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Décisions

CA Paris, 4e ch., 16 juin 1995, n° D19950072

PARIS

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

GARDEN PARTY (SARL) , PRINCE PHILIPPE (SARL)

Défendeur :

MISS ELDA (SA)

T. com Paris, du 10 juill. 1990

10 juillet 1990

FAITS ET PROCEDURE

M. K et les sociétés GARDEN PARTY et PRINCE PHILIPPE dont il est le gérant, se prévalent des droits de création de M. K sur un modèle de tailleur pour femme créé par celui-ci en janvier 1988 intitulé HAVANE, et de l'autorisation par lui donnée à ces sociétés de le commercialiser sous la marque Collection Privée qui lui appartient, commercialisation effective à compter de septembre 1988.

Après saisie contrefaçon opérée le 14 mars 1989 à Paris en application de l'article 66 de la loi du 11 mars 1957 dans la boutique exploitée sous l'enseigne MODA par la STE M ELDA, M. K, les sociétés GARDEN PARTY et PRINCE PHILIPPE ont assigné cette dernière et la société de droit italien SADA dont le siège social est à Rome, en contrefaçon de modèle sur le fondement des lois du 11 mars 1957 et 12 mars 1952.

La société MISS ELDA s'était opposée aux demandes, concluant subsidiairement à la désignation d'un expert.

La société SADA n'avait pas comparu.

Par un premier jugement avant dire droit en date du 10 juillet 1990, le tribunal de commerce de Paris avait ordonné une expertise en vue de déterminer si M. K pouvait revendiquer des droits de création sur le modèle litigieux et la date de la création alléguée, de se prononcer sur l'existence de caractéristiques originales de ce modèle qui permettraient de qualifier une création protégeable, de dire si les modèles saisis constituent la copie servile de celui revendiqué par M. K et également à quelles dates et combien de modèles ont été importés en France par la STE M ELDA et pour quels prix, de rechercher depuis quand et combien de modèles (sic) ont été fabriqués et vendus par la STE SADA et pour quels prix, de chiffrer enfin le préjudice éventuellement subi par les requérants.

Après dépôt du rapport d'expertise, les requérants avaient conclu à la condamnation des sociétés défenderesses pour contrefaçon et concurrence déloyale par la vente de copies serviles à un prix inférieur, à leur payer, à titre de dommages-intérêts, 100.000 francs en réparation de leur préjudice moral et 350.000 francs pour leur préjudice financier, sollicitant des mesures d'interdiction, de confiscation et de publicité.

La STE M ELDA avait conclu au débouté. La STE SADA n'avait pas comparu.

Par un second jugement prononcé le 15 juin 1992, le tribunal de commerce, entre autres dispositions, a :

- rejeté les moyens de nullité dirigés par la STE M ELDA contre l'expertise,

- condamné solidairement les sociétés MISS ELDA et SADA à payer à M. K et aux sociétés GARDEN PARTY et PRINCE PHILIPPE, à titre de dommages-intérêts, 50 000 francs au titre de la contrefaçon et 33 000 francs au titre de la concurrence déloyale,

- fait interdiction aux sociétés MISS ELDA et SADA de poursuivre la vente du modèle contrefaisant sous astreinte de 10 000 francs par infraction constatée à partir de la quinzaine suivant la signification du jugement,

- ordonné la confiscation des articles ou documents comportant les caractéristiques du modèle contrefaisant pour être remis aux requérants aux fins de destruction,

- ordonné la publication du jugement dans des conditions précisées,

- condamné solidairement les sociétés MISS ELDA et SADA à payer aux sociétés GARDEN PARTY et PRINCE PHILIPPE et à M. K la somme de 10 000 francs au titre de l'article 700 du NCPC.

La STE M ELDA a relevé appel du jugement du 15 juin 1992 par déclaration du 31 juillet 1992, à l'encontre de M. K et des sociétés GARDEN PARTY et PRINCE PHILIPPE.

Contestant tant l'existence des droits invoqués que le caractère protégeable de l'oeuvre, elle prie la Cour de débouter les intimés de leurs demandes, comme irrecevables et mal fondées ; subsidiairement, elle conclut à la nullité des opérations d'expertise.

Les intimés concluent à la confirmation du jugement entrepris. Appelants incidemment sur le montant des dommages-intérêts qui leur ont été alloués, ils sollicitent la condamnation de la STE M ELDA à leur payer les sommes de 100 000 francs en réparation de leur préjudice moral, de 350 000 francs au titre du préjudice financier.

Par conclusions du 9 juin 1993, les intimés, faisant état de la liquidation des sociétés GARDEN PARTY et PRINCE PHILIPPE décidée par les assemblées générales de ces sociétés le 9 octobre 1991, demandent acte de la reprise de l'instance par M. K en qualité de liquidateur amiable.

La STE M ELDA conclut en réplique à l'irrecevabilité des conclusions signifiées par les sociétés intimées en état de liquidation antérieurement à la déclaration d'appel, pour omission d'indication de leur siège social.

M. K conclut au rejet de ce dernier moyen.

Les parties requièrent l'application à leur profit de l'article 700 du NCPC.

DECISION

I - SUR LA RECEVABILITE DES CONCLUSIONS DES SOCIETES INTIMEES :

Considérant que le siège des sociétés GARDEN PARTY et PRINCE PHILIPPE en liquidation est resté inchangé, [...], comme il résulte des extraits Kbis versés aux débats ; que l'acte de constitution d'avoué des intimés porte l'indication de ce siège, les sociétés étant mentionnées comme représentées par leur gérant ; que le défaut d'indication de l'état de liquidation de ces sociétés et de l'organe les représentant légalement, en l'occurrence le liquidateur amiable, a été réparé par voie de conclusions postérieures, sans qu'il s'ensuive de ce retard aucun grief pour la société appelante ; qu'il est par conséquent satisfait aux prescriptions des dispositions combinées du b) du 2ème alinéa de l'article 960 et de l'article 961 du NCPC ; que le moyen sera donc rejeté ;

II - SUR LA RECEVABILITE POUR AGIR DES INTIMES :

Considérant que M. K verse aux débats un dessin revêtu de sa signature portant les mentions "Modèle Havane", "pour SARL PRINCE PHILIPPE Collection Privée" ; que ce dessin, à l'exception de quelques différences concernant le col et le haut des manches à tort soulignées par la STE M ELDA car portant sur des détails, correspondant au modèle litigieux et est corroboré par plusieurs attestations d'employés de magasins de confection mentionnant comme date de création le mois de janvier 1988 ; que la qualité d'auteur de M. K est ainsi établie ;

Considérant, s'agissant des sociétés intimées, que la STE M ELDA soutient qu'elles ne rapporteraient la preuve ni de leur qualité d'auteur ni de celle d'ayant droit ; que ferait défaut l'écrit exigé pour la cession du droit d'auteur et notamment du droit de reproduction comme il résulterait "du rapprochement des articles 1 et 3 de la loi du 12 mars 1952 et 1 de la loi du 11 mars 1957 ; que le seul document produit serait une "licence de fabrication pour la saison d'été 1988" intervenue entre la société GARDEN PARTY et la STE PRONOSTIC qui ne pourrait concerner les modèles des saisons automne-hiver 88-89, sans identification des modèles concernés autrement que par la référence à des numéros, alors que M. K leur donne une dénomination, étant encore observé que la licence porterait sur l'utilisation de la marque déposée Collection Privée et aurait dû, à peine d'inopposabilité aux tiers, donner lieu à publication conformément à l'article 13 de la loi du 31 décembre 1964 ;

Considérant, cela exposé, que les prescriptions, édictées à titre probatoire, par les 3e alinéas des articles 3 (texte en réalité applicable) de la loi du 11 mars 1957 et 3 de la loi du 12 mars 1952, le sont dans l'intérêt de l'auteur et non du contrefacteur présumé qui ne peut s'en prévaloir ; que les sociétés intimées rapportent la preuve par la production de factures qu'elles commercialisent le modèle Havane depuis septembre 1988 ; que cette commercialisation s'effectuait nécessairement avec l'accord du créateur, M. K, dont il est établi qu'il percevait une redevance de 15% sur les modèles fabriqués ;

Considérant que les sociétés GARDEN PARTY et PRINCE PHILIPPE peuvent donc invoquer leur qualité de licenciées pour l'exploitation des droits patrimoniaux de l'auteur, sans se voir opposer un défaut quelconque de publicité ; que si cette qualité ne leur confère pas celle d'agir en contrefaçon, elles peuvent néanmoins réclamer réparation des actes incriminés à ce titre sur le fondement de la concurrence déloyale ; que l'action en contrefaçon demeure réservée à M. K pour l'atteinte de son droit moral et le préjudice pécuniaire entraîné par la diminution de ses redevances ;

Considérant qu'ils s'ensuit encore que c'est à tort que la STE M ELDA invoque la nullité de la saisie contrefaçon au motif prétendu de l'absence de qualité pour agir des demandeurs, cette saisie ayant en effet été effectuée à la requête de M. K ;

III - SUR LA REGULARITE DES OPERATIONS D'EXPERTISE :

Considérant que la STE M ELDA soutient que l'expertise serait entachée de nullité pour non respect du contradictoire ; qu'elle expose que le jugement ordonnant expertise, rendu le 10 juillet 1990 (à l'égard notamment de la STE SADA assignée à une adresse erronée et non comparante), a été signifié le 24 janvier 1991 à la STE SADA assorti d'une sommation, qui lui a été délivrée à Rome, d'avoir à assister à une réunion d'expertise le 24 janvier 1991 ; que cette réunion faisait suite à une réunion tenue non contradictoirement le 25 septembre 1990 ; qu'en dépit de ces deux irrégularités, une troisième réunion était tenue à Rome le 19 mars 1991 sans que le STE M ELDA y soit convoquée ;

Considérant, cela exposé, d'une première part, que seule la STE SADA, au demeurant non comparante, pourrait tirer grief de son absence de convocation aux réunions d'expertise ; que l'expert C mentionne dans son rapport que la convocation par lui adressée à cette société en vue de la réunion du 25 septembre 1990 lui est retournée en raison de l'adresse erronée du destinataire ; qu'en revanche, la sommation relative à la deuxième réunion, tenue le 21 janvier 1991, a été délivrée à Parquer le 20 décembre 1990, avec indication de la véritable adresse ; que si la notification par l'autorité habilitée italienne effectuée en application de la Convention de La Haye du 15 novembre 1965 a eu lieu le 24 janvier 1991, le récépissé de remise de la lettre recommandée adressée par l'huissier porte le timbre du 24 décembre 1990 et a été adressé le 7 janvier 1991 par cet huissier aux Conseils des intimés ; que l'expert indique "qu'étaient présents pour "les défenderesses" Maître A et Maître B ; que de seconde part, cependant, et contrairement à ce qu'affirme l'expert, il n'est pas justifié de ce que la STE M ELDA ait été convoquée en vue de la visite opérée par l'expert dans les locaux de la STE SADA à Rome ; que la seule lettre (recommandée avec accusé de réception) de convocation dont copie est annexée au rapport concerne la STE SADA ; que selon ce rapport, il avait été convenu lors de la réunion du 24 janvier 1991 avec les deux parties de se rendre à Rome, au siège de la STE SADA "pour vérifier les références du vêtement litigieux et le nombre qui en avait été adressé à la STE M ELDA, à partir des livres de mises en chaînes et des livres comptables correspondants" ; qu'il n'est pas précisé que la date, du 19 mars 1991, qui est celle des investigations au siège de la STE SADA, ait été portée verbalement par l'expert à la connaissance de la STE M ELDA lors de la réunion précédente ; qu'il convient en conséquence, non point d'annuler l'expertise, mais d'écarter des débats la partie du rapport ayant trait aux opérations non contradictoires à l'égard de la STE M ELDA effectuées au siège de la STE SADA, étant observé au demeurant que ces opérations sont demeurées infructueuses, l'expert n'ayant pas obtenu de la STE SADA les documents comptables escomptés ;

IV - SUR LE CARACTERE PROTEGEABLE DE L'OEUVRE DE M. K, LA CONTREFAÇON, LA CONCURRENCE DELOYALE :

Considérant que l'originalité du modèle Havane réside dans les caractéristiques de la veste ainsi revendiquées :

- réalisée en ottoman, tissu uni avec rayures en relief satin sur fonds reps,

- longue, cintrée, très épaulée et se terminant par une basque plongeante dans le dos,

- fermée par trois boutins,

- dont le col, les parements et la basque sont doublé d'un reps contrasté,

- ayant un col haut dit col Danton,

- ayant les manches montées avec trois pinces relevées au dessus du padding de chaque côté de la couture d'épaule, libérant une ampleur de tissu qui, rattachée au haut de la manche, forme deux poches,

- dont l'ottoman est travaillé en biais depuis l'encolure jusqu'à la fin du basque dans un sens du tissu, les côtés et le dos étant travaillés dans un autre sens formant contraste,

- dont le dos est composé de huit morceaux taillés dans des sens de trame différents, dont les deux morceaux du centre se terminent en pointe au niveau de la taille ; que l'expert note à juste titre que les planches de costumes français depuis le Premier Empire, communiquées par la STE M ELDA, révèlent que la veste du modèle revendiqué n'avait aucune correspondance sur les dessins soumis, même si, sur l'une ou sur l'autre, on pouvait relever un détail similaire ; que l'originalité du vêtement résulte de l'association d'éléments disparates, bien que connus pour certains d'entre eux, au sein d'une combinaison nouvelle portant l'empreinte de la personnalité de l'auteur ;

Considérant qu'il résulte des pièces mises aux débats que la commercialisation du modèle litigieux, ainsi que l'a reconnu lors de la saisie contrefaçon le gérant de la STE M ELDA, a commencé le 25 février 1989 ; que les premiers juges ont exactement retenu que ce modèle était la copie servile du modèle Havane et en constituait la contrefaçon ; que la STE M ELDA ne saurait alléguer sa bonne foi, inopérante au civil, d'autant que, déjà condamnée à plusieurs reprises pour des faits analogues, elle était tenue à une particulière vigilance ;

Considérant que la commercialisation s'analyse à l'égard des STES GARDEN PARTY et P PHILIPPE en concurrence déloyale, aggravée par la vente du modèle litigieux à un prix très inférieur à celui du modèle Havane qui s'en est trouvé ainsi grandement dévalorisé, comme l'attestent les doléances écrites de la clientèle que les intimés mettent aux débats ;

V - SUR LA REPARATION :

Considérant qu'au vu des indications recueillies lors de la saisie contrefaçon sur le volume des importations contrefaisantes et des ventes de la STE M ELDA, rapprochées du volume d'affaires réalisé par les sociétés intimées sur la vente du modèle Havane, des prix de revient et de vente, éléments permettant de caractériser tant les ventes manquées que la perte gain liée à l'avilissement du modèle, il convient de fixer comme suit le montant des réparations :

A M. K, pour l'atteinte à son droit moral et la perte de redevance : 40 000 francs

Aux sociétés GARDEN PARTY et PRINCE PHILIPPE, au titre de la concurrence déloyale : 80 000 francs à chacune.

Considérant qu'il convient de confirmer les mesures d'interdiction, de confiscation et de publication, avec les précision mentionnées au dispositif ci-après, et d'accorder, en équité, aux intimés, le bénéfice de l'article 700 du NCPC.

PAR CES MOTIFS

et ceux non contraires des premiers juges,

Statuant dans les limites de l'appel,

Donne à M. K l'acte requis,

Déclare recevables les conclusions déposées par les sociétés GARDEN PARTY et PRINCE PHILIPPE,

Rejette la demande en nullité de l'expertise mais écarte des débats la partie du rapport ayant trait aux opérations effectuées le 19 mars 1991 au siège de la STE SADA ;

CONFIRME le jugement sur la contrefaçon commise à l'égard de M. K,

LE CONFIRME sur les mesures d'astreinte, de confiscation et destruction, de publication,

LE PRECISANT de ces chefs,

Dit que la confiscation et la destruction ne porteront que sur les modèles contrefaisants saisis ou encore aux mains de la société MISS ELDA et qu'il devra être tenu compte du présent arrêt en ce qui concerne la publication,

REFORMANT pour le surplus,

Dit que la société MISS ELDA en commercialisant des copies serviles du modèle Havane, de surcroît à un prix très inférieur au prix de vente de ce modèle, a commis des actes de concurrence déloyale à l'égard des sociétés GARDEN PARTY et PRINCE PHILIPPE,

Condamne la société MISS ELDA à payer, à titre de dommages-intérêts :

- à M. K, la somme de 40 000 francs,

- à M. K, ès qualités de liquidateur de la société GARDEN PARTY : 80 000 francs,

- au même, ès qualités de liquidateur de la STE P PHILIPPE : 80 000 francs,

La condamne à payer à M. K, tant à titre personnel qu'ès qualités, la somme de 30 000 francs en application de l'article 700 du NCPC, première instance et appel confondus,

La condamne aux dépens que la SCP d'avoués GARRABOS ALIZARD pourra recouvrer, pour ceux d'appel, dans les conditions de l'article 699 du NCPC.

Rejette toute autre demande.