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Décisions

CA Paris, Pôle 1 ch. 3, 23 juin 2015, n° 14/12148

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

VEOLIA WATER SOLUTIONS & TECHNOLOGIES (SA), VEOLIA WATER SOLUTIONS & TECHNOLOGIES SUPPORT (SASU), OTV (SASU), OTV INTERNATIONAL SASU

Défendeur :

IST ANLAGENBAU GMBH (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Girerd

Avocats :

Me Guerre, Me Steinstz, Me Gaultier

TC de Créteil, du 7 mai 2014, n° 2014R00…

7 mai 2014

- CONTRADICTOIRE

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Madame Nicole GIRERD, président et par Mlle Véronique COUVET, greffier.

La société IST ANLAGENBAU GMBH, de droit allemand (la société IST) expose qu'elle entend voir démontrer que son savoir-faire unique dans le domaine des systèmes de séchage des boues et leur intégration dans les stations d'épuration a été utilisé, à son insu, par les sociétés Véolia Water Solutions & Technologies, Véolia Water Solutions & Technologies Support, OTV et OTV International (les sociétés Véolia) qui auraient conservé ses plans, communiqués lors des négociations intervenues entre les parties dans le cadre de l'appel d'offre relatifs aux projets d'Abu Dhabi et de Dubai et les auraient ensuite transmis aux partenaires finalement retenus pour réaliser la construction des stations.

Elle a en conséquence saisi sur requête le président du tribunal de commerce de CRETEIL qui, par ordonnance du 23 juillet 2013, a, sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, ordonné une mesure de constat relative aux projets susvisés dans les locaux de ces sociétés et le séquestre des documents saisis.

Cette mesure de constat a eu lieu le 3 octobre 2013 et une audience en main levée de séquestre des pièces saisies a eu lieu le 13 janvier 2014, à l'issue de laquelle, suivant ordonnance de référé du 22 janvier 2014, la communication à la société IST des pièces non contestées a été autorisée et un expert désigné, avec mission de donner son avis, avant toute communication à la société IST, sur les éléments susceptibles de venir au soutien de la preuve des faits reprochés, pouvant contenir des renseignements de nature confidentielle.

Saisie par les sociétés Véolia d'une demande de rétractation de l'ordonnance sur requête du 23 juillet 2013 le tribunal de commerce de CRETEIL, par ordonnance de référé du 7 mai 2014, a rejeté l'exception d'incompétence matérielle qu'elles avaient soulevées, retenu sa propre compétence pour statuer sur la demande, dit n'y avoir lieu à rétractation et rejeté toute autre demande.

Les sociétés Véolia, appelantes de cette ordonnance de référé, par conclusions transmises le 26 septembre 2014, auxquelles il convient de se reporter, demandent à la cour :

- de l'infirmer,

- de 'déclarer que le tribunal de commerce de Créteil n'était pas compétent pour rendre une ordonnance sur requête, alors que cela relève de la compétence exclusive du tribunal de grande instance de Paris,

Subsidiairement,

- de prononcer la rétractation de cette ordonnance sur requête et d'ordonner à la société OTV la restitution des documents saisis et à la société IST la restitution des documents communiqués suite à l'ordonnance du tribunal de commerce du 22 janvier 2014,

- de déclarer caduque la mesure d'expertise ordonnée par celle-ci

- et de condamner la société IST à lui payer la somme de 20.000¿ en application de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.

La société IST, intimée, par conclusions transmises le 6 décembre 2014, auxquelles il convient de se reporter, demande à la cour :

- de confirmer l'ordonnance entreprise sauf en ce qu'elle a reconnu la compétence du juge des référés en lieu et place de celle du président du tribunal de commerce et a dit recevable la demande de rétractation

- et de condamner les sociétés Véolia au paiement de la somme de 15 000 à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive outre une indemnité de procédure de 20 000 et aux dépens.

SUR CE LA COUR

• sur la procédure

Considérant que selon l'article 493 du code de procédure civile, l'ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse ;

Qu'en vertu de ses articles 496 et 497, s'il est fait droit à la requête, tout intéressé peut en référer au juge qui a rendu l'ordonnance qui est seul compétent pour statuer sur sa rétractation; qu'est ainsi prévu le recours à la procédure de référé pour obtenir la rétractation ou la modification d'une ordonnance sur requête et que ce recours constitue un mécanisme particulier dont l'objectif est de revenir devant le même juge, peu important toutefois que le juge qui statue ne soit pas la même personne physique que celle qui a rendu l'ordonnance sur requête, afin qu'il se prononce au contradictoire des parties sur une demande qui lui avait auparavant été unilatéralement soumise ;

Considérant, sur l'exception d'incompétence du juge des référés pour rétracter une ordonnance du président du tribunal, soulevée par la société IST, motif pris de ce que l'ordonnance sur requête a été rendue par ce dernier, qu'ainsi que le relève l'ordonnance entreprise, ce juge des référés est délégataire de ce président ; que la demande à ce titre n'est donc pas fondée et doit être rejetée ;

Considérant, sur l'irrecevabilité du recours en rétractation des sociétés Véolia, soulevée par la société IST, que cette société le tient pour tardif en ce qu'il a été formé plus de six mois après la signification de l'ordonnance sur requête et contraire à la loyauté procédurale en ce qu'il n'a pas été formé dès la première instance contradictoire, en levée de séquestre au cours de laquelle les sociétés Véolia se sont désistées de leur demande en nullité de la mesure qu'elles remettent en cause dans la présente procédure et qu'elles avaient alors soulevée et ne se sont pas opposées à la désignation d'un expert de tri; que la société IST en déduit que les sociétés Véolia ont acquiescé à l'ordonnance sur requête et soutient encore qu'elles sont dépourvues d'intérêt à agir dès lors que le débat contradictoire qui a eu lieu lors de la levée de séquestre rend sans objet la présente procédure de rétractation qui a précisément pour seul objet de soumettre à l'examen d'un débat contradictoire les mesures initialement ordonnées unilatéralement ;

Considérant toutefois, que l'instance en levée de séquestre a pour seul objet la régularité de l'exécution de la mesure ordonnée et le sort des pièces contestées de sorte que le désistement susvisé intervenu lors de cette instance qui ne pouvait aboutir à la rétractation de la mesure querellée, n'emporte pas renonciation exprès à la demander par la voie de droit appropriée du référé rétractation, qui n'est enfermée dans aucun délai; que, dès lors, la demande de rétractation doit être déclarée recevable ;

• sur le motif légitime

Considérant qu'aux termes de l'article 145 du code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé ;

Qu'il résulte de l'article 145 que le demandeur à la mesure d'instruction n'a pas à démontrer la réalité des faits de concurrence déloyale suspectés puisque cette mesure in futurum est précisément destinée à les établir ; qu'il doit seulement justifier d'éléments rendant crédibles ses suppositions ;

Considérant que les articles L. 331-1 et L. 615-1 du code de la propriété intellectuelle confèrent compétence exclusive pour connaître des actions et demandes relatives à la contrefaçon de brevet aux tribunaux de grande instance déterminés par voie réglementaire, y compris lorsqu'elles portent sur une question connexe de concurrence déloyale ;

Considérant que les sociétés Véolia soutiennent d'abord, au visa de ces derniers textes, que le litige objet de la requête est relatif au contentieux des brevets et relève comme tel de la compétence matérielle exclusive que confère au tribunal de grande instance de Paris les articles L. 331-1 et L. 615-1 du code de la propriété intellectuelle dès lors que la société 'IST n'a jamais fourni qu'une machine, à savoir des retourneurs de boues et non pas une offre globale d'ingénierie' et 'qu'elle considère que [sa machine] est protégée exclusivement par des brevets', ce dont elles déduisent l'absence de savoir-faire propre de la société IST dans le domaine de la conception globale de procédé de séchage de boues ;

Considérant que la société IST soutient que les sociétés Véolia ne sauraient se prévaloir de l'incompétence de la juridiction qu'elles ont elles-mêmes saisie dans un acte introductif d'instance autonome et subsidiairement qu'elle a fourni une offre qui ne se limitait pas à la fourniture de machines et que le litige est circonscrit à la concurrence déloyale, peu important que ses machines soient protégées par des brevets dont elle ne revendique nullement la protection ;

Considérant que la demande ci-dessus des sociétés Véolia s'analyse en une contestation du motif légitime de la société IST, prétendument dépourvue du savoir-faire allégué, à obtenir du tribunal de commerce au visa de l'article 145 du code de procédure civile la mesure de constat ordonnée ;

Considérant que cette demande concerne la présente instance en cours, diligentée par la société IST, unilatéralement ; que la société IST n'est donc pas fondée, alors même qu'il appartient au juge qui a rendu la requête de la rétracter à la demande de tout intéressé, à en contester la recevabilité au premier des motifs rappelés ci-dessus ;

Considérant qu'il résulte de la requête que la société IST fonde sa demande d'expertise in futurum sur la divulgation suspectée à une société tierce par les sociétés Véolia du savoir-faire (système WendeWolf) qu'elle détaille et qu'elle prétend détenir au niveau du procédé, de la conception et de la construction d'installations de séchage solaire des boues issues de stations d'épuration des eaux, qu'elle dit avoir mis en oeuvre dans près de cent sites et avoir communiqué au groupe Véolia au cours de pourparlers relatifs à deux installations aux Emirats Arabes Unis, prétendument brutalement rompus fin 2009 après deux années d'échanges au profit de cette société tierce qui ne disposait pas de savoir-faire en la matière ;

Qu'ainsi seule la divulgation d'un savoir-faire technique protégé par le secret y est alléguée, fût-il également protégé par des brevets, sans qu'aucune contrefaçon de brevet n'y soit incriminé à ce stade, peu important que la société IST ait mis en garde les sociétés Véolia, au cours des négociations, sur l'importance qu'elle attache à la protection de ses droits de propriété intellectuelle sur les machines proposées ;

Qu'au surplus, dans sa requête, la société IST, qui reproche donc expressément aux sociétés Véolia d'avoir procédé à un détournement global d'ingénierie (point 4), expose que les images satellites des deux installations construites, vraisemblablement en 2010-2011, révèlent que celles-ci s'avèrent identiques aux propositions qu'elle avait faites au groupe Véolia et produit diverses pièces tendant à établir le fait qu'elle lui avait transmis la technologie communiquée pour leur conception (point 2), que le cahier des charges d'un nouvel appel d'offre en fin 2012 pour une installation à Dubai intègre la technologie communiquée entre 2007 et 2009 (p. 1 in fine et pièce 17), et qu'aucun des systèmes concurrents ne proposait des installations visuellement ou techniquement similaires aux siennes (point 2.5 in fine) ;

Qu'elle n'est pas formellement contredite sur ce dernier point par les sociétés Véolia qui se bornent à soutenir qu'elle n'a fourni qu'une machine dont elle prétend qu'elle est exclusivement protégée par un brevet ;

Qu'en l'état des explications et des pièces ainsi fournies à l'appui de la requête, le détournement de savoir-faire allégué est vraisemblable, ce d'autant que, dans ces écritures d'appel, la société IST maintient que les négociations rompues au profit d'une société tierce ne se limitaient pas à la fourniture de machines mais avaient bien pour objectif la fourniture d'une prestation d'ingénierie complète dès lors qu'elles tendaient à la mise à disposition par la société IST d'un moyen permettant d'évaporer les 34.058 tonnes d'eau par an et les 48.250 tonnes de boues produites par celles-ci ;

Que ni les différents échanges de correspondances invoqués par les sociétés Véolia ni leurs écritures à ce sujet n'étayent de façon déterminante leur affirmation contraire selon laquelle 'la société IST n'a fourni qu'une machine et non pas une offre globale d'ingénierie', 'n'intervient pas dans le domaine de la conception globale de séchage de boue mais uniquement comme un simple concepteur de la machine qui permet le séchage des boues ‘et ne pourrait donc revendiquer un savoir-faire propre dans le domaine de la conception globale du procédé de séchage des boues mais seulement un droit de propriété intellectuelle sur la machine qu'elle propose à cette fin ;

Qu'il n’appartienne pas au juge de la rétractation mais au seul juge du fond éventuellement saisi ultérieurement, d'apprécier la réalité du détournement de savoir-faire allégué que la mesure sollicitée tend précisément à permettre d'établir ;

Considérant que la proportionnalité de la mesure de constat au but recherché n'est pas en débat, que l'ordonnance sur requête a ordonné le séquestre des pièces recueillies par l'huissier et que, d'un commun accord des parties, un expert de tri a été commis par l'ordonnance du 22 janvier 2014 qui en a ordonné la levée, préservant ainsi le secret des affaires et les intérêts de chacune des parties ;

Considérant qu'il s'ensuit que la société IST, dont les soupçons de concurrence déloyale apparaissent vraisemblables dispose d'un motif légitime de conserver la preuve des faits suspectés quant au détournement de savoir-faire et à la rupture de pourparlers allégués, et était fondée à saisir le tribunal de commerce de sa requête, étrangère au contentieux des brevets ;

• sur la motivation de l'ordonnance sur requête

Considérant que les sociétés Véolia soutiennent encore, en tout état de cause, que la requête n'est pas motivée quant à la nécessité de déroger au principe de la contradiction et que l'ordonnance sur requête n'est pas motivée du tout ;

Considérant qu'il résulte de la requête que la société IST s'est fondée pour la justifier sur les faits de concurrence déloyale exposés ci-dessus et, expressément, sur le risque de disparition de documents en relation avec ceux-ci, raisonnablement envisageable ;

Considérant, par suite, que l'ordonnance rendue au visa de cette requête, qui y est jointe, satisfait aux exigences de motivation de l'article 495 du code de procédure civile ;

• sur la déloyauté alléguée dans la présentation de la requête

Considérant que les sociétés Véolia soutiennent enfin que la société IST a fait une présentation tronquée des faits, laissant croire qu'elle avait fourni une offre de génie civil ou d'ingénierie tandis qu'elle n'a fait que proposer la fourniture de machines 'retourneurs de boues' et invoquant un préjudice qu'elle est incapable de justifier ;

Considérant toutefois que la déloyauté dans la présentation de la requête, à la supposer établie, n'est pas, en soi, un motif de rétractation de l’ordonnance ; qu'il résulte de ce qui précède que la société IST dispose d'un motif légitime et que la vraisemblance de son préjudice se déduit, au moins en son principe, de celle des faits de concurrence déloyale soupçonnés ;

Considérant, par suite, qu'il convient de confirmer l'ordonnance de référé entreprise qui a rejeté la demande de rétractation de l'ordonnance sur requête litigieuse ;

•  sur les demandes accessoires

Considérant que la société IST ne justifie d'aucune circonstance ayant fait dégénérer en abus le droit pour les sociétés Véolia d'interjeter appel ; que sa demande en paiement de dommages-intérêts à ce titre, dont au demeurant elle ne justifie pas de l'évaluation, ne peut être accueillie ;

Considérant que l'équité commande de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile dans les termes du dispositif de l'arrêt ;

Considérant que les sociétés Véolia, parties perdantes, supporteront la charge des dépens ;

 

PAR CES MOTIFS

 

Confirme l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions

Condamne in solidum les sociétés Véolia Water Solutions & technologies, Véolia Water Solutions & technologies Support, OTV et OTV International à payer à la société IST ANLAGENBAU GMBH la somme de 6.000¿ sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile

Rejette toute autre demande

Condamne les sociétés Véolia Water Solutions & technologies, Véolia Water Solutions & technologies Support, OTV et OTV International aux dépens.