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Décisions

CA Rennes, 3e ch. com., 8 février 2022, n° 21/00930

RENNES

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Operis (SAS)

Défendeur :

Oci Urbanisme (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Contamine

Conseillers :

Mme Jeorger-Le Gac, M. Garet

CA Rennes n° 21/00930

8 février 2022

EXPOSE DU LITIGE

La société OCI Urbanisme (ci-après la société OCI) conçoit des logiciels destinés aux collectivités territoriales. Elle a notamment conçu un logiciel dénommé NetADS qu'elle commercialise depuis plusieurs années sous licence d'exploitation auprès d'un certain nombre de communes ou intercommunalités.

La société Opéris exerce une activité similaire, étant par là même une concurrente directe de la société OCI.

Ayant été informée par plusieurs de ses clients que la société Opéris dénigrait le logiciel NetADS en leur indiquant que ce produit ne répondait pas aux contraintes de la loi "Elan" du 23 novembre 2018 en matière de dématérialisation des demandes d'autorisation d'urbanisme, ce qui était d'ailleurs inexact, la société OCI a mis en demeure la société Opéris de mettre fin à ses manœuvres illicites.

En l'absence de réponse de la société Opéris, la société OCI l'a fait assigner devant le juge des référés du tribunal de commerce de Nantes qui, par ordonnance du 2 février 2021, a :

- Fait interdiction à la société Opéris de poursuivre ses actes de dénigrement de la société OCI ;

- Condamné la société Opéris à payer à la société OCI une somme de 5.000 € à titre provisionnel ;

- Condamné la société Opéris à payer à la société OCI une somme de 3.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Débouté la société OCI de ses autres demandes ;

- Condamné la société Opéris aux dépens de l'instance.

Par déclaration reçue au greffe de la cour le 9 février 2021, la société Opéris a interjeté appel de cette décision.

L'appelante a notifié ses dernières conclusions le 14 décembre 2021, l'intimée, par ailleurs appelante incidente, les siennes le 23 décembre 2021.

La clôture de la mise en état est intervenue à l'ouverture de l'audience de plaidoirie du 3 janvier 2022.

MOYENS ET PRETENTIONS DES PARTIES

La société Opéris demande à la cour de :

Vu l'article 873 alinéa 1er du code de procédure civile,

Vu l'article 700 du code de procédure civile,

- Infirmer l'ordonnance entreprise en ce qu'elle a, après avoir retenu de prétendus actes de dénigrement qui auraient été commis par la société Opéris au préjudice de la société OCI :

* Fait interdiction à la société Opéris de poursuivre ses actes de dénigrement de la société OCI ;

* Condamné la société Opéris à payer à la société OCI la somme de 5.000 € à titre provisionnel ;

* Condamné la société Opéris à payer à la société OCI la somme de 3.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

* Condamné la société Opéris aux dépens de l'instance ;

Statuant à nouveau,

- Débouter la société OCI de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions ;

- Dire et juger qu'elle ne rapporte pas la preuve d'un trouble manifestement illicite ou d'un dommage imminent ;

- Dire et juger n'y avoir lieu à référé ;

- Dire et juger la société OCI mal fondée en sa demande incidente tendant à voir condamner la société Opéris sous astreinte ;

- L'en débouter ;

- Condamner la société OCI à payer à la société Opéris la somme de 7.000 € au titre des frais irrépétibles ainsi qu'aux entiers dépens.

Au contraire, la société OCI demande à la cour de :

Vu l'article 873 du code de procédure civile,

- Déclarer la société Opéris mal fondée en son appel et la débouter de toutes ses demandes, fins et conclusions ;

- Confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a fait interdiction à la société Opéris de poursuivre ses actes de dénigrement de la société OCI, condamné la société Opéris au paiement de la somme provisionnelle de 5.000 € outre celle de 3.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens de première instance ;

- Réformer l'ordonnance en ce qu'elle n'a pas fait droit à la demande d'astreinte présentée par la société OCI ni mentionné l'interdiction de dénigrer les produits de la société OCI et en particulier son logiciel NetADS ;

En conséquence, statuant à nouveau et y ajoutant :

- Interdire à la société Opéris de poursuivre ses actes de dénigrement de la société OCI ainsi que de ses produits et en particulier son logiciel NetADS, et par conséquent de répandre des informations malveillantes, de quelque manière que ce soit et quel qu'en soit le moyen ou le support, sous astreinte de 1.000 € par infraction constatée, astreinte commençant à courir dès le prononcé de l'arrêt à intervenir ;

- Condamner la société Opéris au paiement de la somme de 7.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles engagés devant la cour, ainsi qu'aux dépens d'appel;

- Débouter la société Opéris de toutes ses demandes, fins et conclusions.

Il est renvoyé à la lecture des conclusions précitées pour un plus ample exposé des demandes et moyens développés par les parties.

MOTIFS DE LA DECISION

L'article 873 du code de procédure civile dispose :

« Le président [du tribunal de commerce] peut, dans les mêmes limites [de la compétence de ce tribunal], et même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. Dans les cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable, il peut accorder une provision au créancier, ou ordonner l'exécution de l'obligation même s'il s'agit d'une obligation de faire. »

Sur l'existence d'un trouble manifestement illicite né d'actes de dénigrement réitérés par la société Opéris au préjudice de la société OCI:

Contrairement aux dénégations de la société Opéris, ces actes sont amplement caractérisés.

En effet, la société OCI produit la copie - dont l'authenticité n'est pas contestée par son adversaire - d'un message électronique adressé par la société Opéris le 11 septembre 2020 à la communauté d'agglomération Normandie-Cabourg-Pays d'Auge, rédigé dans les termes suivants :

« Vous êtes actuellement équipée de NetADS pour assurer l'instruction des dossiers ADS ['autorisation du droit des sols']. Ce produit ne répondant pas aux contraintes de la loi ELAN en matière de dématérialisation pour l'urbanisme, nous souhaiterions vous présenter nos solutions Oxalis [...]. »

Contrairement aux affirmations de la société Opéris, il ne s'agit pas là d'un courrier isolé qui aurait été adressé à l'initiative malheureuse d'une salarié de la société à l'insu de son employeur, dès lors en effet qu'au moins trois autres clients de la société OCI ont fait l'objet d'une démarche similaire, notamment :

- La communauté d'agglomération de Morlaix qui, en réponse à une demande d'information de la société OCI qui souhaitait savoir si elle avait été destinataire d'une « manœuvre de dénigrement » du logiciel NetADS de la part de la société Opéris, a confirmé qu'elle avait « été effectivement sollicitée aussi », la cliente ayant toutefois rassuré sa prestataire habituelle en lui indiquant qu'elle n'avait pas donné suite aux propositions de la société Opéris « au vu de [son] approche commerciale » ;

- la Ville du Val-de-Reuil qui, en réponse à la même demande d'information de la société OCI, lui a répondu qu'elle « n'y avait pas prêté attention » (sous-entendant : à la sollicitation de la société Opéris) et que d'ailleurs, elle n'entendait pas mettre fin à sa relation avec sa prestataire habituelle dans la mesure où elle n'avait « pas de doute » sur son « sérieux » ;

- Enfin la métropole Orne-Alençon qui, toujours en réponse à la demande d'information de la société OCI, lui a confirmé qu'elle avait été appelée dans le cadre d'un démarche commerciale dont l'argument principal prétendait qu'OCI ne serait pas opérationnel à l'échéance de la dématérialisation 2022 [imposée par la loi Elan aux communes d'une certaine taille] ; le représentant de la métropole Orne-Alençon a d'ailleurs précisé qu'à la suite de cette démarche, il avait pris contact avec le représentant de la société OCI et que ce n'était qu'après avoir reçu confirmation des dispositions prises par celle-ci pour faire face à cette échéance, qu'il n'avait pas donné suite à la sollicitation de la société Opéris.

A cet égard, c'est en vain en que la société Opéris tente de disqualifier ces trois témoignages au motif qu'ils ne seraient pas conformes au formalisme exigé pour des attestations.

En effet et précisément, ces trois courriers ne constituent pas des attestations au sens de l'article 202 du code de procédure civile, de sorte que la cour conserve en tout état de cause toute liberté pour en apprécier la valeur probante des dénigrements reprochés à la société Opéris.

Ainsi et contrairement aux dénégations de celle-ci, la cour considère, à l'instar du premier juge, que ces messages électroniques sont suffisamment précis et par ailleurs concordants pour constituer la preuve que les quatre collectivités territoriales précitées ont effectivement fait l'objet d'un démarchage commercial particulièrement agressif de la part de la société Opéris qui, pour tenter de placer ses propres produits à la place de celui de la société OCI, en l'occurrence le logiciel NetADS, n'a pas hésité à le dénigrer en affirmant qu'il ne serait pas conforme aux nouvelles exigences administratives à venir de la prochaine entrée en vigueur de la loi Elan.

Dès lors que quatre clients (au moins) ont ainsi été démarchés, la société Opéris ne peut pas se prévaloir d'un acte isolé dont elle ne serait pas tenue d'assumer la responsabilité.

Par ailleurs, il convient de rappeler que constitue un acte de dénigrement, par là même un acte illicite, la divulgation d'une information de nature à jeter le discrédit sur un concurrent, et ce, quand bien même cette information serait exacte.

A cet égard, c'est à tort que la société Opéris soutient qu'elle aurait seulement voulu comparer deux produits, le sien avec celui de la société OCI.

En effet, dès lors qu'elle n'a fait preuve d'aucune retenue ni d'aucune prudence dans la comparaison aujourd'hui alléguée, s'étant bornée à dénier, au surplus sans aucune preuve de ses affirmations, la conformité du logiciel NetADS aux exigences de la loi Elan, la société Opéris ne peut se prévaloir ni de sa bonne foi, ni du droit, d'ailleurs strictement encadré par la loi, à publicité comparative.

Le procédé employé par la société Opéris est donc déloyal et animé d'une intention malveillante à l'égard de sa concurrente qu'elle a tentée de supplanter par des manœuvres illicites.

C'est encore en vain que la société Opéris prétend minimiser l'impact de ses manœuvres au motif que ses démarches ne s'adressaient qu'à des agents de collectivités territoriales déjà parfaitement "avertis" des exigences de la loi Elan, de telle sorte qu'ils ne risquaient pas d'être induits en erreur.

Au contraire, en affirmant, sans aucune retenue et sans argument permettant une comparaison loyale des produits en cause, l'incompatibilité du logiciel commercialisé par la société OCI aux nouvelles règles d'urbanisme à venir, la société Opéris a bien failli obtenir le non-renouvellement voire la résiliation de contrats déjà souscrits en faveur de la société OCI, à tel point qu'au moins l'un des destinataires de ce démarchage illicite, tout "averti" qu'il était, a estimé utile de contacter la société OCI afin d'être rassuré par celle-ci sur la parfaite conformité du logiciel NetADS aux nouvelles normes qui allaient entrer en vigueur.

Le procédé de la société Opéris caractérise donc une manœuvre illicite réitérée de dénigrement d'une concurrente, et par là même un trouble manifestement illicite, au sens de l'article 873 du code de procédure civile, qu'il était nécessaire de faire cesser sans délai, ce d'autant plus que la société Opéris a laissé sans suite la mise en demeure que la société OCI venait de lui adresser, préalablement à son action judiciaire, pour lui demander de mettre fin à ses agissements.

La cour observe également que ce trouble persistait encore au moment de la saisine du juge des référés, puisque la société OCI a assigné la société Opéris quelques semaines seulement après avoir été informée des actes litigieux et ce, à une époque où il avait toutes les raisons de craindre, compte tenu du nombre de clients déjà démarchés, que la société Opéris persistait dans ses agissements.

En conséquence, l'ordonnance déférée est justifiée, en fait comme en droit, en ce qu'elle a fait interdiction à la société Opéris de poursuivre ses actes de dénigrement.

Elle sera donc confirmée sur ce point, sans qu'il soit nécessaire de compléter l'objet de cette interdiction, notamment en précisant quels actes seraient interdits, étant en effet rappelé que toute opération tendant à dénigrer un concurrent comme les produits de celui-ci est illicite.

De même, il n'y a pas lieu d'assortir l'interdiction ainsi prononcée d'une astreinte, dès lors en effet qu'il n'est pas établi que la société Opéris ait persisté dans ses agissements depuis l'assignation et a fortiori depuis l'ordonnance déférée.

Sur l'octroi d'une provision :

De tout acte de dénigrement s'infère nécessairement un préjudice.

Ainsi la société OCI est-elle recevable et bien fondée à réclamer au juge des référés l'allocation d'une provision, dès lors que l'existence de l'obligation d'indemniser qui incombe à la société Opéris n'est pas sérieusement contestable.

A cet égard, c'est encore vainement que la société Opéris soutient que la demande de provision ne saurait être satisfaite que pour autant que la preuve d'un acte de concurrence déloyale soit établie, ce qui, selon elle, n'est pas le cas en l'espèce.

Au contraire, il vient d'être démontré que les actes de dénigrement du logiciel NetADS commis par la société Opéris auprès des clients de la société OCI étaient constitutifs de troubles manifestement illicites de concurrence déloyale.

En effet et même si la société OCI ne soutient pas qu'elle ait perdu des marchés par suite des manœuvres illicites de la société Opéris, à tout le moins elle justifie du préjudice moral que les propos dénigrants de sa concurrente lui ont causé, ce préjudice résultant en effet du doute semé dans l'esprit d'une partie de sa clientèle sur le sérieux de l'entreprise comme sur sa capacité à adapter son logiciel aux nouvelles normes de dématérialisation des procédures administratives issues de la loi Elan.

Ainsi et au vu du nombre avéré de clients destinataires des démarches illicites de la société Opéris, c'est par une juste appréciation provisionnelle du préjudice subi par la société OCI, que le premier juge a condamné la société Opéris à lui payer une provision de 5.000 €.

En définitive, l'ordonnance entreprise sera confirmée en toutes ses dispositions, y compris en ce qu'elle a condamné la société Opéris au paiement d'une somme de 3.000 € au titre des frais irrépétibles exposés par la société OCI en première instance.

Y ajoutant, la cour condamnera la société Opéris au paiement d'une somme de 5.000 € au titre des frais irrépétibles exposés par la société OCI en cause d'appel.

Enfin, partie perdante, la société Opéris supportera les entiers dépens de première instance et d'appel.

PAR CES MOTIFS,

La cour :

- Confirme l'ordonnance en toutes ses dispositions ;

- Y ajoutant :

* Déboute les parties du surplus de leurs demandes ;

* Condamne la société Opéris à payer à la société OCI Urbanisme une somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel ;

* Condamne la société Opéris aux entiers dépens de la procédure d'appel.

Le greffier Le président.