CA Paris, Pôle 1 ch. 5, 22 juin 2011, n° 09/00405
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
ZARA France (SARL)
Défendeur :
Christian Louboutin (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Pimouille
Conseillers :
Mme Chokron, Mme Gaber
Avocat :
SCP ARNAUDY ET BAECHLIN
SUR QUOI,
Considérant que M. L, créateur de souliers de luxe, titulaire de la marque semi-figurative internationale représentant une « semelle de chaussure de couleur rouge », déposée à l’OMPI le 23 mai 2001 sous priorité de la marque française n°00 3 067 674 déposée le 29 novembre 2000 pour dés igner des chaussures en classe 25, et la société Christian Louboutin, se présentant comme titulaire d’un contrat de licence lui permettant d’exploiter cette marque, ayant constaté que la société Zara France (ci-après : Zara) commercialisait dans ses magasins un modèle de chaussure féminine comportant une semelle de couleur rouge, ont fait procéder à plusieurs saisies contrefaçon puis assigné cette société sur le fondement de la contrefaçon et celui de la concurrence déloyale ;
Que le tribunal, par le jugement dont appel, ayant écarté les fins de non recevoir tirées par la société défenderesse de la nullité de la marque invoquée et de la déchéance des droits de son titulaire, a jugé que le risque de confusion n’était pas établi et a rejeté en conséquence les prétentions des demandeurs fondées sur la contrefaçon ; qu’il a en revanche admis qu’ en utilisant une semelle rouge, la société Zara s’était inscrite dans le sillage de la société Christian Louboutin pour tirer indûment profit de ses investissements et entretenir une confusion entre ses modèles de chaussures et ceux de Christian L et condamné en conséquence la société Zara à diverses mesures réparatrices et à payer des dommages-intérêts à la société Christian Louboutin ;
Considérant que la société Zara reprend devant la cour, à titre principal, ses moyens de nullité de la marque qui lui est opposée, conclut subsidiairement à la déchéance des droits des appelants sur ladite marque, sollicite en toute hypothèse la confirmation du jugement en ce qu’il a constaté l’absence d’actes de contrefaçon mais son infirmation en ce qu’il a retenu des actes de concurrence déloyale et parasitaire ;
Considérant que M. L et la société Christian Louboutin concluent à la validité de la marque et réclament la condamnation de la société Zara au titre de la contrefaçon de
cette marque plus l’augmentation des dommages-intérêts alloués au titre de la concurrence déloyale ;
Sur la marque opposée : Considérant que l’action en contrefaçon engagée par M. L et la société Christian Louboutin se fonde sur la marque déposée par M. Christian L à l’INPI le 29 novembre 2000 et enregistrée sous le n°00 306767 4 ;
Considérant que, sur le formulaire de demande d’enregistrement de cette marque, à l’emplacement intitulé « 3 modèle de la marque » se trouve l’image d’une forme irrégulière, orientée suivant la diagonale du cadre prévu à cet effet, étroite vers le coin inférieur droit et allant s’élargissant vers le coin supérieur gauche, de couleur rouge vif, au centre de laquelle s’inscrit, à peine lisible, la signature « Christian L » surmontant un écusson comportant la mention « vero cuiro » et les indications « made in Italy » et «39 » ;
Que, sous cette image, dans la rubrique « 4 Brève description de la marque et de ses couleurs », la case « déposée en couleurs » est cochée et il est mentionné « Semelle de chaussure de couleur rouge » ;
Considérant que la société Zara soutient à juste titre que cette marque ne répond pas aux exigences, d’une part, de clarté et de précision, d’autre part, d’accessibilité, d’intelligibilité et d’objectivité requises tant par les règles et la jurisprudence communautaires que par les articles L.711-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle ;
Considérant en effet, en premier lieu, que la forme représentée, telle que précédemment décrite, n’apparaît pas immédiatement identifiable comme la représentation d’une semelle, cette interprétation ne pouvant venir à l’esprit qu’à la lecture de la mention descriptive que le déposant a jugé utile d’y adjoindre ;
Que, s’agissant particulièrement de souliers féminins entrant dans la catégorie de ceux produits par M. L, la semelle ne peut se définir par une forme en deux dimensions apte à être représentée, comme en l’espèce, par une figure à plat, mais par une cambrure, une épaisseur ou d’autres éléments caractérisant une forme tridimensionnelle que seule une image en perspective est susceptible de rendre ; qu’il est d’ailleurs impossible, à l’examen de la figure déposée, de déterminer si celle-ci représente la face extérieure ou la face intérieure de la semelle ;
Considérant en outre, à supposer la figure déposée identifiée comme celle d’une semelle, que sa forme, dans la mesure où la partie supérieure, plus large, peut s’analyser comme correspondant à l’avant du pied et la zone inférieure, rétrécie, s’interpréter comme la base d’un talon haut, apparaît dès lors imposée par sa nature ou sa fonction et ne comporte en elle-même aucun caractère distinctif ;
Considérant, s’agissant de la couleur rouge revendiquée, que celle-ci n’est pas définie par une référence permettant de l’identifier avec précision ; que la figure censée représenter la semelle comporte elle-même plusieurs nuances de rouge, plus foncée à l’extrémité inférieure droite et en partie médiane, plus vive en partie
supérieure gauche où elle présente, réparties sur le pourtour, six points ou taches nettement plus clairs ;
Considérant, en définitive, que ni la forme ni la couleur du signe déposé ne sont déterminées avec suffisamment de clarté, de précision et d’exactitude pour être de nature à lui conférer un caractère distinctif propre à permettre d’identifier l’origine d’une chaussure ;
Considérant, en réalité, qu’il résulte des explications de M. L et de la société Christian Louboutin qu’ils prétendent revendiquer en propre l’idée, qu’ils indiquent avoir été les premiers à mettre en oeuvre, de caractériser de manière systématique les modèles qu’ils produisent par une certaine couleur de la semelle extérieure, un rouge vif « qui claque », selon l’expression employée pour faire comprendre que cette couleur est faite pour attirer immédiatement le regard ;
Considérant que cette circonstance n’est pas contestée ; qu’il résulte des nombreux documents, articles ou attestations versés au débat par les intimés que la presse spécialisée et le public averti se trouvent en mesure d’associer aux créations de M. L une semelle de couleur rouge ;
Considérant pour autant, même si l’application de ce concept permet d’attribuer généralement à M. L la création de souliers féminins sophistiqués munis de semelles de couleur rouge et de les distinguer ainsi des chaussures concurrentes produites par d’autres entreprises, qu’il n’en résulte pas que le signe opposé, tel que précédemment décrit, possède lui-même les propriétés de clarté, d’exactitude, de précision, d’intelligibilité et d’objectivité et le caractère de distinctivité requis pour qu’il puisse être retenu comme une marque valable ;
Considérant que les intimés tentent vainement, par un artifice intellectuel, de faire prendre l’idée pour la marque en faisant accroire que la marque opposée aurait acquis, par l’usage, une notoriété qui suffirait à la mettre à l’abri de toute contestation utile ; que la renommée dont ils entendent se prévaloir et qu’ils démontrent par les pièces qu’ils versent au débat s’attache en réalité au concept d’usage systématique d’une semelle rouge pour caractériser une gamme de chaussures, non à la marque litigieuse ;
Qu’il n’est pas sans intérêt, au demeurant, d’observer que M. Christian L, pour pallier la faiblesse de la marque contestée, a cru nécessaire de déposer, aux fins de protéger plus efficacement – à supposer qu’il soit susceptible d’appropriation exclusive – le concept de la semelle rouge comme signe distinctif de ses créations, une nouvelle marque tridimensionnelle précisant le code pantone de la couleur rouge utilisée ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la marque n°00 3067674 sera, par voie d’infirmation du jugement, annulée; que M. L et la société Christian Louboutin seront en conséquence déclarés irrecevables à agir sur le fondement de la contrefaçon de cette marque ;
Sur la concurrence déloyale et le parasitisme :
Considérant que la société Christian Louboutin impute à faute à la société Zara d’avoir, par la copie et l’emprunt systématique des éléments qui identifient et personnalisent certains de leurs modèles, recherché délibérément la confusion et détourné ses investissements afin d’entamer sa position sur le marché (page 28 de ses dernières écritures) ;
Qu’elle reproche à l’appelante, en termes plus concrets, d’avoir mis en vente un modèle d’escarpin à bouts ouverts similaire à son modèle « Yo Yo » muni d’une semelle de couleur rouge identique à celle sur laquelle elle prétend avoir acquis, par l’usage et la notoriété, un monopole exclusif ;
Considérant que la référence au modèle « Yo Yo » est inopérante, s’agissant d’un modèle dépourvu de toute originalité et qui appartient au contraire – ce dont la société Christian Louboutin ne disconvient pas – au fonds commun de l’univers du soulier féminin ;
Considérant qu’il en résulte que la reconnaissance du bien fondé de la prétention ainsi traduite de la société Christian Louboutin reviendrait à lui conférer le pouvoir d’interdire à quiconque de commercialiser des chaussures munies de semelles de couleur rouge ;
Considérant qu’une telle prétention est manifestement exorbitante ; que la seule circonstance, établie dans les motifs qui précèdent, que le public averti et la presse spécialisée puissent associer la marque « Christian Louboutin » avec une semelle de couleur rouge ne justifie pas l’appropriation perpétuelle, par la société Christian Louboutin, du concept consistant à munir systématiquement les chaussures pour femmes de semelles de couleur rouge ; qu’il est en effet de principe que les idées sont de libre parcours ;
Considérant, au surplus, qu’il n’est pas prétendu que la société Zara aurait fait de la semelle de couleur rouge un usage systématique comme celui revendiqué par la société Christian Louboutin ; que l’appelante soutient en effet, sans être contredite, qu’elle commercialise principalement des vêtements et que la vente de chaussures n’est pour elle qu’une activité accessoire et éphémère ;
Que, loin de rechercher la confusion comme le soutient la société Christian Louboutin, la société Zara a frappé de son nom, en caractères très visibles, le dessous des semelles du modèle incriminé ;
Considérant, au demeurant, que le risque de confusion allégué, écarté à juste titre par le tribunal, n’est pas avéré, les chaussures de la société Zara n’ayant été mises en vente que dans les seuls magasins de son enseigne au prix de 49 euros, d’un ordre de grandeur dix fois inférieur au prix des chaussures Christian L, présentes dans des points de vente n’ayant rien de commun avec les magasins Zara ;
Considérant que les deux sociétés en cause opèrent en réalité sur deux marchés totalement distincts ; que les allégations de la société Christian Louboutin sur les atteintes virtuellement portées par la commercialisation du modèle incriminé à sa position sur le marché de la chaussure de luxe pour femme ne sont étayées par aucun élément du débat ;
Considérant enfin que l’affirmation péremptoire selon laquelle l’offre à la vente de chaussures à semelles de couleur rouge par la société Zara conduirait à l’obsolescence plus rapide de ses propres modèles, alors même qu’il est établi par les pièces versées au débat par l’appelante que de nombreux modèles de chaussures pour femme à semelles de couleur rouge ont été mises sur le marché par d’autres créateurs et distributeurs avant et depuis que la société Christian Louboutin a décidé de s’emparer de cette particularité, n’est nullement démontrée ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que le jugement entrepris sera infirmé et la société Christian Louboutin déboutée de toutes ses demandes formées au titre de la concurrence déloyale et du parasitisme ;
Considérant que la société Zara demande la condamnation de la société Christian Louboutin à lui restituer la somme de 105.000 euros versée dans le cadre de l’exécution provisoire avec intérêts au taux légal à compter de la date du versement ;
Mais considérant que le présent arrêt infirmatif constitue le titre exécutoire ouvrant droit à restitution et que les sommes devant être restituées portent intérêt au taux légal à compter de la signification, valant mise en demeure, de la décision ouvrant droit à restitution ; qu’il s’ensuit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur la demande de restitution de la société Zara ;
PAR CES MOTIFS : INFIRME le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
STATUANT à nouveau,
DÉCLARE nulle la marque n° 00 3067674 déposée le 29 novembre 2000 par M. Christian L et ORDONNE la transmission de la présente décision à l’INPI par les soins du greffe ;
DÉCLARE en conséquence M. Christian L et la société Christian Louboutin irrecevables en leur action fondée sur la contrefaçon de cette marque,
DÉBOUTE la société Christian Louboutin de ses demandes fondées sur la concurrence déloyale et le parasitisme,
DIT n’y avoir lieu de statuer sur la demande de la société Zara France tendant à voir condamner la société Christian Louboutin à lui restituer la somme versée à raison de l’exécution provisoire du jugement infirmé,
CONDAMNE M. Christian L et la société Christian Louboutin aux dépens de première instance et d’appel qui pourront être recouvrés conformément à l’article 699 du code de procédure civile et à payer à la société Zara France 20 000 € par application de l’article 700 du code de procédure civile.