CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 18 février 2022, n° 19/14219
PARIS
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Belhassen (ès qual.), Cross Media Interactive (SAS)
Défendeur :
Le Parisien Libéré (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Conseillers :
Mme Primevert, Mme L'Eleu de la Simone
Avocats :
Me Lesenechal, Me Santacru
FAITS ET PROCEDURE :
Pour un exposé complet des faits et de la procédure, la cour renvoie expressément au jugement déféré et aux écritures des parties.
Il sera succinctement rapporté que la sas Cross Média Interactive, fondée en 2008, avait pour activité principale de développer l'audience des médias sur les supports numériques.
La sas Le Parisien Libéré publie plusieurs éditions du quotidien régional sous le nom X, et une édition nationale.
Par acte du 24 juillet 2017, la sas Cross Média Interactive a assigné X en rupture des relations commerciales établies.
Par jugement du tribunal de commerce de Paris du 18 octobre 2017, une procédure de liquidation judiciaire simplifiée de la Sas Cross Media Interactive a été ouverte, la Selarl Athena en la personne de Maître Leïla Belhassen étant nommée liquidateur.
Vu le jugement du tribunal de commerce de Paris du 18 mars 2019 qui a :
- débouté la Selarl Athena prise en la personne de Me Leïla Belhassen ès qualités de mandataire judiciaire liquidateur de la Sas Cross Media Interactive de l'ensemble de ses demandes,
- condamné la Selarl Athena prise en la personne de Me Leïla Belhassen ès qualités de mandataire judiciaire liquidateur de la Sas Cross Media Interactive à payer à la Sas Le Parisien Libéré la somme de 3.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, déboutant pour le surplus,
- condamné la Selarl Athena prise en la personne de Me Leïla Belhassen ès qualités de mandataire judiciaire liquidateur de la Sas Cross Media Interactive aux dépens lesquels seront employés en frais de liquidation judiciaire, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 77,84 € dont 12,76 € de TVA.
Vu l'appel interjeté la selarl Athena agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la sas Cross Media Interactive le 11 juillet 2019,
Vu l'article 455 du code de procédure civile,
Vu les dernières conclusions remises par le réseau privé virtuel des avocats le 10 octobre 2019 et le dernier bordereau de communication de pièces du 22 octobre 2019 pour la selarl Athena agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la sas Cross Media Interactive, par lesquelles elle demande à la cour de :
Vu les articles L442-6 du code de commerce, 1240 du code civil et 56, 699 et 700 du code de procédure civile,
- Infirmer le jugement du 18 mars 2019 en toutes ses dispositions ;
Et, en conséquence :
- Constater que X a rompu brutalement ses relations commerciales avec la société Cross Média Interactive sans respecter le moindre préavis ;
- Condamner X à payer à Maître Leila Belhassen ès qualités de liquidateur à la liquidation judiciaire de la société Cross Média Interactive la somme de 132 403,20 euros, en réparation du préjudice né du non-respect d'un préavis qui ne pouvait être inférieur à huit mois ;
- Condamner X à payer à Maître Leila Belhassen ès qualités de liquidateur à la liquidation judiciaire de la société Cross Média Interactive la somme de 50 000 euros, en réparation de son préjudice moral ;
- Débouter X de toutes ses demandes ;
- Condamner X à payer à Maître Leila Belhassen ès qualités de liquidateur à la liquidation judiciaire de la société Cross Média Interactive la somme de 5 000 euros, au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Vu les conclusions remises par le réseau privé virtuel des avocats le 7 janvier 2020 pour la sas Le Parisien Libéré, par lesquelles elle demande à la cour de :
- Confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 18 mars 2019 ;
- Débouter en conséquence la Selarl Athena prise en la personne de Maître Leila Belhassen, ès qualités de mandataire judiciaire de Cross Media Interactive Sas, de l'intégralité de ses demandes ;
Y ajoutant
- La condamner reconventionnellement à payer à la somme de 5.000 € sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- La condamner aux entiers dépens de première instance et d'appel, dont distraction au profit de Me Dominique Santacru, avocat au Barreau de Paris.
Vu l'ordonnance de clôture du 16 septembre 2021,
SUR CE, LA COUR,
Sur la rupture des relations commerciales établies
Aux termes de l'article L. 442-6 I, 5° du code de commerce dans sa rédaction en vigueur avant l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
Le champ d'application de ce texte requiert des relations commerciales établies, soit une relation commerciale entre les parties qui revêtait avant la rupture un caractère suivi, stable et habituel et dans laquelle la partie victime de la rupture pouvait raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.
En l'espèce, il n'est pas contesté que X a contracté avec Cross Média Interactive à compter de septembre 2008 et régulièrement fait appel à ses services sur la période septembre 2008 - juin 2016, pour un montant total annuel de :
- 194.112 € HT en 2008,
- 282.750€ HT en 2009,
- 174.800 € HT en 2010,
- 258.000 € HT en 2011,
- 143.000 € HT en 2012,
- 138.500 € HT en 2013,
- 98.500 € HT en 2014,
- 321.000 € HT en 2015,
- et 130.000 € HT en 2016, les commandes étant ciblées sur des campagnes de promotion définies (pièce 1 X), avec une fréquence comprise entre 1 à 4 commandes par mois. Le relevé produit par X fait également apparaître des interruptions de toute commande sur des périodes allant d'un mois à trois mois successifs selon les années, une à plusieurs fois par an (janvier février mars 2010 / septembre octobre 2011 / mai puis août 2012 / juillet puis septembre octobre novembre 2013 / avril mai juin puis août septembre octobre 2014 / août 2015).
Ainsi comme l'a à juste titre retenu le tribunal, il a résulté de la succession des contrats entre les parties, malgré une variation importante du volume d'affaires d'une année sur l'autre et des périodes d'absence de commandes, une relation commerciale qui permettait à Cross Media Interactive d'anticiper raisonnablement une certaine continuité du flux d'affaires avec X pour l'avenir.
En revanche, l'article L. 442-6 I, 5° du code de commerce vise à sanctionner, non l'absence de maintien des relations commerciales elle-même mais la brutalité de la rupture par le partenaire commercial, caractérisée par l'absence de préavis écrit ou s'il a été délivré, l'insuffisance du préavis, lequel doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, et des circonstances prévalant au moment de la notification de la rupture, susceptibles d'influencer le temps nécessaire pour le redéploiement de l'activité du partenaire victime de la rupture.
En l'espèce l'examen des circonstances qui ont conduit à la rupture des relations commerciales fait apparaître que la dernière prestation facturée par Cross Media Interactive avait été commandée par Y, Digital marketing manager du Parisien, par mail du 2 juin 2016 (pièce 3 Appelante) en ces termes : « nous lançons notre nouveau site le 7 juin et nous aimerions réaliser un beau mois de juin en termes d'audience. Pour cela peux-tu lancer une campagne Facebook en ciblant les concouristes - Z 30k€ », ce message précisant en outre un numéro d'ordre d'insertion publicitaire, servant de bon de réservation de l'espace publicitaire. Cette demande était ainsi ferme et clairement présentée comme telle.
En comparaison, aucune demande n'est produite par l'appelante pour une commande ultérieure. Le seul message électronique de W, président de Cross Media Interactive, du 4 juillet 2016 à Y : "Je reviens vers toi au sujet de nos opérations des mois de juillet et d'août où tu m'avais parlé d'investir un Z global de 60K€ répartis à hauteur de 30K€ pour juillet et 30K€ pour août, correspondant déjà au Z de juin. Je te remercie de revenir rapidement vers moi pour que je puisse m'organiser de façon opérationnelle" (pièce 5 Appelante) est d'une part adressé par l'appelante et n'est dès lors pas probant d'un engagement du Parisien, mais en outre atteste de l'absence de tout caractère ferme de cette opération. Ce message est d'ailleurs resté sans réponse.
Quant à l'absence de réponse du Parisien à ce message ainsi qu'aux relances d'W du 19 juillet 2016 (pièce 6 Appelante) et du 1er août suivant (pièce 7) elles témoignent non d'une rupture brutale des relations commerciales établies par l'intimée, mais seulement de l'insistance de Cross Media Interactive à l'endroit du Parisien, la première subissant manifestement une baisse importante de son chiffre d'affaires indépendante de ses contrats avec X comme en témoigne le rappel du pourcentage des commandes du Parisien dans son chiffre d'affaires en page 2 de ses conclusions. Le message du 1er août dans lequel le président de Cross Media Interactive précise : « je te remercie de bien vouloir revenir vers moi dans les meilleurs délais afin que je puisse m'organiser pour assurer la pérennité de ma société » le confirme. La fréquence, à certaines périodes antérieures, de simples textos entre W et ce Digital Marketing Manager du Parisien (pièce 4 appelante), au contenu d'ailleurs anodin, est sans rapport avec les relations commerciales établies entre les deux partenaires, échangeant par mail, (et non par texto) et au sujet de commandes précises.
Au demeurant, il résulte de ce qui précède que des périodes sans commande se produisaient chaque année entre les deux partenaires commerciaux, et pouvaient durer plusieurs mois.
Ainsi, l'envoi, brutalement, au Parisien, le 31 août 2016, soit moins de deux mois après le premier message du 4 juillet, d'une lettre recommandée avec avis de réception, par Cross Media Interactive, représentée par un avocat, rappelant les trois messages d'W intervenus entre le 4 juillet et le 19 août et invoquant immédiatement une « attitude constitutive d'une rupture brutale des relations commerciales » et sollicitant à titre amiable une indemnisation de 135.000 euros au titre du préjudice subi (pièce 8), à régler sous quinzaine, était de nature à irrémédiablement compromettre le partenariat commercial par la perte de confiance qui en résultait.
Dès lors c'est à juste titre que le tribunal a retenu que la rupture avait été initiée par Cross Media Interactive et qu'aucune faute ne pouvait être reprochée, dans ces circonstances, au Parisien, qui prenait d'ailleurs acte de la rupture de la confiance ainsi instaurée par son partenaire dans un courrier du 26 septembre 2016 (pièce 9 Appelante).
Le jugement, qui a débouté la selarl Athena agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la sas Cross Media Interactive de l'ensemble de ses demandes au titre de la rupture brutale des relations commerciales, sera en conséquence confirmé en toutes ses dispositions.
Sur les frais irrépétibles et les dépens
La selarl Athena agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la sas Cross Media Interactive succombant à l'action, il convient de confirmer le jugement en ce qu'il a statué sur les dépens et les frais irrépétibles en première instance.
Statuant de ces chefs en cause d'appel, elle sera condamnée aux dépens, qui pourront être recouvrés directement contre elles par Me Dominique Santacru, avocat, pour ceux dont il a fait l'avance sans en recevoir provision, et condamnée, en conséquence, à payer au Parisien la somme de 5.000 euros au titre des frais irrépétibles engagés en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
CONFIRME le jugement en toutes ses dispositions,
Y ajoutant,
CONDAMNE la selarl Athena agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la sas Cross Media Interactive aux dépens,
AUTORISE Me Dominique Santacru avocat, à recouvrer directement contre elle les dépens dont il a fait l'avance sans en recevoir provision,
CONDAMNE la selarl Athena agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la sas Cross Media Interactive à payer à la sas Le Parisien Libéré la somme de 5.000 euros (cinq mille euros) au titre de l'article 700 du code de procédure civile.