CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 20 janvier 2022, n° 18/28428
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Construction et Rénovation de l'Ouest parisien (Sté)
Défendeur :
La France Mutualiste (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Prigent
Conseiller :
Mme Renard
Conseiller :
Mme Soudry
EXPOSE DU LITIGE
Pendant plusieurs années, la société La France Mutualiste, mutuelle d'épargne et de retraite, a confié des travaux d'entretien de ses immeubles à la société Construction et Rénovation de l'Ouest Parisien (la société CROP), entreprise générale de bâtiment.
Le 3 août 2012, la société La France Mutualiste a adressé à la société CROP un courriel de candidature à un appel d'offres.
Par lettre du 19 décembre 2012, la société La France Mutualiste a informé la société CROP du rejet de son offre aux motifs qu'elle n'était parvenue ni « dans le formalisme souhaité ni dans les délais impartis pour la réponse », ajoutant que l'entreprise n'interviendrait plus « dans le cadre de rénovation TCE à partir du 1er janvier 2013 et jusqu'au prochain référencement d'entreprise ».
Par jugement du 15 octobre 2014, le tribunal de commerce de Nanterre a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'égard de la société CROP.
Par acte d'huissier du 5 juin 2015, la société CROP a assigné la société La France Mutualiste devant le tribunal de grande instance de Paris en réparation de préjudices causés par la rupture brutale des relations commerciales, au visa des articles L. 442-6 I° du code de commerce et 1382 du code civil.
Par jugement du 31 juillet 2015, le tribunal de commerce de Nanterre a arrêté un plan de redressement de la société CROP.
Par jugement du 10 mars 2016, le tribunal de commerce de Nanterre a prononcé la résolution du plan de redressement et la liquidation judiciaire de la société CROP, et désigné la SELARL X en qualité de liquidateur.
Par jugement du 9 octobre 2018, le tribunal de grande instance de Paris a :
- Rejeté les demandes de la société X en paiement ;
- Condamné la société X à payer à la société La France Mutualiste la somme de 3 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamné la société X aux dépens avec distraction ;
- Rejeté les demandes plus amples ou contraires ;
- Dit n'y avoir lieu au prononcé de l'exécution provisoire.
Par déclaration du 20 décembre 2018, la société X a interjeté appel de ce jugement en ce qu'il a :
- Rejeté ses demandes en paiement ;
- Condamné au paiement de la somme de 3 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens ;
- Rejeté ses demandes plus amples ou contraires.
Par ses dernières conclusions notifiées le 17 février 2021, la société X, en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société CROP, demande, au visa des articles L. 442-6-I-5° du code de commerce et 1382 du code civil, d'infirmer le jugement et, statuant à nouveau, de :
- Condamner la société La France Mutualiste à lui verser les sommes de :
* 951 512,24 euros au titre de la réparation de la rupture brutale de leurs relations commerciales.
* 8 000 euros au titre de son préjudice moral.
* 3 000 euros au titre de l'atteinte à son image.
* 12 553,58 euros au titre de la réparation des frais du redressement judiciaire causé par la rupture brutale des relations commerciales.
* 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
- Rejeter les demandes de la société La France Mutualiste.
- Condamner la société La France Mutualiste aux dépens qui pourront être recouvrés par la société BDL Avocats conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Par ses dernières conclusions notifiées le 10 mai 2021, la société La France Mutualiste demande, au visa de l'article L. 442-6, I 5° du code de commerce, de confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté les demandes de la société X en sa qualité de liquidateur judiciaire, de le réformer en ce qu'il a rejeté ses demandes, et statuant à nouveau, de :
- Rejeter les demandes de la société X en sa qualité de mandataire liquidateur de la société CROP.
- Condamner la société X au paiement de la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens, qui seront recouvrés par la société C.L.R. & Associes, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
- Condamner la société X au paiement des éventuels honoraires d'huissier nécessaires à l'exécution de la décision à intervenir.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 23 septembre 2021.
La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits, prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS
Il est rappelé que la cour n'est pas tenue de statuer sur les demandes tendant à « dire » en ce qu'elles ne sont pas, exception faite des cas prévus par la loi, des prétentions, mais uniquement des moyens.
- Sur la rupture brutale d'une relation commerciale établie :
L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi n° 2010-874 du 27 juillet 2010 (version en vigueur jusqu'au 19 mars 2014), dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. La relation commerciale s'entend d'échanges commerciaux conclus directement entre les parties.
La relation commerciale est établie lorsqu'elle présente un caractère suivi, stable et habituel, et permet raisonnablement d'anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires entre les partenaires commerciaux dans la durée.
La qualification de relations commerciales établies au sens de l'article L. 442-6, I, 5° susvisé n'est pas conditionnée par l'existence d'un échange permanent et continu entre les parties. Une succession de contrats ponctuels peut être suffisante pour caractériser une relation commerciale établie.
En l'espèce, la société CROP recherche la responsabilité de la société La France Mutualiste pour rupture des relations commerciales établies à la suite du rejet de sa candidature à l'appel d'offres adressé par courriel du 3 août 2012.
Il résulte des explications des parties que la société La France Mutualiste a, depuis plusieurs années, confié des travaux ponctuels et des travaux de rénovation partielle ou totale à la société CROP, par des « bordereaux unitaires » et à la suite d'appels d'offres.
Aucune des parties ne verse aux débats ni les appels d'offres antérieurs à celui adressé par courriel du 3 août 2012, aux termes duquel il était exposé que « la Direction du patrimoine immobilier de La France Mutualiste remet en concurrence des entreprises en vue de signer un contrat cadre concernant sa campagne d'appartements », l'entreprise étant consultée « pour tous les corps d'état et l'ensemble des prix », ni les « bordereaux unitaires », ni même des factures.
Il est seulement produit par la société CROP un « contrat de fournitures et de prestations » conclu le 4 mai 2009 entre les parties, dont l'objet est de « définir les conditions dans lesquelles l'entrepreneur s'engage à réaliser les travaux qui lui sont confiés par le maître d'ouvrage », et qui renvoie aux « bordereaux de prix unitaires signés » et aux « différents contrats de fournitures et prestations dispositions particulières ».
Cependant, la société CROP a reconnu dans sa lettre du 1er octobre 2014 qu'il était recouru à la procédure de l'appel d'offres, relatant avoir toujours été habituée à renvoyer « ce genre de document de manière limite », avoir été sollicitée « sur deux appels d'offres simultanément : TCE et Escaliers + couloir [...] » et avoir privilégié le second qui paraissait « plus important car moins généraliste et compte tenu de la période de congés », et avoir reçu postérieurement, en 2014, un nouvel appel d'offres de la société La France Mutualiste.
L'appel d'offres de 2012 avait pour finalité la signature d'un contrat-cadre pour les travaux de rénovation complète, avec un référencement des entreprises retenues.
La société La France Mutualiste n'a contracté aucun engagement quantitatif à l'égard de la société CROP et n'a garanti aucun chiffre d'affaires minimum, que ce soit pour les travaux ponctuels que pour les travaux de rénovation.
La société CROP avait nécessairement conscience qu'elle ne pouvait anticiper sur une stabilité des relations, alors que l'attribution des travaux par appel d'offres était soumise à un aléa.
Le liquidateur de la société CROP verse aux débats un « tableau chiffre d'affaires » et des « palmarès clients » par chiffres d'affaires et par année, établis par la société CROP, qui ne sont étayés par aucun document comptable certifié.
Le tableau des chiffres d'affaires annuels qui auraient été réalisés avec la société La France Mutualiste de 1998 à 2014 fait apparaître des montants très différents selon les années :
1998 : 2 047,08 €.
1999 : 240 958,64 €.
2000 : 394 963,81 €.
2001 : 439 044,09 €, soit 51,70 % du chiffre d’affaires annuel de l'entreprise.
2002 : 353 514,79 €, soit 68,38 % du chiffre d’affaires annuel de l'entreprise.
2003 (7 mois) : 59 498,59 €, soit 16,41 % du chiffre d’affaires annuel de l'entreprise.
2007 : 194 515,00 €, soit 24,85 % du chiffre d’affaires annuel de l'entreprise.
2008 : 520 309,00 €, soit 51,91 % du chiffre d’affaires annuel de l'entreprise.
2009 : 1 138 269,00 €, soit 70,33 % du chiffre d’affaires annuel de l'entreprise.
2010 : 901 045,00 €, soit 60,97 % du chiffre d’affaires annuel de l'entreprise.
2011 : 928 628,00 €, soit 50,28 % du chiffre d’affaires annuel de l'entreprise.
2012 : 589 663,00 €, soit 52,89 % du chiffre d’affaires annuel de l'entreprise.
2013 (8 mois) : 342 100,00 €, soit 28,98 % du chiffre d’affaires annuel de l'entreprise.
2014 (4 mois) : 90 699,00 €.
Ce tableau ne distingue pas entre les travaux de rénovation et les travaux ponctuels, entre les travaux confiés par « bordereaux unifiés » et ceux relevant d'appels d'offres.
Le chiffre d'affaires réalisé avec la société La France Mutualiste et sa part dans le chiffre d'affaires annuel global de la société CROP auraient ainsi été fluctuants selon les années, avec une coupure des relations en 2004, 2005 et 2006, après une chute en 2003.
Dans sa lettre du 1er octobre 2014, la société CROP a relaté avoir « été mise à l'écart » en 2003.
Il résulte de ces éléments que si les relations avaient repris en 2007, avec une forte progression du chiffre d'affaires avant une diminution notamment marquée en 2012, la société CROP ne pouvait pas raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une continuité et une stabilité du flux d'affaires avec la société La France Mutualiste.
La relation commerciale ne peut dès lors pas être qualifiée d'établie. Les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce ne sont donc pas applicables.
Les demandes indemnitaires de la société CROP, formulées sur le fondement d'une rupture brutale, au titre d'une perte de marge brute, d'un gain manqué, de frais engagés, d'une atteinte à l'image et de frais de redressement judiciaire, doivent être en conséquence rejetées.
La société CROP ne prouve pas l'existence de conditions vexatoires et dénigrantes, alors que la société La France Mutualiste a rompu la relation aux motifs que l'offre n'avait pas respecté le formalisme et les délais imposés. Sa demande d'indemnité pour préjudice moral sur le fondement de la responsabilité délictuelle doit également être rejetée.
Le jugement, qui a rejeté les demandes indemnitaires, sera donc confirmé.
- Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile :
La société X, en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société CROP, qui succombe, sera tenue aux dépens de première instance et de la procédure d'appel.
Les dépens seront dès lors fixés au passif de la procédure collective de la société CROP.
Il apparaît équitable d'allouer à la société La France Mutualiste la somme de 4 000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel, en sus de celle de 3 500 euros au titre des frais irrépétibles exposés en première instance.
Cette condamnation sera dès lors fixée au passif de la procédure collective de la société CROP.
PAR CES MOTIFS
La cour,
CONFIRME le jugement du 9 octobre 2018 du tribunal de grande instance de Paris en ce qu'il a rejeté les demandes indemnitaires de la société X, en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société CROP ;
Y ajoutant,
FIXE la créance de la société La France Mutualiste au passif de la procédure collective de la société CROP aux sommes de 3 500 euros et 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
FIXE les dépens de première instance et d'appel au passif de la procédure collective de la société CROP.