CA Rennes, 5 mars 2013, n° 12/00302
RENNES
Arrêt
Infirmation partielle
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Poumarede
Conseillers :
Mme Cocchiello, Mme Andre
EXPOSÉ DU LITIGE
Le 10 mars1997, R... K... a conclu avec la S.A E... un contrat de communication exclusive de savoir-faire prenant effet le 1er janvier 1997 pour se terminer le 30 juin 1997 avec faculté de prorogation. Cette exclusivité a été consacrée ultérieurement par 5 avenants successifs signés entre les 29 juillet 1997 et 4 janvier 2000 moyennant une contrepartie pécuniaire forfaitaire de 300 000 F. en 1997, 600.000 F. en 1998, 40.000 F. pour le premier semestre 1999, 50.000 F. par mois pour le deuxième semestre 1999 et enfin 40.000 F. par mois pour l'année 2000.
Le 20 février 2001, la SA E... et R... K... ont déposé à l' I.N.P.I un brevet portant sur un dispositif et un procédé de prélèvement et de collecte du sang d'animaux de boucherie, notamment de porcs, à destination des abattoirs. Ce brevet n° EP 1232691 a fait l'objet d'une extension européenne mais seule la partie française a été maintenue en vigueur. Un deuxième brevet, déposé le 13 août 2001 sous le n° 01 108 37, a lui aussi fait l'objet d'une extension européenne mais la déchéance en est survenue le 30 avril 2008.
Le brevet a été mis en oeuvre, à compter du mois de juillet 2001, dans un abattoir de la société E....
Par lettre datée du 29 octobre 2004, la société E... a informé monsieur K... de son intention de céder sa quote-part de propriété des brevets en cause. Celui-ci s'est alors prévalu de son droit de préemption mais l'opération n'a pas été menée à son terme.
Le 21 avril 2005, monsieur K... a accepté de prendre en charge une partie des frais de brevet mais a sollicité, en sa qualité de copropriétaire non exploitant, l'indemnisation prévue à l'article L 613-29 du code de la propriété intellectuelle.
Par acte d'huissier du 8 juillet 2005, monsieur K... a saisi le tribunal de grande instance de Rennes d'une demande :
- d'organisation avant dire droit d'une expertise pour déterminer "sa rémunération équitable" ;
- de paiement d'une provision de 119 100 euros TTC à valoir sur cette rémunération et de la somme de 251 114 euros au titre du contrat de communication de savoir-faire.
Le 31 août 2006, le tribunal de grande instance de Rennes a, avec exécution provisoire :
ordonné, sur la rémunération équitable, une mesure d'expertise comptable confiée à monsieur B... E... ;
condamné la SA E... à verser à Monsieur K..., à titre de provision à valoir sur la rémunération équitable de l'article L. 613-29 du code de la propriété intellectuelle, la somme de 30 000 euros ;
débouté Monsieur K... de sa demande de rémunération du contrat de communication du savoir-faire ;
réservé les dépens et les demandes faites au titre des frais irrépétibles.
Monsieur N... A..., nommé en remplacement de monsieur E... le 29 septembre 2006, a déposé son rapport le 17 avril 2008.
Le juge de la mise en état a, par ordonnance du 15 octobre 2009, débouté Monsieur K... de sa demande d'annulation du rapport d'expertise judiciaire et de nouvelle expertise.
Le 6 décembre 2011, le tribunal de grande instance de Rennes a avec exécution provisoire :
- Condamné la société E... à payer, en deniers ou quittances, à monsieur K... la somme de 55 126,17 euros au titre de l'indemnité équitable due en vertu de l'article L. 613-29 du code de la propriété intellectuelle ;
- Condamné la société E... à payer à monsieur K... la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamné la société E... aux dépens.
Monsieur K... a relevé appel de ce jugement. Après son décès, la procédure a été reprise par ses héritiers qui demandent à la cour,
A titre principal de :
- Condamner la société E... à verser à madame K... née D... C..., monsieur P... K... et madame Q... née J... K... la somme de 958 070.60 euros ;
- Dire et juger que la société E... sera redevable d'une indemnité annuelle de 95 807,60 euros tant que le brevet de Monsieur K... sera exploité ;
A titre subsidiaire de :
- Condamner à titre provisionnel la société E... à verser à madame Delaunoy néeT... C..., monsieur P... K... et madame Q... née J... K... la somme de 183 753 euros ;
- Pour le surplus :
Ordonner une nouvelle expertise,
- Désigner un nouvel expert spécialisé en matière animale et désigner un sapiteur expert-comptable, l'expert ayant pour mission de :
- Dire quelle est la valorisation réalisée par le groupe E... et la valorisation qui devrait être réalisée par le groupe E... par rapport aux prix et aux pratiques courantes du marché, des produits issus des deux brevets de monsieur K... (0110837 pour la France, 02291991.4 pour l'Europe et 01102365 pour la France, 1232691Al pour l'Europe) ;
- Déterminer quelle est la marge dégagée par le groupe E... issue de cette valorisation ;
- Dire quel serait le coût du traitement du sang (notamment de l'équarrissage) si les brevets de Monsieur K... n'avaient pas été mis en œuvre, notamment en étudiant le site de Loudéac;
- Donner son avis sur la rémunération de Monsieur K... ;
- Condamner la société E... au paiement de la somme de 20 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner la société E... aux dépens qui comprendront les frais d'expertise, dont distraction au profit de la SELARL AVOXA n°5 représentée par Maître H... L..., conformément à l'article 699 du code de procédure civile.
La société E... conclut à la confirmation du jugement critiqué et sollicite une somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des prétentions et moyens des parties, la Cour se réfère aux énonciations de la décision attaquée ainsi qu'aux dernières conclusions déposées pour les appelants le 20 novembre 2012 et pour l'intimé le 25 avril 2012.
EXPOSÉ DES MOTIFS
L'article L. 613-29 a) du code de la propriété intellectuelle édicte que "chacun des copropriétaires d'un brevet peut exploiter l'invention à son profit sauf à indemniser équitablement les autres copropriétaires qui n'exploitent pas personnellement l'invention ou qui n'ont pas concédé de licence d'exploitation. A défaut d'accord amiable, cette indemnité est fixée par le tribunal de grande instance'.
Il s'infère de ces dispositions que seul le copropriétaire d'un brevet peut bénéficier de ces dispositions, ce qui suppose que le droit soit toujours en vigueur, la seule qualité d'inventeur d'un procédé qui n'est pas ou n'est plus protégé ne donnant droit à aucune rémunération.
En l'occurrence, chacun des copropriétaires des brevets disposait des mêmes droits et opportunités de les exploiter personnellement mais ceux-ci se sont révélés d'un intérêt économique très limité, de sorte qu'il n'ont été mis en oeuvre par la société E... que dans un seul de ses abattoirs et qu'elle a renoncé à l'utiliser sur ses autres sites même celui, plus récent, de Loudéac tandis que malgré les démarches de monsieur K..., aucune autre entreprise du secteur n'en a souscrit de licence d'exploitation. En effet, l'évolution de la réglementation et de la conjoncture économique a considérablement réduit l'intérêt du procédé breveté, de sorte que les parties ont renoncé à continuer à assumer les droits afférents à l'un des brevets et que l'intimée expose, sans être utilement contredite, que seule la nécessité de procéder, dans les moins mauvaises conditions, à l'amortissement des coûteux investissements de départ justifie la poursuite par elle de l'exploitation du procédé sur le site concerné.
L'équité conduit dès lors à écarter, pour le calcul de la rémunération du copropriétaire qui n'assume aucun risque d'exploitation, l'application d'un pourcentage du chiffre d'affaires réalisé par l'autre, ce mode de calcul conduisant à un résultat disproportionné par rapport à l'avantage économique réellement retiré de l'exploitation du procédé breveté. La méthode de calcul retenue par les premiers juges sera en conséquence validée, étant souligné que dans la mesure où seuls sont pris en compte les résultats bénéficiaires, le pourcentage retenu est approprié.
Les consorts K... font grief aux premiers juges de ne pas avoir tenu compte des profits générés par l'exploitation des brevets pendant la période comprise entre le 1er juillet 2001 et le 31 mars 2002. Mais ceux-ci ont retenu, comme assiette de calcul, les profits mis en évidence par l'extrait de la comptabilité de la société E... versé aux débats par monsieur K... lui-même (pièce 17), lesquels comprennent, outre les résultats générés par l'exploitation au cours de l'année 2001-2002, ceux de l'exercice antérieur s'élevant à 62 702,39 euros. Il en résulte une marge nette bénéficiaire de 341 010,73 euros pour la période comprise entre le 1er juillet 2001 et le 31 mars 2003. Le moyen n'est donc pas fondé.
L'expert judiciaire a conclu, à partir des données comptables certifiées par le commissaire aux comptes que les consorts K... ne critiquent pas utilement, à une valorisation nette de l'exploitation des brevets par la SA E..., de 210 251 euros pour l'exercice 2003-2004.
Les consorts K... contestent les conclusions du rapport d'expertise en ce que :
- les quantités de sang à éliminer en l'absence d'exploitation du brevet auraient été sous-évaluées,
- le prix de vente du sang alimentaire serait sous-évalué,
- il n'aurait pas été tenu compte de la valeur du plasma.
En ce qui concerne les volumes de sang à éliminer après thermo-coagulation, l'expert a retenu un taux de 70 %, conforme à celui proposé par l'expert de la société E.... Monsieur K... conteste ce taux estimant, d'une part, que le procédé de thermo-coagulation ne pourrait être utilisé en l'absence de mise en oeuvre de son brevet et, d'autre part, qu'il n'aurait pas l'efficacité retenue. Cependant d'autres procédés de valorisation du sang, non protégés par des brevets, sont disponibles sur le marché de sorte que la première objection est inopérante. En second lieu, les pièces produites n'établissent pas le bien-fondé des allégations portant sur le volume résiduel de sang à éliminer. A supposer même cette objection pertinente, l'application d'un taux moindre n'aurait pas eu d'effet significatif sur l'estimation des profits retirés du procédé breveté, aucune méthode aussi minutieuse soit-elle n'étant parfaitement exacte. En tout état de cause, la rémunération du copropriétaire du brevet étant fondée sur l'équité et non sur un pourcentage mathématique des profits obtenus par le copropriétaire, cette contestation ne justifie pas nouvelle expertise dont le coût serait hors de proportion avec l'intérêt qu'elle pourrait revêtir pour l'une ou l'autre des parties.
Les indications données par l'expert en ce qui concerne le prix de vente moyen du sang (ramené au volume total des produits dérivés et non aux seules quantités de sang vendues pour l'alimentation humaine) ne présentent, ainsi qu'il le précisait expressément dans son rapport, qu'un caractère indicatif sans incidence sur ses conclusions puisque celles-ci sont uniquement fondées sur le chiffre d'affaires total retiré par la SA E... de la vente de tous les produits d'origine sanguine obtenus grâce à l'utilisation du brevet. L'erreur de plume commise s'agissant de l'auteur du calcul proposé n'affecte pas davantage l'exactitude du rapport, ces valeurs résultant des pièces comptables (chiffre d'affaires moins variation de stock) qui n'ont fait l'objet d'aucune critique utile alors qu'elles pouvaient être aisément vérifiées par un simple examen des pièces comptables.
Pour la même raison, le grief tiré de l'absence de calcul de la valeur du plasma est sans intérêt puisque le produit tiré de la vente de celui-ci est inclus dans le chiffre d'affaires total retenu par l'expert pour calculer le profit réalisé.
Enfin, le fait qu'une partie des produits dérivés du sang soit cédée à des sociétés du même groupe est sans incidence sur la solution du litige puisqu'il n'est pas établi que les prix diffèrent selon les clients et qu'il est d'ailleurs invraisemblable de présumer que l'intimée aurait pu anticiper le litige qui l'opposerait en 2005 au copropriétaire des brevets, pour manipuler plusieurs années à l'avance le prix de cession de ses produits.
En revanche, les conclusions de l'expert pour l'exercice 2004-2005 sont affectées d'une erreur matérielle. En effet, il a confondu le chiffre d'affaires, réduit à neuf mois, réalisé du 31 mars au 31 décembre 2005 et le chiffre d'affaires réalisé au cours l'exercice 2004-2005, lequel était proche quoique inférieur à celui de l'exercice 2003-2004 (Chiffre d'affaires sang, hors variations de stock, de 887 389 contre 909 389 euros, pour un volume en baisse de 103 101 litres et un prix moyen de 0,1602 contre 0,1611).
Pour l'exercice 2005-2006, il convient de ramener en moyenne annuelle les résultats recueillis pour les neuf premiers mois par monsieur I..., ce qui permet d'estimer à 790 104 euros le chiffre d'affaires de cette période, pour un nombre de porcs de 1 454 320, un volume de 4 895 241 litres et un prix moyen stable (0,1614 euros contre 0,1611 euros en 2003-2004).
Il s'infère de ces données comptables une érosion constante des volumes de chiffre d'affaires réalisés par la société E... tandis que les pièces produites confirment que les prix sont demeurés à un niveau faible.
Ainsi la comparaison entre les factures adressées aux Etablissements Brient en 2005 et en 2007 établit que le sang alimentaire était facturé 0,35 euros les mille litres en avril 2005 et seulement 0,26 euros les mille litres en septembre 2007, soit une baisse du quart. Ces données ne sont pas utilement remises en cause par la pièce n° 40 de monsieur K... qui révèle certes un prix de vente du litre de sang alimentaire de 0,61 euros mais pour une quantité de produit limitée à 5 litres, caractéristique d'un prix de détail et non du prix habituellement pratiqué pour des volumes de 500 ou 1 000 litres. La pièce n° 39, réponse à une demande non transmise, est tout aussi peu significative.
De l'étude de la Cooperl (pièce 43 de monsieur K...), il ressort que le sang alimentaire se négociait à 0,32 euros le litre en 2008, ce qui révèle certes un certain redressement par rapport à 2007 mais un niveau toujours inférieur aux prix antérieurement pratiqués tandis que le plasma congelé se négociait à 0,20 euros le litre, valeur sans rapport avec celle d'un euro par litre avancée par l'appelant.
Il s'ensuit qu'à compter de l'exercice 2006-2007, la diminution des volumes, alliée à des prix faibles et à l'augmentation normale des charges consécutive à l'inflation, ne permettait plus à la société E... de retirer un profit significatif de l'exploitation des brevets détenus en copropriété.
Par ailleurs, au mois d'avril 2008, l'un des procédés brevetés est tombé dans le domaine public, de sorte qu'il devenait librement utilisable par quiconque et ne pouvait plus donner lieu à rémunération.
En conséquence, la cour dispose des éléments d'appréciation suffisants pour fixer la rémunération équitable due par la société E... aux consorts K..., au titre de l'exploitation des brevets litigieux, à la somme de 95 000 euros.
En équité, une somme de 8 000 euros sera allouée aux consorts K... au titre de leurs frais irrépétibles de première instance et d'appel.
PAR CES MOTIFS, LA COUR :
Infirme le jugement rendu le 6 décembre 2011 par le tribunal de grande instance de Rennes ;
Statuant à nouveau,
Condamne la société E... à payer en deniers ou quittances aux consorts K... la somme de 95 000 euros au titre de l'indemnité équitable due en application de l'article L. 613-29 du code de la propriété intellectuelle ;
Condamne la société E... à payer aux consorts K... la somme de 8 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Déboute les parties de toutes autres demandes contraires ou plus amples ;
Condamne la société E... aux dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.