayant repris la SAS R. ET BOURQUI en mars 2012 (holding ayant connu au contraire une augmentation continue et importante de son chiffre d'affaires et de sa production vendue, de 2012 à 2015), reflétaient une meilleure gestion interne de la SAS R. ET BOURQUI, instaurée par la direction du Groupe CLOUE (page 34).

L'expert a précisé à la même page de son rapport que, après l'expansion de la zone commerciale de Châteaugay en 2013, « on aurait pu croire à une hausse des ventes [dans le local en cause], peut-être du fait de l'attractivité de la situation », en un lieu de passage et d'accès à plusieurs magasins, « mais [que]nous n'avons pas pu constater cet engouement dans les chiffres », vu la baisse de la production vendue et du chiffre d'affaires pendant les trois années 2013 à 2015. Et il a constaté dans le même sens, en visitant les lieux, que les produits vendus par la SAS R. ET BOURQUI se situaient en milieu et en haut de gamme, pouvant intéresser des particuliers recherchant de la qualité et un service après-vente, mais aussi le professionnels, de plus en plus nombreux pour l'entretien des espaces verts.

M. C. a recueilli sur ce point les explications du gérant de la SAS R. ET BOURQUI, M. David M., qui lui a déclaré que la société avait subi une perte de clientèle de particuliers, avec l'arrivée de nouveaux magasins comme BRICO DEPOT, ESPACE EMERAUDE et LECLERC, et de divers autres concurrents de proximité qui vendent eux aussi des produits liés au jardinage, à des prix beaucoup plus abordables et certainement une qualité différente. Reste alors « la clientèle de professionnels des espaces verts, représentant maintenant la plus grande partie du chiffre d'affaires », et qui doit être « de plus en plus fidélisée et abordée avec une approche beaucoup plus rationnelle » (page 34 du rapport de M. C.).

Il ressort des constatations et énonciations du rapport d'expertise que, si les facteurs locaux de commercialité ont connu, pendant les années 2012 à 2015, une modification matérielle certaine, avec l'installation dans la zone de Châteaugay de nouveaux commerces de grande surface, qui ont indiscutablement augmenté la circulation automobile de clients potentiels, il n'est pas certain cependant que ces modifications matérielles aient provoqué par elles-mêmes une augmentation de la valeur locative supérieure à 10 %, question qui d'ailleurs ne figurait pas dans la mission de l'expert.

M. C. avait indiqué, en page 34 de son rapport, que « les personnes qui achètent du matériel de jardinage vont aussi faire des courses alimentaires, faire réparer leur voiture, se vêtir, etc. », de sorte que l'activité de la SAS R. ET BOURQUI est « complètement en adéquation » avec les autres magasins situés dans la zone de Châteaugay, semblant ainsi admettre l'incidence favorable, sur l'activité en cause, de l'évolution des facteurs externes de commercialité. Il n'a cependant pas réfuté ou discuté les explications données par le gérant de cette société, sur la perte de clientèle de particuliers, résultant de l'installation de jardineries à proximité, source d'après lui de concurrence, plutôt que d'un apport de clientèle.

Et l'expert a énoncé par ailleurs, dans une réponse qu'il a faite à des observations de la société bailleresse, en page 10 de son rapport : « A la lecture des différentes pièces reçues, nous ne sommes pas en mesure d'affirmer qu'il y ait vraiment eu une incidence positive [du développement de la zone de Châteaugay] sur l'activité commerciale de ce local, et nous pensons que les chiffres [les chiffres comptables des sociétés CLOUE et R. ET BOURQUI ] reflètent plutôt la réalité économique du bassin montluçonnais ».

Ce dernier avis de l'expert incline donc à considérer que les modifications matérielles de l'environnement du local en cause n'ont pas eu, de manière certaine, une incidence favorable sur la valeur locative de ce même local. Comme l'a justement énoncé M. C., l'évolution très particulière des chiffres comptables de la société preneuse n'a pas permis de constater une fréquentation accrue du magasin : elle s'explique notamment par des décisions de la nouvelle gérance, intervenues en début de la période triennale en cause, et ne peut être attribuée à l'influence des modifications de l'environnement commercial.

Par ailleurs l'expert a recherché en dernier lieu, conformément à sa mission, la valeur locative du local en cause en employant deux méthodes : celle par comparaison, et la méthode fondée sur le revenu (consistant à déterminer d'abord la valeur vénale des locaux, puis à appliquer à cette valeur un « taux de rendement »). Il a obtenu deux valeurs peu éloignées (environ 50 000 euros par la première méthode, et 48 000 euros par la seconde), et a fixé la valeur locative à la moyenne arithmétique de ces résultats : 49 162 euros, à la date du 3 mars 2015.

La valeur locative ainsi proposée ne permet cependant pas de vérifier une augmentation d'au moins 10 %, pendant la période triennale écoulée à partir de la prise d'effet du bail, le 1er mars 2012 : l'évaluation faite par l'expert sur la base de la valeur vénale et d'un taux de rendement n'est pas conforme aux règles de fixation de la valeur locative, contenues dans l'article L. 145-33 du code de commerce ; d'autre part, l'évaluation qu'il a faite par comparaison ne se fonde que sur une référence unique, située selon l'expert [...], alors que selon la société preneuse il n'existe aucune rue de ce nom sur la commune de Domérat, qu'il existe en revanche une [...] sur la commune de Montluçon, mais que le local de comparaison cité par l'expert, implanté dans cette rue, se situe à une certaine distance du local en cause, et présente des différences notables avec celui-ci.

Cette critique apparaît étayée par un procès-verbal de constat d'huissier que produit la SAS R. ET BOURQUI, dressé le 6 mars 2017 par Me Gaëtan F. huissier de justice associé, et dont il ressort que le local de comparaison de la [...], alors vacant et proposé à la location, est nettement plus visible depuis la voie publique, et pourvu d'une zone de stationnement en meilleur état que celle du local en cause. Au surplus, l'expert a noté en page 36 de son rapport que le bail proposé pour le local de comparaison était un bail « tous commerces », alors que le bail du local en cause limite la destination des lieux aux activités de négoce, location et réparation de matériel de motoculture, espaces verts, entretien urbain, matériel de transport, véhicules tout terrain et toutes activités liées aux espaces verts, destination restreinte qui incline elle aussi à considérer que la valeur locative du local en cause est moins élevée que celle du local de comparaison (acte de bail produit par la société preneuse en pièce n°1).

D'autres éléments de comparaison, présentés à la cour par la SCI MUTIN, ne sont pas certifiés et ne peuvent être retenus, non plus que l'un avis officieux et non contradictoire de M. Thomas LE P., document non signé et qui ne cite pas les termes de comparaison sur lesquels il se fonde.

Il en résulte que la valeur locative retenue par M. C. n'est pas certaine et que, à supposer même que l'évolution matérielle des facteurs locaux ait eu une incidence favorable sur le local en cause, il n'est pas établi que cette incidence ait eu pour effet d'augmenter de 10 % la valeur locative pendant la période considérée.

Il y n'y a donc pas lieu de fixer le loyer en litige au-delà de la variation de l'indice ; le jugement sera infirmé, et il sera fait droit à la demande de la SAS CLOUE EQUIPEMENT, de voir fixer le loyer en fonction de la valeur de l'indice, conformément à la clause d'échelle mobile figurant au bail.

PAR CES MOTIFS :

La cour, après en avoir délibéré, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort, mis à la disposition des parties au greffe de la juridiction ;

Infirme le jugement déféré ;

Fixe le loyer du local ci-avant indiqué, à la date du 3 mars 2015, à la somme résultant de l'application de l'indice prévu à l'acte de bail en page 10 ;

Condamne la SCI MUTIN à payer à la SAS CLOUE EQUIPEMENT une somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la SCI MUTIN aux dépens de première instance et d'appel, y compris les frais d'expertise judiciaire ;

Rejette le surplus des demandes.