TUE, 8e ch. élargie, 2 février 2022, n° T-399/19
TRIBUNAL DE L'UNION EUROPÉENNE
Arrêt
Rejet
PARTIES
Demandeur :
Polskie Górnictwo Naftowe i Gazownictwo S.A.
Défendeur :
Commission européenne, Gazprom PJSC, Gazprom export LLC
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. van der Woude
Juges :
M. Svenningsen (rapporteur), M. Barents, M. Mac Eochaidh, Mme Pynnä
Avocats :
Me Karasiewicz, Me Kaźmierczak, Me Kicun, Me Moskwa, Me Karenfort, Me Hainz, Me Evtimov, Me Tuominen, Me Heithecker, M. O’Keeffe
LE TRIBUNAL (huitième chambre élargie),
Antécédents du litige
1 La requérante, Polskie Górnictwo Naftowe i Gazownictwo S.A., est la société mère du groupe PGNiG, lequel est actif dans le secteur gazier et pétrolier, principalement en Pologne. Ce groupe a notamment des activités d’exploration et de production de gaz et de pétrole brut ainsi que d’importation, de vente et de distribution de gaz.
2 La requérante demande l’annulation de la décision C(2019) 3003 final de la Commission européenne, du 17 avril 2019, relative à un rejet de plainte (affaire AT.40497 – Prix polonais du gaz) (ci-après la « décision attaquée »), adoptée à la suite de la plainte qu’elle avait introduite à l’encontre de Gazprom PJSC et de ses filiales, dont Gazprom export LLC (ci-après, dénommées ensemble, « Gazprom »).
Sur les procédures dans les affaires AT.39816 et AT.40497
3 Entre 2011 et 2015, la Commission a pris plusieurs mesures en vue d’enquêter sur le fonctionnement des marchés du gaz en Europe centrale et orientale ainsi que, en particulier, d’examiner, au regard de l’interdiction des abus de position dominante prévue à l’article 102 TFUE, la conformité de certaines pratiques de Gazprom affectant ces marchés, et, plus particulièrement, ceux de Bulgarie, de République tchèque, d’Estonie, de Lettonie, de Lituanie, de Hongrie, de Pologne et de Slovaquie (ci‑après, dénommés ensemble, les « PECO concernés »). Dans ce contexte, la Commission a, notamment, envoyé des demandes de renseignements à la requérante. La procédure administrative correspondant à cette enquête a été enregistrée sous la référence « Affaire AT.39816 – Approvisionnement en gaz en amont en Europe centrale et orientale » (ci-après l’« affaire AT.39816 »).
4 Dans le cadre de cette affaire, après avoir ouvert la procédure prévue à l’article 11, paragraphe 6, du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101] et [102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1), et à l’article 2 du règlement (CE) n° 773/2004 de la Commission, du 7 avril 2004, relatif aux procédures mises en œuvre par la Commission en application des articles [101] et [102 TFUE] (JO 2004, L 123, p. 18), la Commission a, le 22 avril 2015 et conformément à l’article 10 du règlement n° 773/2004, envoyé une communication des griefs à Gazprom (ci-après la « CG »). Dans cette communication, la Commission avait, à titre préliminaire, conclu que Gazprom occupait une position dominante sur les marchés nationaux de la fourniture de gaz de gros en amont dans les PECO concernés et que, en violation de l’article 102 TFUE, elle abusait de cette position en déployant une stratégie anticoncurrentielle afin de fragmenter et d’isoler ces marchés et, ainsi, d’empêcher la libre circulation du gaz dans ces pays.
5 La Commission avait estimé que cette stratégie de Gazprom recouvrait trois ensembles de pratiques anticoncurrentielles affectant ses clients dans les PECO concernés, à savoir des pratiques reposant sur le fait que, premièrement, Gazprom aurait imposé des restrictions territoriales dans le cadre de ses contrats de fourniture de gaz avec des grossistes ainsi qu’avec certains clients industriels dans les PECO concernés, deuxièmement, ces restrictions territoriales auraient permis à Gazprom de mener une politique tarifaire déloyale dans cinq des PECO concernés, à savoir la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne, et, troisièmement, Gazprom aurait, en ce qui concerne la Bulgarie et la Pologne, subordonné ses fournitures de gaz à l’obtention de certaines assurances, de la part de grossistes, relatives à des infrastructures de transport gazier. S’agissant plus particulièrement de la Pologne, ces assurances auraient porté sur l’acceptation par le grossiste polonais, à savoir la requérante, du renforcement du contrôle de Gazprom sur la gestion du tronçon polonais du gazoduc Yamal, l’un des principaux gazoducs de transit en Pologne (ci-après les « griefs Yamal »).
6 Le 29 septembre 2015, Gazprom a répondu à la CG en contestant les préoccupations concurrentielles de la Commission. Le 14 février 2017, tout en continuant à contester ces préoccupations, elle a, en application de l’article 9 du règlement n° 1/2003, présenté un projet d’engagements.
7 Le 16 mars 2017, toujours dans l’affaire AT.39816, afin de recueillir les observations des parties intéressées sur ce projet d’engagements, la Commission a publié au Journal officiel de l’Union européenne une communication conformément à l’article 27, paragraphe 4, du règlement n° 1/2003 (JO 2017, C 81, p. 9), contenant un résumé de l’affaire AT.39816 ainsi que l’essentiel du contenu de ce projet d’engagements et accordant à ces parties un délai de sept semaines à compter de cette date pour soumettre leurs observations (ci-après la « consultation du marché »). Par la suite, notamment la requérante, le président de l’Urząd Regulacji Energetyki(Office de régulation de l’énergie polonais, ci-après l’« Office polonais ») et Gaz-System S.A., le gestionnaire du tronçon polonais du gazoduc Yamal, ont déposé des observations.
8 Le 9 mars 2017, en parallèle à la procédure administrative engagée par la Commission dans l’affaire AT.39816, la requérante a, en application de l’article 5 du règlement n° 773/2004, déposé une plainte évoquant cette affaire AT.39816 et dénonçant des pratiques abusives de Gazprom (ci-après la « plainte »).
9 Le 29 mars 2017, la Commission a accusé réception de la plainte, laquelle a ensuite été enregistrée dans le cadre d’une procédure distincte, sous la référence « Affaire AT.40497 – Prix polonais du gaz » (ci-après l’« affaire AT.40497 »).
10 Par une lettre du 31 mars 2017 adressée à la requérante, la Commission a relevé que les pratiques exposées dans la plainte et celles concernées par le projet d’engagements semblaient se chevaucher et l’a invitée à soumettre des observations dans le cadre de la consultation du marché. Après avoir obtenu une prorogation du délai applicable, la requérante a déposé ses observations sur ce projet le 19 mai 2017, comme cela a été mentionné au point 7 ci-dessus.
11 Le 15 mai 2017, dans l’affaire AT.40497, Gazprom a transmis à la Commission ses observations concernant la plainte.
12 Le 23 janvier 2018, la Commission a, conformément à l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 773/2004, indiqué par écrit à la requérante qu’elle prévoyait de rejeter la plainte et l’a invitée à faire connaître son point de vue dans un délai de quatre semaines (ci-après la « lettre d’intention de rejet »). Dans ce cadre, la Commission lui a également transmis une version non confidentielle de la CG, émise dans l’affaire AT.39816, ainsi qu’une version non confidentielle des observations de Gazprom sur cette plainte.
13 Le 2 mars 2018, la requérante a déposé des observations en réponse à la lettre d’intention de rejet. Outre qu’elle exprimait son insatisfaction quant aux conclusions provisoires contenues dans ladite lettre, la requérante a notamment fait valoir qu’elle estimait ne pas avoir reçu tous les documents sur lesquels était fondée la position de la Commission et que la version non confidentielle de la CG, émise dans l’affaire AT.39816, qui lui avait été transmise ne comportait pas certains passages indispensables.
14 Le 24 mai 2018, dans le cadre de l’affaire AT.39816 et après que Gazprom avait présenté un projet modifié d’engagements à la suite de la consultation du marché, la Commission a adopté la décision C(2018) 3106 final, relative à une procédure d’application de l’article 102 TFUE et de l’article 54 de l’accord EEE (Affaire AT.39816 – Approvisionnement en gaz en amont en Europe centrale et orientale), par laquelle elle a approuvé et rendu obligatoires les engagements pris par Gazprom et a clos la procédure administrative dans cette affaire en concluant qu’il n’y avait plus lieu qu’elle agisse concernant les pratiques identifiées dans la CG. Le 15 octobre 2018, la requérante a introduit un recours devant le Tribunal contre cette décision, enregistré sous le numéro d’affaire T‑616/18.
15 Le 5 septembre 2018, dans l’affaire AT.40497, la requérante est intervenue auprès du conseiller-auditeur en vue d’obtenir certains documents de cette affaire, au sens de l’article 7, paragraphe 2, sous b), de la décision 2011/695/UE du président de la Commission, du 13 octobre 2011, relative à la fonction et au mandat du conseiller-auditeur dans certaines procédures de concurrence (JO 2011, L 275, p. 29). Le 17 septembre suivant, le conseiller-auditeur l’a informée qu’il transmettait sa demande à la direction générale (DG) de la concurrence, compétente pour y répondre. Le 25 septembre 2018, la Commission a indiqué à la requérante qu’elle avait arrêté sa position en se fondant sur les documents qu’elle lui avait déjà communiqués et a refusé de lui donner accès à d’autres passages de la CG.
16 Le 17 avril 2019, la Commission a clos la procédure dans l’affaire AT.40497 en adoptant la décision attaquée.
Sur la décision attaquée
17 Dans la décision attaquée, la Commission a distingué les allégations de la plainte qui correspondaient aux préoccupations de concurrence couvertes par les engagements rendus obligatoires par la décision adoptée à l’issue de l’affaire AT.39816 des autres allégations avancées dans cette plainte à l’encontre de Gazprom.
18 Ainsi, s’agissant des premières allégations, la Commission a estimé, en substance, que les comportements visés étaient adéquatement pris en compte par lesdits engagements (voir points 2.2 et 2.3 de la décision attaquée). S’agissant des autres allégations, la Commission les a examinées successivement dans le point 2.4 de la décision attaquée, intitulé « Sujets non couverts par les engagements » (Matters not covered by the commitments).
19 Dans le cadre du point 2.4.1, intitulé « Le grief concernant le gazoduc Yamal » (The Objection concerning the Yamal Pipeline), la Commission a traité les allégations de la plainte selon lesquelles Gazprom, dans le contexte d’un déficit d’approvisionnement rencontré par la requérante en 2009 et en 2010 par suite d’une défaillance de Gazprom-RosUkrEnergo AG (ci-après « RUE »), une filiale ukrainienne de Gazprom, aurait subordonné la conclusion d’un contrat de fourniture à court terme de volumes de gaz supplémentaires à des conditions sans rapport avec l’objet de ce contrat (ci-après les « allégations relatives aux conditions en matière d’infrastructure »). Ces conditions sont résumées comme étant, premièrement, la renonciation à une créance sur cette filiale de Gazprom, deuxièmement, l’accord de la requérante pour que System Gazociągów Tranzytowych EuRoPol Gaz S.A. (ci-après « EuRoPol »), société propriétaire des infrastructures du tronçon polonais du gazoduc Yamal, détenue par la requérante et Gazprom, renonce à une créance sur cette dernière à hauteur de [confidentiel] (1) dollars des États-Unis (USD), troisièmement, la modification des statuts d’EuRoPol, dotant Gazprom d’un droit de véto eu égard à certaines décisions prises par celle-ci, ainsi que, quatrièmement, l’insertion de certaines clauses dans le contrat conclu entre EuRoPol et Gaz-System relatif à la gestion par cette dernière dudit tronçon (voir considérant 18, troisième et septième tirets, de la décision attaquée).
20 S’agissant toujours des allégations relatives aux conditions en matière d’infrastructure, la Commission a rappelé la position soutenue par la requérante avant d’exposer son appréciation, à chaque fois eu égard à deux sujets, à savoir, en premier lieu, la décision de l’Office polonais du 19 mai 2015 adoptée par l’intermédiaire de son président et certifiant Gaz-System en tant que gestionnaire de réseau indépendant pour le tronçon polonais du gazoduc Yamal (ci-après la « décision de certification ») et, en second lieu, l’imposition à la requérante d’assurances relatives à l’infrastructure.
21 Dans le cadre de son examen de ce second sujet, la Commission a considéré, sous l’indication « La contrainte étatique ne pouvait pas exclue » (State compulsion defence could not be excluded), qu’il n’était pas exclu que l’exception de l’action étatique soit applicable aux pratiques visées par les allégations en cause, en ce qu’il ne pouvait pas être exclu, en substance, que le comportement de Gazprom lui ait été imposé par le droit russe ou par des pressions irrésistibles des autorités russes, de sorte que ce comportement pouvait ne pas être autonome au sens de l’article 102 TFUE et que la possible restriction de concurrence en cause pouvait ne pas être imputable à cette entreprise. Sur ce point, la Commission a notamment relevé que la construction et le fonctionnement du tronçon polonais du gazoduc Yamal étaient régis par un accord intergouvernemental conclu en 1993 entre la République de Pologne et la Fédération de Russie ainsi que par des protocoles additionnels ultérieurs (ci-après, dénommés ensemble, les « accords Pologne-Russie »).
22 Dans le cadre du point 2.4.2, intitulé « Restrictions de fourniture durant la saison d’hiver 2014/2015 » (Supply Restrictions in the Winter Season 2014/2015), la Commission a traité les allégations de la plainte selon lesquelles Gazprom aurait abusivement réduit ses fournitures de gaz durant l’hiver 2014/2015 dans le but d’empêcher d’éventuelles réexportations de gaz vers l’Ukraine (ci-après les « allégations relatives aux restrictions de fourniture durant la saison d’hiver 2014/2015 »). En raison de ces restrictions, les volumes fournis par Gazprom à la requérante auraient été inférieurs aux volumes stipulés dans leur contrat, ce qui aurait causé à cette dernière un préjudice financier, compte tenu en particulier des frais d’interconnexion élevés qu’elle avait dû supporter pour importer du gaz d’Europe occidentale (voir considérant 18, cinquième tiret, de la décision attaquée).
23 Les points 2.4.3 et 2.4.4 de la décision attaquée concernent des allégations relatives, respectivement, au transfert de propriété du réseau de transmission de gaz biélorusse et à de prétendues violations des droits procéduraux de la requérante en tant que plaignante.
24 La Commission a, pour divers motifs, rejeté l’ensemble des allégations couvertes par le point 2.4 de la décision attaquée et a rejeté la plainte en application de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 773/2004, estimant qu’il n’y avait pas de motif suffisant pour poursuivre l’enquête.
Procédure et conclusions des parties
25 Par requête déposée au greffe du Tribunal le 25 juin 2019, la requérante a introduit le présent recours. Le mémoire en défense, la réplique et la duplique ont été déposés, respectivement, le 20 septembre 2019, le 6 novembre 2019 et le 9 janvier 2020.
26 Par acte séparé accompagnant la requête, la requérante a, en vertu de l’article 152 du règlement de procédure du Tribunal, demandé au Tribunal de statuer sur l’affaire selon la procédure accélérée. Par décision du 2 août 2019, le Tribunal a rejeté cette demande.
27 Le 4 octobre 2019, la composition des chambres du Tribunal ayant été modifiée, le juge rapporteur a été affecté à la huitième chambre, à laquelle la présente affaire a, par conséquent, été attribuée.
28 Par acte déposé au greffe du Tribunal le 7 octobre 2019, Gazprom a demandé à intervenir dans la présente procédure au soutien des conclusions de la Commission. Par ordonnance du 5 décembre 2019, le président de la huitième chambre du Tribunal a, les parties principales entendues, admis cette intervention. Le 17 janvier 2020, Gazprom a déposé un mémoire en intervention, et la requérante a déposé des observations sur ce mémoire le 21 février 2020.
29 Par décision du 28 mai 2020, le président de la huitième chambre a, au titre de l’article 67, paragraphe 2, du règlement de procédure, lu conjointement avec l’article 19, paragraphe 2, de ce même règlement, décidé, au vu des circonstances particulières de la présente affaire, de lui accorder un traitement prioritaire.
30 Le 8 juin 2020, sur proposition de la huitième chambre, le Tribunal a décidé, en application de l’article 28 du règlement de procédure, de renvoyer la présente affaire devant la huitième chambre élargie. Un membre de cette chambre élargie ayant été empêché de siéger, le président du Tribunal a été désigné pour compléter la chambre par décision du 15 juin 2020.
31 Sur proposition du juge rapporteur, le Tribunal a décidé d’ouvrir la phase orale de la procédure. En vue de celle-ci, dans le cadre de mesures d’organisation de la procédure, la requérante et la Commission ont été invitées à répondre par écrit à des questions posées par le Tribunal et la Commission a été invitée en outre à produire des documents. La requérante et la Commission ont déposé leurs réponses à ces questions, respectivement, le 3 décembre et le 8 décembre 2020 et la Commission a produit, en annexe à ses réponses, les documents demandés.
32 Pour des raisons liées à la crise sanitaire due à la COVID-19 et à la suite de demandes formulées par certaines parties, le président de la huitième chambre élargie a décidé de reporter l’audience, initialement fixée pour le 22 janvier 2021.
33 Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions posées par le Tribunal lors de l’audience du 20 mai 2021. À cette occasion, le Tribunal a également indiqué avoir pris note des observations sur le rapport d’audience présentées par la Commission le 27 avril 2021.
34 La requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :
– ordonner à la Commission de produire l’ensemble des documents relatifs à l’affaire AT.40497 autres que ceux produits en annexe au recours ;
– à titre principal, annuler partiellement la décision attaquée, en tant qu’elle porte rejet des allégations relatives aux conditions en matière d’infrastructure et des allégations relatives aux restrictions de fourniture durant la saison d’hiver 2014/2015, et, à titre subsidiaire, annuler la décision attaquée dans son intégralité ;
– condamner la Commission aux dépens.
35 La Commission, soutenue par Gazprom, conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :
– rejeter la demande de mesures d’organisation de la procédure ;
– rejeter le recours ;
– condamner la requérante aux dépens.
En droit
36 À l’appui de son recours, la requérante soulève cinq moyens, tirés, respectivement :
– le premier, d’un détournement de pouvoir, en ce que la Commission, d’une part, a adopté la décision attaquée, en tant qu’elle est fondée sur la possible application de l’exception dite de l’action étatique concernant les agissements reprochés à Gazprom, sur une base juridique erronée, à savoir l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 773/2004, et non l’article 10 du règlement n° 1/2003, et, d’autre part, a décidé d’examiner la plainte dans le cadre d’une nouvelle procédure (affaire AT.40497) dans le but de restreindre le droit de la requérante d’être entendue dans le cadre de l’affaire AT.39816 ;
– le deuxième, d’une violation de l’article 102 TFUE, en ce que la Commission a admis comme élément exonératoire d’un abus de position dominante la contrainte étatique exercée par un État tiers ;
– le troisième, d’une violation de l’article 7, paragraphe 1, et de l’article 8, paragraphe 1, du règlement n° 773/2004, de l’article 296 TFUE et de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), en raison d’un défaut de communication, dans la lettre d’intention de rejet, de l’ensemble des informations pertinentes et d’un défaut de transmission, avec cette lettre, des documents sous-tendant l’appréciation provisoire de la Commission ;
– le quatrième, d’une violation de l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 773/2004 et de l’article 296 TFUE, en raison de la méconnaissance de l’obligation de procéder à un examen diligent de toutes les circonstances de fait et de droit exposées dans la plainte et du devoir de motivation ;
– le cinquième, d’une violation de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 773/2004, lu conjointement avec l’article 102 TFUE, en raison d’erreurs manifestes d’appréciation relatives, d’une part, à la décision de certification et, d’autre part, aux allégations relatives aux restrictions de fourniture durant la saison d’hiver 2014/2015.
37 Le présent recours, en ses différents moyens, concerne essentiellement les points 2.4.1 et 2.4.2 de la décision attaquée, portant, d’une part, sur les allégations relatives aux conditions en matière d’infrastructure et, d’autre part, sur les allégations relatives aux restrictions de fourniture durant la saison d’hiver 2014/2015.
38 Le Tribunal estime opportun d’examiner d’abord le troisième moyen.
Sur letroisième moyen,tiré d’une violation de l’article 7, paragraphe 1, et de l’article 8, paragraphe 1, du règlement n° 773/2004, de l’article 296 TFUE ainsi que de l’article 47 de la Charte
39 La requérante reproche à la Commission d’avoir omis, d’une part, de mentionner des informations pertinentes dans la lettre d’intention de rejet et, d’autre part, de lui transmettre l’ensemble des documents sur lesquels étaient fondées l’évaluation provisoire émise dans ladite lettre ainsi que l’évaluation figurant dans la décision attaquée. Ce faisant, la Commission aurait violé les droits de la requérante d’être entendue et informée, tels que consacrés par l’article 7, paragraphe 1, et l’article 8, paragraphe 1, du règlement n° 773/2004, l’article 296 TFUE ainsi que l’article 47 de la Charte.
40 S’agissant de la violation de l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 773/2004, la requérante soutient que, en vertu de cette disposition, la Commission doit fournir au plaignant tous les éléments de fait et de droit sur lesquels elle se fonde, de sorte que celui-ci puisse réagir utilement.
41 Or, la Commission n’aurait pas indiqué clairement dans la lettre d’intention de rejet que le rejet des allégations relatives aux conditions en matière d’infrastructure (présentées au point 19 ci-dessus) serait fondé sur l’application possible de l’exception de l’action étatique, compte tenu de l’existence d’une contrainte étatique résultant du droit russe. Elle se serait limitée, aux points 96 à 106 de cette lettre, à rappeler l’importance du « caractère intergouvernemental » des relations dans le secteur du gaz, qui a pu conditionner le comportement de Gazprom, et à faire de vagues références à des dispositions des accords Pologne-Russie sans toutefois mettre leur contenu en rapport avec ce comportement. La seule allusion relative au droit russe se trouverait au point 102 de ladite lettre, où figurerait une pure spéculation dépourvue de renvoi à un quelconque document qui aurait permis à la requérante de reconstituer le raisonnement de la Commission et, donc, d’y répondre.
42 Pour sa part, la Commission considère que la teneur des accords Pologne-Russie, certaines affirmations figurant dans la plainte et le contenu d’une lettre du 30 août 2016 du ministre de l’Énergie russe à son homologue polonais (ci-après la « lettre du 30 août 2016 ») auraient suffi à justifier sa conclusion provisoire concernant les griefs Yamal.
43 Ainsi, la Commission fait valoir qu’elle a exposé au point 102 de la lettre d’intention de rejet que ses doutes étaient fondés sur les éventuelles obligations imposées à Gazprom par le droit russe ou par le statut des accords Pologne-Russie sous l’empire de ce droit. En outre, dans cette lettre, la Commission aurait précisé quelles dispositions de ces accords régissaient les questions relatives à la construction ainsi qu’au fonctionnement du tronçon polonais du gazoduc Yamal et constituaient les bases pour la conclusion des contrats de fourniture de gaz entre Gazprom et la requérante. Enfin, la Commission aurait encore indiqué dans ladite lettre que certains éléments de la plainte suggéraient que c’était la Fédération de Russie, et non Gazprom, qui était à l’origine de la subordination de la conclusion de contrats de fourniture de gaz à l’obtention d’assurances sans rapport avec ces contrats et que les questions relatives aux fournitures de gaz revêtaient un caractère intergouvernemental.
44 Pour le surplus, en ce que la requérante soutient que la Commission aurait dû faire référence à des actes législatifs ou à d’autres documents, cette position découlerait de la conviction erronée selon laquelle la Commission est tenue de procéder à des constatations qui seraient certaines ou, du moins, fortement probables, alors qu’une telle obligation ne s’imposerait pas dans le cadre d’un rejet de plainte.
45 Aux termes de l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 773/2004, lorsque la Commission considère que, sur la base des informations dont elle dispose, il n’existe pas de motifs suffisants pour donner suite à une plainte, elle informe le plaignant de ses raisons et lui impartit un délai pour faire connaître son point de vue par écrit.
46 À cet égard, selon une jurisprudence constante, la Commission dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans le traitement des plaintes et, ainsi, est en droit d’accorder des degrés de priorité différents aux plaintes dont elle est saisie, ce qui inclut la possibilité de rejeter une plainte pour défaut d’intérêt suffisant de l’Union européenne à poursuivre l’examen de l’affaire (voir arrêt du 16 mai 2017, Agria Polska e.a./Commission, T‑480/15, EU:T:2017:339, points 34 et 35 et jurisprudence citée).
47 Étant donné que cette évaluation de l’intérêt pour l’Union que présente une plainte en matière de concurrence dépend des circonstances factuelles et juridiques de chaque espèce, il ne convient ni de limiter le nombre de critères d’appréciation auxquels la Commission peut se référer, ni, à l’inverse, de lui imposer le recours exclusif à certains critères. En tout état de cause, lorsque cette institution décide de ne pas ouvrir une enquête, elle n’est pas tenue d’établir l’absence d’infraction au soutien d’une telle décision (voir arrêt du 16 mai 2017, Agria Polska e.a./Commission, T‑480/15, EU:T:2017:339, points 35 et 37 et jurisprudence citée).
48 Le pouvoir discrétionnaire de la Commission n’est toutefois pas sans limites. Lorsque les institutions disposent d’un large pouvoir d’appréciation, le respect des garanties conférées par l’ordre juridique de l’Union dans les procédures administratives revêt une importance d’autant plus fondamentale. Parmi ces garanties figurent notamment le devoir de prendre en considération, en les examinant attentivement, tous les éléments de droit et de fait pertinents, en particulier ceux portés à sa connaissance par le plaignant (voir arrêts du 16 octobre 2013, Vivendi/Commission, T‑432/10, non publié, EU:T:2013:538, point 27 et jurisprudence citée, et du 16 mai 2017, Agria Polska e.a./Commission, T‑480/15, EU:T:2017:339, point 36 et jurisprudence citée), et l’obligation d’entendre utilement ce plaignant, afin de décider de la suite à donner à la plainte qui lui est présentée.
49 En l’espèce, il convient de noter que, dans la décision attaquée, la Commission a traité les allégations relatives aux conditions en matière d’infrastructure dans le cadre du point 2.4.1, intitulé « Le grief concernant le gazoduc Yamal » (The Objection concerning the Yamal Pipeline), et, plus particulièrement, aux considérants 99 à 110 de cette décision. Il ressort de ladite décision et de la lettre d’intention de rejet, corroborées par des réponses de la Commission aux questions du Tribunal, que ces allégations ont été rejetées pour un motif tiré de la probabilité limitée d’établir une infraction à l’article 102 TFUE et fondé sur deux justifications, l’une relative à la possible application de l’exception de l’action étatique (state action doctrine ou, selon les termes de cette décision, state compulsion defence) et l’autre relative à la décision de certification adoptée par l’Office polonais.
50 Auparavant, dans la lettre d’intention de rejet, antérieure à l’adoption de la décision attaquée, la Commission avait considéré de même qu’il n’y avait pas de motifs suffisants pour enquêter davantage sur les allégations relatives aux conditions en matière d’infrastructure, en raison de la probabilité limitée d’établir une infraction à l’article 102 TFUE (voir points 107 et 108 de ladite lettre). Cette conclusion provisoire reposait également sur deux justifications, à savoir, d’une part, la décision de certification et, d’autre part, le contexte intergouvernemental des relations entre la République de Pologne et la Fédération de Russie en matière de gaz (ces justifications étant examinées, respectivement, aux points 92 à 95 et aux points 96 à 106 de la lettre d’intention de rejet).
51 La violation alléguée de l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 773/2004 concerne cette seconde justification, relative au contexte intergouvernemental des relations entre la République de Pologne et la Fédération de Russie en matière de gaz.
52 À cet égard, dans la lettre d’intention de rejet, au regard du contexte intergouvernemental caractérisant les relations dans le secteur du gaz en Pologne et en Russie, la Commission avait évoqué, premièrement, certaines dispositions des accords Pologne-Russie et le fait que ces accords établiraient un ensemble exhaustif de règles relatives à la construction et à la gestion du gazoduc Yamal et prévoiraient la conclusion du contrat de fourniture de gaz entre la requérante et Gazprom. Deuxièmement, elle avait relevé que le rôle clé des gouvernements polonais et russe ressortait également de la plainte introduite par la requérante. Troisièmement, la Commission s’était référée au rôle éventuellement joué par la Fédération de Russie et à des dispositions spécifiques des accords Pologne-Russie pour expliquer que les faits allégués et reprochés à Gazprom n’étaient pas nécessairement imputables à cette entreprise.
53 Toutefois, force est de constater que la notion de l’exception de l’action étatique n’apparaît aucunement dans les considérations pertinentes de la lettre d’intention de rejet.
54 Or, il convient de rappeler que l’exception de l’action étatique permet d’exclure un comportement anticoncurrentiel du champ d’application des articles 101 et 102 TFUE et, partant, d’absoudre des entreprises de leur responsabilité pour ce comportement lorsque ledit comportement leur est imposé par une législation nationale, par un cadre juridique créé par cette législation ou encore par des pressions irrésistibles exercées par les autorités nationales. En revanche, les articles 101 et 102 TFUE peuvent s’appliquer s’il s’avère que subsiste la possibilité d’une concurrence susceptible d’être empêchée, restreinte ou faussée par des comportements autonomes des entreprises (voir arrêts du 11 novembre 1997, Commission et France/Ladbroke Racing, C‑359/95 P et C‑379/95 P, EU:C:1997:531, points 33 et 34 et jurisprudence citée ; du 18 septembre 1996, Asia Motor France e.a./Commission, T‑387/94, EU:T:1996:120, points 60 et 65 et jurisprudence citée, et du 11 décembre 2003, Strintzis Lines Shipping/Commission, T‑65/99, EU:T:2003:336, point 119 et jurisprudence citée).
55 En outre, selon la jurisprudence, cette exception doit être appliquée de manière restrictive (voir arrêts du 30 mars 2000, Consiglio Nazionale degli Spedizionieri Doganali/Commission, T‑513/93, EU:T:2000:91, point 60 et jurisprudence citée, et du 11 décembre 2003, Strintzis Lines Shipping/Commission, T‑65/99, EU:T:2003:336, point 121 et jurisprudence citée). Ainsi, le juge de l’Union a notamment considéré que la Commission ne pouvait rejeter des plaintes pour manque d’autonomie des entreprises mises en cause que s’il apparaissait sur le fondement d’indices objectifs, pertinents et concordants que ce comportement leur avait été unilatéralement imposé par les autorités nationales par l’exercice de pressions irrésistibles, telles que la menace de l’adoption de mesures étatiques susceptibles de leur faire subir des pertes importantes (voir arrêt du 18 septembre 1996, Asia Motor France e.a./Commission, T‑387/94, EU:T:1996:120, points 60 et 65 et jurisprudence citée).
56 Ainsi, compte tenu de la nature particulière, exonératoire de responsabilité, de l’exception de l’action étatique et du fait que la jurisprudence n’a pas reconnu son application en cas de contrainte étatique exercée par un État tiers, la Commission aurait dû, afin de permettre à la requérante d’être entendue utilement sur les motifs justifiant le rejet de la plainte, indiquer expressément, dans la lettre d’intention de rejet, que l’appréciation provisoire relative à la probabilité limitée d’établir une infraction à l’article 102 TFUE reposait sur un possible cas d’application de cette exception. La Commission ne saurait attendre de la requérante qu’elle discerne cette justification implicite dans les éléments avancés dans ladite lettre.
57 Cette conclusion n’est pas remise en cause par l’argument de la Commission tiré de ce que, au point 102 de la lettre d’intention de rejet, elle a noté que l’absence de ratification des accords Pologne-Russie par la République de Pologne n’aurait pas nécessairement un effet sur les obligations s’imposant à Gazprom en vertu du droit russe et sur la reconnaissance accordée à ces accords en vertu de ce droit.
58 En effet, cette allusion ne saurait être considérée comme suffisamment précise et la Commission ne saurait remplir son devoir d’information, au titre de l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 773/2004, par la transmission d’un indice quant à l’invocation, en substance, de l’exception de l’action étatique. Ce constat s’impose d’autant plus qu’il ressort du libellé du point 102 de la lettre d’intention de rejet, lu à la lumière du point 99 de ladite lettre, que la Commission visait principalement à répondre à une objection soulevée par la requérante dans ses observations présentées dans le cadre de la consultation du marché, relativement à l’affaire AT.39816.
59 Par ailleurs, la teneur de ses observations en réponse à la lettre d’intention de rejet confirme que la requérante n’a pas compris que la Commission faisait référence, en évoquant les accords Pologne-Russie et l’ordre juridique russe, à la possible application de l’exception de l’action étatique. Dans ces observations, la requérante a souligné le fait que, selon elle, ces accords ne régissaient pas la conduite de Gazprom d’une manière qui aurait expliqué les comportements anticoncurrentiels reprochés à cette entreprise, sans jamais évoquer ladite exception.
60 Il convient dès lors de considérer que la Commission a violé l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 773/2004.
61 Toutefois, conformément à une jurisprudence constante, ladite violation ne peut entraîner l’annulation en tout ou en partie de la décision attaquée que s’il est établi que, en l’absence de cette violation, la procédure dans l’affaire AT.40497 aurait pu aboutir à un résultat différent et que, par conséquent, la décision attaquée aurait pu avoir un contenu différent (voir arrêts du 11 mars 2020, Commission/Gmina Miasto Gdynia et Port Lotniczy Gdynia Kosakowo, C‑56/18 P, EU:C:2020:192, point 80 et jurisprudence citée, et du 11 septembre 2014, Gold East Paper et Gold Huasheng Paper/Conseil, T‑443/11, EU:T:2014:774, point 113 et jurisprudence citée ; voir également, en ce sens, arrêt du 29 octobre 1980, van Landewyck e.a./Commission, 209/78 à 215/78 et 218/78, non publié, EU:C:1980:248, point 47).
62 Aux fins d’apprécier si en l’absence de ladite violation la procédure aurait pu aboutir à un résultat différent et si la décision attaquée aurait pu avoir un contenu différent, il convient de relever que, à l’appui des premier, deuxième et quatrième moyens soulevés dans le cadre de la procédure contentieuse devant le Tribunal, la requérante a avancé, notamment, des arguments rejetant, par principe, l’application de l’exception de l’action étatique en l’espèce, mettant en cause l’examen diligent de la plainte par la Commission et contestant les appréciations et la motivation concrètement avancées pour justifier qu’il ne pouvait être exclu que cette exception s’appliquât aux comportements de Gazprom.
63 D’abord, s’agissant du principe de l’application de l’exception de l’action étatique, la requérante a fait valoir, dans le cadre du deuxième moyen, que cette exception ne pouvait s’appliquer dans un cas tel que le cas d’espèce, à savoir un cas dans lequel, d’une part, la contrainte étatique serait exercée par un État tiers, en l’occurrence la Fédération de Russie, plutôt qu’un État membre et, d’autre part, l’entreprise concernée, en l’occurrence Gazprom, serait contrôlée par cet État tiers et pourrait avoir elle-même sollicité l’exercice de la contrainte.
64 Or, il ne saurait être exclu que la contrainte étatique visée par l’exception de l’action étatique puisse être exercée par un État tiers (voir, en ce sens, arrêt du 30 septembre 2003, Atlantic Container Line e.a./Commission, T‑191/98 et T‑212/98 à T‑214/98, EU:T:2003:245, points 1128 à 1150). Néanmoins, il reste que, compte tenu en particulier de l’application restrictive de cette exception, la Commission doit, dans le cadre de son examen des circonstances factuelles et juridiques liées à une plainte et, plus particulièrement, du degré d’autonomie d’une entreprise, tenir compte d’une éventuelle porosité entre cette dernière et les structures étatiques à l’origine de la contrainte en cause.
65 À cet égard, il ressort précisément de la requête que la requérante aurait pu, au cours de la procédure administrative, invoquer des circonstances pertinentes eu égard à l’appréciation de l’existence et des implications d’une telle porosité en l’espèce, compte tenu notamment des interventions de la Fédération de Russie mentionnées dans la plainte ou du contrôle allégué de cette dernière sur Gazprom [confidentiel].
66 Ensuite, il convient de noter que des arguments avancés dans le cadre des premier et quatrième moyens reprochent à la Commission une insuffisance de motivation de la décision attaquée ainsi qu’une violation de son devoir de procéder à un examen attentif des éléments de faits et de droit exposés dans la plainte. En effet, la requérante souligne que la Commission n’a évoqué aucune disposition précise de droit russe et s’est limitée à des renvois généraux à certaines dispositions des accords Pologne-Russie, ce qui ne suffirait pas pour justifier un rejet de la plainte. Ces renvois seraient d’autant plus contestables que certaines exigences de Gazprom auraient été imposées avant la conclusion du protocole additionnel du 29 octobre 2010 et que ce protocole aurait été conclu précisément à la suite de pressions de la part de cette entreprise.
67 Sur la question de la motivation, le Tribunal relève en outre que le libellé du considérant 110 de la décision attaquée fait naître des doutes quant à la teneur précise de la conclusion globale figurant à ce considérant et, partant, quant à l’une des justifications avancées pour rejeter les allégations relatives aux conditions en matière d’infrastructure. En effet, la Commission semble viser, audit considérant, d’une part, la possible application de l’exception de l’action étatique, ainsi qu’il ressort des deux premières phrases de ce considérant, mais également, d’autre part et distinctement, le fait que les accords Pologne-Russie pourraient avoir largement déterminé le contenu du contrat de gestion conclu entre EuRoPol et Gaz-System, ainsi qu’il ressort de la troisième phrase dudit considérant et de l’usage du terme « furthermore » (en outre).
68 Par ailleurs, au-delà de la lettre d’intention de rejet et de la décision attaquée, il convient de relever que, dans ses réponses écrites aux questions du Tribunal, la Commission a indiqué que, à supposer même qu’il fût établi à suffisance de droit, à l’aune du contenu des accords Pologne-Russie et du contexte intergouvernemental invoqué, que les conditions relatives à l’exception de l’action étatique ne seraient pas remplies stricto sensu, ces accords constitueraient néanmoins un signal politique émis par un pays tiers pouvant être pris en compte, au titre du principe de respect mutuel (comity), pour apprécier l’intérêt de l’Union à poursuivre l’examen des allégations dans la plainte.
69 Partant, il en résulte une confusion, à tout le moins apparente, quant aux justifications soutenant le motif selon lequel il y avait une probabilité limitée d’établir une infraction à l’article 102 TFUE, voire quant à d’éventuels autres motifs permettant à la Commission de conclure à l’absence d’un intérêt suffisant de l’Union à poursuivre l’examen de l’affaire AT.40497.
70 Or, s’il était loisible à la Commission de s’appuyer, au titre de critères d’appréciation de l’intérêt de l’Union, sur la probabilité limitée d’établir une infraction ou encore sur des considérations relatives à l’influence d’accords intergouvernementaux sur un secteur donné, voire relatives à la prise en compte de considérations liées à la politique internationale de concurrence de l’Union, elle était tenue d’assurer que la requérante soit entendue utilement à cet égard et de motiver clairement la décision attaquée, ces obligations revêtant une importance d’autant plus fondamentale lorsqu’elle dispose d’un large pouvoir d’appréciation (voir, en ce sens, arrêt du 16 octobre 2013, Vivendi/Commission, T‑432/10, non publié, EU:T:2013:538, point 27 et jurisprudence citée).
71 Il résulte de ce qui précède que, en l’absence de la violation de l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 773/2004 constatée par le Tribunal, la procédure dans l’affaire AT.40497 aurait pu aboutir à un résultat différent et la décision attaquée aurait pu avoir un contenu différent en ce qui concerne la justification liée à l’exception de l’action étatique.
72 Toutefois, dès lors que le rejet des allégations relatives aux conditions en matière d’infrastructure est également fondé, comme il est exposé au point 49 ci-dessus, sur une justification liée à la décision de certification, il convient d’annuler la décision attaquée uniquement si cette seconde justification est également contestée par la requérante. Or, cette seconde justification est précisément visée par la première branche du cinquième moyen.
73 Partant, si la première branche du cinquième moyen, qui vise ladite seconde justification, s’avère fondée, il conviendra d’accueillir le présent moyen, en ce qu’il est tiré d’une violation de l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 773/2004, sans qu’il soit nécessaire d’examiner la prétendue violation de l’article 8, paragraphe 1, de ce règlement, de l’article 296 TFUE et de l’article 47 de la Charte.
Sur la première branche du cinquième moyen, tirée d’une violation de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 773/2004, lu conjointement avec l’article 102 TFUE, en ce que la Commission aurait commis une erreur manifeste d’appréciation relative aux allégations relatives aux conditions en matière d’infrastructure
74 La requérante reproche à la Commission d’avoir commis une erreur manifeste d’appréciation en considérant que la décision de certification établissait que Gaz-System avait la maîtrise des investissements relatifs au tronçon polonais du gazoduc Yamal, de sorte qu’il n’aurait pas été nécessaire d’analyser d’autres éléments concernant les allégations relatives aux conditions en matière d’infrastructure (présentées au point 19 ci-dessus et traitées dans le cadre du point 2.4.1 de la décision attaquée). En particulier, la Commission ne saurait valablement se prévaloir de cette décision comme constituant une justification essentielle au rejet de la plainte, tout en minimisant le fait que ladite décision n’a pas été exécutée correctement.
75 En effet, la requérante souligne que le dispositif de la décision de certification contenait deux points. Alors que le point 1 du dispositif de cette décision certifiait Gaz-System en tant que gestionnaire indépendant du tronçon polonais du gazoduc Yamal, le point 2 préconisait que, dans un délai de 24 mois, l’exploitation quotidienne des stations de compression et de comptage de gaz de ce tronçon soit assurée par Gaz-System. Or, ce point 2 n’aurait pas été mis en œuvre en raison de l’obstruction exercée par EuRoPol, en tant que propriétaire des infrastructures dudit tronçon, et indirectement par Gazprom, en sa qualité d’actionnaire d’EuRoPol (comme il est exposé au point 19 ci-dessus), notamment en mettant à profit la modification des statuts de cette entreprise commune et le droit de véto que Gazprom aurait obtenu en abusant de sa position dominante.
76 À cet égard, trois éléments illustreraient l’importance du point 2 du dispositif de la décision de certification. Premièrement, le président de l’Office polonais aurait, dans le cadre de la consultation du marché organisée au cours de la procédure dans l’affaire AT.39816, souligné l’inexécution du transfert requis par ce point. Deuxièmement, par la lettre du 30 août 2016, le ministre de l’Énergie russe aurait menacé de réduire ou de suspendre les fournitures de gaz par Gazprom en cas de mise en œuvre intégrale de ladite décision. Troisièmement, la Commission aurait elle-même, dans deux avis émis en 2014 et en 2015 respectivement sur deux projets de décision ayant précédé la décision de certification, souligné la pertinence d’un transfert à Gaz-System de l’exploitation quotidienne des stations de compression et de comptage. Elle aurait plus particulièrement évoqué le risque, en l’absence de ce transfert, qu’EuRoPol dispose d’un accès injustifié à des informations confidentielles et se prête à des pratiques discriminatoires envers les concurrents de ses actionnaires, à savoir la requérante et Gazprom. Partant, la décision de certification ne saurait être considérée indépendamment des réserves exprimées dans ces avis.
77 Ainsi, il ne saurait être déduit de la décision de certification une confirmation absolue ou une preuve indéniable de l’absence de pratique restrictive de concurrence en rapport avec le gazoduc Yamal de la part de Gazprom, d’autant plus que la non-exécution du point 2 de la décision serait imputable à celle-ci, qui continuerait donc d’exercer une influence illégale sur ce gazoduc.
78 La Commission, soutenue par Gazprom, insiste sur le fait que la décision attaquée porte exclusivement sur la probabilité d’établir une violation des règles de concurrence. Or, la décision de certification aurait été un indicateur que cette probabilité était faible. En effet, alors que l’opinion initiale de la Commission aurait été que Gazprom exerçait un contrôle sur les investissements relatifs au tronçon polonais du gazoduc Yamal, cette décision comporterait des constatations selon lesquelles la situation s’était modifiée à cet égard.
79 S’agissant de la recommandation de transfert d’exploitation énoncée au point 2 de la décision de certification, la Commission souligne que cette décision certifiait inconditionnellement, et donc définitivement, Gaz-System en tant que gestionnaire de réseau indépendant. Contrairement à ce que soutiendrait la requérante, une telle décision aurait une portée juridique réelle quant à l’indépendance du gestionnaire concerné et ne serait pas simplement déclaratoire. En outre, l’absence de mise en œuvre de cette recommandation serait sans incidence sur les constatations et les appréciations de l’Office polonais relatives aux investissements sur le tronçon polonais du gazoduc Yamal.
80 Quant aux deux avis que la Commission avait émis dans le cadre de la procédure de certification de Gaz-System, d’une part, ils n’auraient pas été contraignants. D’autre part, ces avis auraient eu pour objectif d’assurer une pleine application des règles du droit de l’Union en matière d’énergie, mais n’auraient pas d’incidence, dans le cadre de l’examen de la plainte, sur les doutes de la Commission quant à la possibilité de constater, s’agissant des allégations en cause, une infraction aux règles de concurrence en tant que telles.
81 Pour sa part, Gazprom soutient que la décision de certification constituait une indication importante de la faible probabilité qu’elle exerce une influence en ce qui concerne les investissements relatifs au tronçon polonais du gazoduc Yamal, et donc d’une faible probabilité de pouvoir constater une infraction.
82 S’agissant de l’inexécution de la recommandation figurant dans cette décision, la plainte n’aurait contenu aucune preuve de ce que cette inexécution fût imputable à un blocage de Gazprom, qui n’en serait pas responsable. À l’appui de cette affirmation, Gazprom souligne, premièrement, que, conformément au droit polonais, la décision de certification serait définitive et conférerait à Gaz-System des prérogatives dont elle ne pourrait pas empêcher l’exercice, deuxièmement, que Gaz-System serait seule destinataire de la décision de certification et donc que cette dernière seule serait tenue de l’exécuter, alors que, en revanche, il n’existerait pas de raison d’exiger d’EuRoPol (ou d’elle-même) qu’elle exécute cette décision, et, troisièmement, que, en cas d’inexécution, l’Office polonais pourrait, et même devrait, poursuivre l’exécution de ladite décision, notamment en imposant des sanctions financières, voire en la révoquant.
83 Le Tribunal rappelle, comme il a déjà été exposé au point 49 ci-dessus, que, dans la décision attaquée, la Commission a rejeté les allégations relatives aux conditions en matière d’infrastructure pour un motif tiré de la probabilité limitée d’établir une infraction à l’article 102 TFUE et fondé sur deux justifications, l’une relative à la possible application de l’exception de l’action étatique et l’autre relative à la décision de certification, cette dernière justification étant exposée aux considérants 99 à 102 et 109 de la décision attaquée.
84 À cet égard, en premier lieu, il est constant entre les parties que, par la décision de certification, le président de l’Office polonais a attribué à Gaz-System un certificat d’indépendance et, en particulier, a procédé à diverses constatations sur la maîtrise exercée par Gaz-System sur les investissements relatifs au tronçon polonais du gazoduc Yamal ainsi que sur la réalisation de certains investissements sur ce tronçon.
85 Toutefois, il est vrai que la décision de certification incluait également, dans son dispositif, un point relatif au transfert, à Gaz-System, de l’exploitation quotidienne des stations de compression et de comptage situées sur le tronçon polonais du gazoduc Yamal. Or, quoique laisse entendre la Commission, la question de ce transfert, nonobstant le fait qu’elle relève de la réglementation de l’Union en matière de gaz, implique des aspects concurrentiels pouvant relever des règles de concurrence de l’Union.
86 En effet, les services compétents de la Commission, certes distincts de la DG de la concurrence, avaient relevé la nécessité d’assurer le transfert de l’exploitation des stations de compression et de comptage dans chacun de ses deux avis émis, le 9 septembre 2014 et le 19 mars 2015, dans le cadre de la procédure de certification de Gaz-System. En particulier, dans l’avis du 9 septembre 2014, ces services avaient indiqué que l’exploitation de ces stations constituait l’une des tâches essentielles d’un gestionnaire de réseau de transport et avaient souligné la problématique, sur le terrain de la concurrence, découlant de l’exploitation desdites stations par EuRoPol, à savoir la propriétaire du tronçon polonais du gazoduc Yamal, étant donné que, du fait du contrôle exercé sur celle-ci par Gazprom et la requérante, elle faisait partie d’une entreprise verticalement intégrée. En particulier, cette exploitation desdites stations par EuRoPol augmenterait le risque d’un comportement discriminatoire et permettrait à cette entreprise de disposer d’informations confidentielles susceptibles de conférer un avantage concurrentiel à ses actionnaires, dont Gazprom.
87 Plus généralement, il convient de relever que la réglementation de l’Union en matière de gaz concerne assurément des enjeux de concurrence et que, en particulier, la directive 2009/73/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 juillet 2009, concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 2003/55/CE (JO 2009, L 211, p. 94), ainsi qu’il ressort d’une lecture de ses considérants 4 à 17, vise notamment à la création de conditions de concurrence équitables pour les fournisseurs de gaz en mettant en place un accès non discriminatoire aux réseaux de transport, par l’instauration d’une dissociation entre le gestionnaire d’un réseau et l’entreprise verticalement intégrée propriétaire de ce réseau.
88 Ces considérations relatives aux avis émis par les services compétents de la Commission dans le cadre de la procédure de certification de Gaz-System ne sauraient être remises en cause par l’argument selon lequel ces avis ne seraient pas contraignants, étant donné que, indépendamment de leur force juridique, c’est de la teneur desdits avis, en particulier quant aux potentiels problèmes de concurrence identifiés dans ceux-ci, dont la DG de la concurrence aurait dû tenir compte dans le cadre de son appréciation relative à la décision de certification.
89 En outre, force est de constater que ce transfert de l’exploitation des stations de compression et de comptage n’avait pas eu lieu à l’expiration du délai de 24 mois prévu au point 2 de la décision de certification, à savoir le 19 mai 2017, ni à la date d’adoption de la décision attaquée, à savoir le 17 avril 2019. Sur ce point, il convient d’écarter l’argument selon lequel la responsabilité de cette défaillance reviendrait à Gaz-System, en tant que destinataire de la décision de certification, voire pourrait revenir à la requérante, en tant qu’actionnaire contrôlant EuRoPol de manière conjointe avec Gazprom.
90 En effet, il ressort de la lettre du 30 août 2016, qui avait été envoyée par le ministre de l’Énergie russe, que le blocage lié au transfert d’exploitation émanait vraisemblablement de Gazprom, plutôt que de la requérante ou de Gaz-System, et ce indépendamment d’éventuels doutes sur la question de savoir si cette lettre était l’indice d’une pression de la Fédération de Russie sur Gazprom ou pouvait constituer une intervention sollicitée par cette dernière en vue de défendre ses propres intérêts. En tout état de cause, l’interrogation quant à l’origine de ce blocage est de nature à renforcer la pertinence de l’absence de transfert de l’exploitation des stations de compression et de comptage.
91 Il en résulte que la Commission ne pouvait pas conférer une importance déterminante à la décision de certification sans avoir égard au point 2 du dispositif de cette décision et, plus généralement, aux circonstances entourant l’absence de transfert de l’exploitation des stations de compression et de comptage.
92 En second lieu, il convient de souligner que la Commission a, dans la décision attaquée, considéré que les constatations et les appréciations figurant dans la décision de certification et relatives aux investissements sur le tronçon polonais du gazoduc Yamal lui avaient permis de conclure que ses préoccupations préliminaires de concurrence identifiées dans la CG, émise dans l’affaire AT.39816, et relatives aux griefs Yamal n’avaient pas été confirmées et que, donc, aucun engagement n’était nécessaire à cet égard.
93 Pourtant, ainsi que l’a relevé la requérante, le contenu de sa plainte dépassait le champ des griefs couverts par la CG, et, en particulier, les allégations relatives aux conditions en matière d’infrastructure couvraient des pratiques dépassant la seule question de la maîtrise des investissements sur le tronçon polonais du gazoduc Yamal. En effet, ainsi qu’il est exposé au point 19 ci-dessus, ces allégations, faites parallèlement dans la plainte, concernaient, de manière plus générale, les pratiques par lesquelles Gazprom aurait imposé diverses conditions, à savoir qu’elle aurait exigé des modifications des statuts d’EuRoPol lui permettant de bloquer toute activité de cette dernière qu’elle jugerait contraire à ses intérêts, qu’elle aurait imposé certaines clauses dans le contrat de gestion devant être conclu par EuRoPol et Gaz-System et qu’elle aurait demandé que la requérante accepte, y compris en tant qu’actionnaire d’EuRoPol, de renoncer à certaines créances dues par RUE et Gazprom.
94 Partant, en se prévalant des constatations et des appréciations figurant dans la décision de certification relatives aux investissements sur le tronçon polonais du gazoduc Yamal, la Commission a réduit les allégations exposées dans la plainte à la seule portée des griefs Yamal exposés dans la CG.
95 Or, contrairement à ce que soutient la Commission, une telle approche ne saurait être justifiée par le fait, ainsi qu’il ressortirait de la plainte elle-même, que Gazprom ait traité comme un ensemble les conditions qui subordonnaient la conclusion d’un contrat de fourniture de volumes de gaz supplémentaires, de sorte que les constatations et les appréciations relatives aux investissements sur le tronçon polonais du gazoduc Yamal auraient eu une incidence sur l’appréciation globale de ces conditions. En effet, comme il ressort du point précédent, les pratiques concernées étaient de natures différentes, en particulier en ce qu’elles concernaient également des renonciations à des créances dues par RUE et Gazprom, et dépassaient cette question des investissements.
96 Pour le surplus, en ce que la Commission conteste la prémisse de la requérante selon laquelle il serait plus approprié de résoudre, dans le cadre d’une procédure de concurrence, des difficultés pourtant liées à la mise en œuvre de la réglementation de l’Union en matière de gaz, il convient de noter qu’il était loisible, le cas échéant, à la Commission de se prévaloir, au titre de critères d’appréciation de l’intérêt de l’Union, d’un motif de rejet de plainte lié au fait qu’il existait d’autres canaux permettant de remédier aux pratiques concernées, ou du moins à certaines d’entre elles, tels que la vérification par les autorités polonaises du respect de cette réglementation. Toutefois, la Commission était tenue d’assurer que la requérante soit entendue utilement à cet égard et de motiver clairement la décision attaquée, ces obligations revêtant une importance d’autant plus fondamentale lorsqu’elle dispose d’un large pouvoir d’appréciation (voir, en ce sens, arrêt du 16 octobre 2013, Vivendi/Commission, T‑432/10, non publié, EU:T:2013:538, point 27 et jurisprudence citée).
97 Partant, s’agissant des allégations relatives aux conditions en matière d’infrastructure, la Commission a commis une erreur manifeste d’appréciation en considérant que les constatations et les appréciations relatives aux investissements sur le tronçon polonais du gazoduc Yamal figurant dans la décision de certification justifiaient de conclure qu’il n’y avait qu’une probabilité limitée d’établir une infraction à l’article 102 TFUE.
98 Il résulte de ce qui précède que, en ce qui concerne la violation de l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 773/2004 exposée au point 60 ci-dessus, il convient de conclure, dans la lignée des conclusions exposées aux points 71 à 73 ci-dessus, que, également en tenant compte de la seconde justification, relative à la décision de certification, la procédure dans l’affaire AT.40497 aurait pu aboutir à un résultat différent et que la décision attaquée aurait pu avoir un contenu différent, et, par conséquent, cette violation entraîne l’annulation de cette décision.
99 Le Tribunal estime néanmoins opportun d’examiner la seconde branche du cinquième moyen.
Sur la seconde branche du cinquième moyen, tirée d’une violation de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 773/2004, lu conjointement avec l’article 102 TFUE, en ce que la Commission aurait commis des erreurs manifestes d’appréciation relatives auxrestrictions de fourniture durant la saison d’hiver 2014/2015
100 Selon la requérante, la Commission a commis plusieurs erreurs manifestes d’appréciation en rejetant les allégations relatives aux restrictions de fourniture durant la saison d’hiver 2014/2015, présentées au point 19 ci-dessus et traitées dans le cadre du point 2.4.2 de la décision attaquée, erreurs en l’absence desquelles elle aurait pu considérer que l’intérêt de l’Union consistait à éliminer le risque que Gazprom puisse de nouveau utiliser des restrictions de fourniture pour empêcher des réexportations de gaz.
101 Premièrement, la Commission aurait considéré à tort que le risque d’un impact résultant de perturbations dans les fournitures de gaz était désormais réduit en raison de l’amélioration de la connexion du marché polonais avec le marché allemand. En effet, l’instauration de flux physiques inversés sur le gazoduc Yamal aurait été antérieure à l’incident dénoncé, puisqu’elle remonterait au mois d’avril 2014. En outre, cette amélioration serait inutile pour d’autres États membres touchés par les restrictions en cause.
102 Deuxièmement, la Commission aurait à tort constaté qu’elle ne disposait pas de preuve de ce que ledit incident constituait un abus de position dominante, alors qu’elle aurait omis d’examiner correctement les éléments de preuve à sa disposition. En effet, l’objectif des restrictions des réexportations de gaz vers l’Ukraine serait démontré par une déclaration publique du ministre de l’Énergie russe du 25 septembre 2014, mentionnée tant dans la plainte que dans la réponse à la lettre d’intention de rejet. D’autres éléments concordants auraient été fournis, qui démontreraient que ces restrictions avaient touché la Hongrie, l’Autriche et la Slovaquie et que la Hongrie avait interrompu les réexportations vers l’Ukraine. Ultérieurement, outre les menaces contenues dans la lettre du 30 août 2016, de telles restrictions seraient encore survenues en 2018 en Roumanie et en Ukraine.
103 Troisièmement, la Commission aurait erronément qualifié les restrictions dénoncées de violations contractuelles, pour lesquelles la requérante pourrait demander une indemnisation en application des mécanismes contractuels de règlement des différends. Or, cette qualification découlerait du défaut de prise en considération du contexte plus large dans lequel s’inscrivent ces restrictions, à savoir une stratégie de Gazprom visant à restreindre la concurrence. Par ailleurs, le fait qu’une pratique s’inscrive dans un contexte contractuel et qu’il existe un mécanisme contractuel de règlement des conflits n’impliquerait pas en soi qu’une intervention de la Commission ne soit pas justifiée, car ces circonstances n’excluraient pas l’existence des pratiques anticoncurrentielles.
104 Quatrièmement, contrairement à ce qu’aurait considéré la Commission, la pratique dénoncée par la requérante ne serait pas révolue et aurait encore un impact sur l’état actuel de la concurrence. En effet, la position défendue par la Commission procéderait de la non-prise en considération d’autres éléments, à savoir les autres exemples de restrictions présentés par la requérante et le fait que de telles restrictions seraient utilisées comme un instrument à finalité anticoncurrentielle, en vue de segmenter les marchés ou d’imposer les concessions voulues par Gazprom à ses clients. En outre, la Commission aurait négligé le fait que le développement des infrastructures de transport de gaz contrôlées par Gazprom et qui permettraient de contourner les États membres d’Europe centrale (gazoduc Nord Stream 1 et projets de gazoducs Nord Stream 2 et TurkStream) renforcerait ses capacités à mettre en œuvre de telles pratiques, ce qui n’aurait pas été résolu par les engagements de Gazprom rendus obligatoires dans le cadre de l’affaire AT.39816.
105 La Commission, soutenue par Gazprom, conteste les erreurs d’appréciations alléguées par la requérante, de sorte que la présente branche devrait être écartée.
106 À cet égard, il ressort de la décision attaquée et de la lettre d’intention de rejet que la Commission a considéré qu’elle n’avait pas à enquêter davantage sur les allégations relatives aux restrictions de fourniture durant la saison d’hiver 2014/2015 pour essentiellement quatre motifs. Premièrement, les pratiques en cause constituaient un différend de nature contractuelle sans que les éléments à sa disposition lui permettent de conclure qu’elles auraient été abusives. Deuxièmement, le mécanisme de résolution des différends prévu dans le contrat entre Gazprom et la requérante offrait une alternative à une enquête de concurrence et un moyen adéquat de remédier à ces pratiques. Troisièmement, lesdites pratiques appartenaient au passé, sans qu’il apparaisse qu’elles auraient affecté la concurrence au moment de l’adoption de la décision attaquée. Enfin, quatrièmement, l’amélioration de l’interconnexion entre l’Allemagne et la Pologne avait significativement réduit le risque que de futurs problèmes de fourniture affectent cette dernière.
107 S’agissant du premier motif, le Tribunal relève que le principal élément de preuve allant dans le sens de l’existence d’un comportement potentiellement abusif est la déclaration publique du ministre de l’Énergie russe du 25 septembre 2014, laissant entendre que le mobile des restrictions de fourniture aurait été d’empêcher les réexportations de gaz des PECO concernés vers l’Ukraine. Or, comme le fait valoir la Commission, cet élément ne saurait suffire à constater une infraction à l’article 102 TFUE, ni justifier, à lui seul, d’enquêter davantage sur ces restrictions, d’autant plus que, ainsi qu’il ressort de la lettre d’intention de rejet, une autre raison pouvait expliquer lesdites restrictions, à savoir la constitution des réserves russes de gaz, même à supposer que la vraisemblance de cette autre raison puisse être contestée.
108 Cela n’est pas remis en cause par le fait que les restrictions de fourniture durant la saison d’hiver 2014/2015 se fussent inscrites dans une stratégie générale de Gazprom, qui aurait été documentée dans la CG, émise dans l’affaire AT.39816, et serait encore confirmée par les menaces contenues dans la lettre du 30 août 2016.
109 En effet, bien qu’une telle stratégie ait été évoquée dans la CG, cette stratégie se décompose en diverses catégories de pratiques et, à supposer même que le mobile de ces restrictions ait été d’empêcher des réexportations vers l’Ukraine, de telles restrictions se distinguent des pratiques exposées dans la CG, qui visent les échanges entre les PECO concernés, ainsi que des prétendues menaces figurant dans la lettre du 30 août 2016, qui concernent la gestion du tronçon polonais du gazoduc Yamal. Partant, la Commission pouvait raisonnablement examiner lesdites restrictions de manière isolée, compte tenu également du fait que la décision adoptée à l’issue de l’affaire AT.39816, examinée notamment aux points 2.2 et 2.3 de la décision attaquée, a rendu obligatoires des engagements pris par Gazprom pour remédier aux préoccupations de concurrence de la Commission dans cette affaire.
110 En outre, la hausse des frais d’interconnexions durant la saison d’hiver 2014/2015 et le fait que les restrictions de fourniture durant cette saison ont affecté plusieurs États membres, et non la seule République de Pologne, évoqués par la requérante, ne sont pas, en tant que tels, susceptibles de démontrer une infraction à l’article 102 TFUE.
111 S’agissant du deuxième motif, il est vrai, comme le fait valoir la requérante, que la nature contractuelle d’une pratique et l’existence d’un mode contractuel de règlement des différends n’excluent pas que cette pratique constitue une infraction aux règles de concurrence de l’Union. Toutefois, il reste que la requérante n’a pas contesté qu’il existe, comme cela est constaté dans la décision attaquée, un tel mode de règlement des différends dans son contrat de fourniture de gaz conclu avec Gazprom. Or, la Commission peut validement tenir compte de l’existence de canaux alternatifs permettant, en principe, de remédier aux pratiques contestées par un plaignant.
112 S’agissant du troisième motif, à savoir que les restrictions de fourniture en cause appartiendraient au passé, il convient de considérer, pour les raisons exposées au point 108 ci-dessus, que ces restrictions pouvaient être considérées de manière isolée par la Commission. Pour le reste, les autres éléments évoqués par la requérante, en particulier les problèmes qui auraient été causés par Gazprom en Roumanie en 2018 et la prétendue mainmise de cette entreprise sur les infrastructures de transport gazier en Europe, à supposer même qu’ils constituent des pratiques comparables auxdites restrictions, n’ont pas été avancés durant la procédure administrative ou constituent des allégations trop générales pour remettre en cause l’appréciation de la Commission.
113 S’agissant du quatrième motif, il suffit de constater que la requérante ne conteste pas la réalité de l’amélioration de l’interconnexion entre l’Allemagne et la Pologne, ni l’augmentation des volumes de gaz transportés du premier vers le second pays depuis 2016.
114 Partant, il convient de conclure que la Commission n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en considérant qu’il n’y avait pas de motifs suffisants pour enquêter davantage sur les allégations relatives aux restrictions de fourniture durant la saison d’hiver 2014/2015.
115 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, et, en particulier, à la conclusion, exposée au point 98 ci-dessus, selon laquelle la Commission a violé l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 773/2004, étant entendu que, en l’absence de cette violation, la procédure dans l’affaire AT.40497 aurait pu aboutir à un résultat différent et que la décision attaquée aurait pu avoir un contenu différent, il convient d’accueillir le recours. Dans ces conditions, le Tribunal estime qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur la demande de mesures d’organisation de la procédure formulée par la requérante.
Sur les dépens
116 Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens de la requérante, conformément aux conclusions de cette dernière.
117 Par ailleurs, en application de l’article 138, paragraphe 3, du règlement de procédure, le Tribunal peut décider qu’une partie intervenante autre qu’un État membre ou une institution de l’Union supportera ses propres dépens. En l’espèce, Gazprom supportera donc ses propres dépens.
Par ces motifs,
LE TRIBUNAL (huitième chambre élargie)
déclare et arrête :
1) La décision C(2019) 3003 final de la Commission européenne, du 17 avril 2019, relative à un rejet de plainte (affaire AT.40497 – Prix polonais du gaz), est annulée.
2) La Commission supportera ses propres dépens ainsi que les dépens exposés par Polskie Górnictwo Naftowe i Gazownictwo S.A.
3) Gazprom PJSC et Gazprom export LLC supporteront leurs propres dépens.