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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 23 février 2022, n° 19/19239

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

10 Medias (SAS)

Défendeur :

L’Equipe (SAS), Les Editions P. Amaury (SA), Team Media (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

Mme Depelley, Mme Lignières

Avocats :

Me Hardouin, Me Boccon-Gibod, Me Calvet

T. com. Paris, du 11 juin 2019, n° 20130…

11 juin 2019

La société 10 Médias a pour objet la conception, l'édition, la commercialisation et la diffusion du journal Le 10 Sport et du site internet associé, Le10Sport.com.

La société Editions P Amaury (ci-après EPA) est la société holding du Groupe Amaury détenue à 100 % par la famille Amaury.

La société Amaury Médias devenue Team Média le 21 décembre 2015, est la régie publicitaire des supports du Groupe Amaury.

La société L’Equipe, filiale du groupe Amaury, exploite le quotidien l’Equipe.

Ces trois sociétés seront dénommées « Groupe Amaury » ou les “Intimées”.

La société 10 Médias a été fondée en septembre 2008 par Monsieur Michel Moulin afin de lancer un nouveau quotidien sportif “Le10Sport.com” ayant un prix de vente sensiblement plus faible que la concurrence (50 centimes d’euros).

Le journal l’Equipe était, jusqu’au lancement de “Le10Sport.com”, le seul quotidien sportif national et généraliste.

Peu après l’annonce du lancement de son nouveau quotidien sportif par la société 10 Médias, le Groupe Amaury annonce le lancement d’un quotidien sportif appelé “Aujourd’hui Sport”, au même prix de 50 centimes.

Ces quotidiens ont été tous deux lancés le 3 novembre 2008.

La parution quotidienne du journal Le10Sport.com a cessé à la fin du mois de mars 2009, le journal n’atteignant pas la diffusion attendue. Ce journal est devenu un hebdomadaire à partir d’avril 2009.

Le journal Aujourd’hui Sport a cessé de paraître en juin 2009.

Une diffusion quotidienne du journal Le 10Sport.com a repris du 12 juin au 1er juillet 2010 au cours de la coupe du monde de football au prix de 80 centimes, cessant avant la fin de la compétition. Elle a continué sous une forme hebdomadaire.

Considérant que le lancement de son quotidien par le groupe Amaury été fait en violation des règles régissant la concurrence, la société 10 Médias a saisi le Conseil de la concurrence le 10 décembre 2008, devenue l’Autorité de la concurrence (ci-après « l’Autorité »).

Par une décision n° 14-D-02 du 20 février 2014 (ci-après la « Décision »), l’Autorité a statué en ces termes :

« Article 1er : Il est établi que la société Éditions Philippe Amaury a enfreint les dispositions de l’article L. 420-2 du code de commerce ainsi que celles de l’article 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne en mettant en œuvre une pratique d’éviction du quotidien Le10Sport.com sur le marché du lectorat de la presse quotidienne nationale d’information sportive.

Article 2 : Il n’est pas établi que la société Éditions Philippe Amaury a enfreint les dispositions de l’article L. 420-2 du code de commerce ainsi que celles de l’article 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne au titre des autres pratiques dénoncées par la saisine.

Article 3 : Au titre de la pratique visée à l’article 1er, il est infligé à la société Éditions Philippe Amaury une sanction pécuniaire de 3 514 000 euros.

Article 4 : La société Éditions Philippe Amaury fera publier à ses frais le texte figurant au paragraphe 386 de la présente décision dans les journaux « L’Équipe » et « Le Figaro », en respectant la mise en forme. Cette publication interviendra dans un encadré en caractères noirs sur fond blanc de hauteur au moins égale à trois millimètres sous le titre suivant, en caractère gras de même taille : « Décision de l’Autorité de la concurrence n° 14-D-02 du 20 février 2014 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la presse d’information sportive ». Elle pourra être suivie de la mention selon laquelle la décision a fait l’objet de recours devant la cour d’appel de Paris si de tels recours sont exercés. La société Éditions Philippe Amaury adressera, sous pli recommandé, au bureau de la procédure, copie de cette publication, dès sa parution et au plus tard le 20 avril 2014. »

Cette décision a fait l’objet d’un recours devant la cour d’appel de Paris qui a confirmé la décision attaquée par un arrêt du 15 mai 2015 devenu définitif à la suite du rejet du pourvoi formé à son encontre, par arrêt de la Cour de cassation du 1er mars 2017.

Parallèlement, par acte du 27 décembre 2012, la société 10 MÉDIAS a assigné les sociétés du Groupe Amaury devant le tribunal de commerce de Paris afin d’obtenir réparation du préjudice subi du fait des pratiques dénoncées.

Par jugement du 19 juin 2019, le tribunal de commerce de Paris a statué en ces termes :

« PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement en premier ressort par jugement contradictoire,

• Dit que l'action envers la SAS à associé unique AMAURY MEDIAS devenu SAS à associé unique TEAM MEDIA el la SNC L'EQUIPE est recevable.

• Dit qu’il n'y a pas lieu d'écarter des débats les pièces comptables produites par la SAS 10 MEDIAS.

• Condamne la SA LES EDITIONS P AMAURY, pour ses droits propres et venant aux droits des sociétés INTRA PRESSE et AUJOURD'HUI SPORT, la SAS à associé unique AMAURY MEDIAS devenu SAS à associé unique TEAM MEDIA et la SNC L'EQUIPE, in solidum, à payer à la SAS 10 MEDIAS la somme de 869 843 € pour la période de parution du support papier avec intérêt au taux légal à compter de l'assignation avec capitalisation des intérêts.

• Condamne la SA LES EDITIONS P AMAURY, pour ses droits propres et venant aux droits des sociétés INTRA PRESSE et AUJOURD'HUI SPORT, la SAS à associé unique AMAURY MEDIAS devenu SAS à associé unique TEAM MEDIA et la SNC L'EQUIPE, in solidum, à payer à la SAS 10 MEDIAS la somme de 1 067 000 € pour la perte de chance sur le support papier.

• Condamne la SA LES EDITIONS P AMAURY, pour ses droits propres et venant aux droits des sociétés INTRA PRESSE et AUJOURD'HUI SPORT, la SAS à associé unique AMAURY MEDIAS devenu la SAS associé unique TEAM MEDIA et la SNC L'EQUIPE, in solidum, à payer à 1a SAS 10 MEDIAS la somme de 20 000 € pour le préjudice du site internet durant la période de parution papier avec intérêt au taux légal à compter de l'assignation avec capitalisation des intérêts.

• Déboute la SAS 10 MEDIAS de sa demande de perte de chance sur le site Internet.

• Condamne la SA LES EDITIONS P AMAURY, pour ses droits propres et venant aux droits des sociétés INTRA PRESSE et AUJOURD'HUI SPORT, la SAS à associé unique AMAURY MEDIAS devenu SAS à associé unique TEAM MEDIA et la SNC L'EQUIPE, in solidum, à payer à la SAS 10 MEDIAS la somme de 100 000 € au titre de l'article 700 du CPC.

• Déboute les parties de leurs demandes plus amples ou contraires au présent dispositif.

• Dit n'y avoir lieu à l'exécution provisoire.

• Condamne la SA LES EDITIONS P AMAURY, pour ses droits propres et venant aux droits des sociétés INTRA PRESSE et AUJOURD'HUI SPORT, la SAS à associé unique AMAURY MEDIAS devenu SAS à associé unique TEAM MEDIA et la SNC L'EQUIPE, in solidum, aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 129,24 € dont 21,32 € de TVA. »

Par acte du 15 octobre 2019, la société 10 Médias a interjeté appel de ce jugement.

Vu les dernières conclusions déposées et notifiées le 12 novembre 2020, par lesquelles la société 10 médias prie la Cour de :

Vu l’article L. 123-23 du Code de commerce ; Vu l’article 1382 ancien du Code civil ;

-  INFIRMER le jugement rendu par la 13ème chambre du tribunal de commerce de Paris le 11 juin 2019 RG n° 2013004738 en ce qu’il a :

o Condamné la SA LES EDITIONS P AMAURY, pour ses droits propres et venant aux droits des sociétés INTRA-PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, la SAS à associé unique AMAURY MEDIAS devenu SAS à associé unique TEAM MEDIA et la SAS L'EQUIPE, in solidum, à payer à la SAS 10 MEDIAS la somme de 869.843 euros pour la période de parution du support papier avec intérêt au taux légal à compter de l’assignation avec capitalisation des intérêts ;

o Condamné la SA LES EDITIONS P AMAURY, pour ses droits propres et venant aux droits des sociétés INTRA-PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, la SAS à associé unique AMAURY MEDIAS devenu SAS à associé unique TEAM MEDIA et la SAS L'EQUIPE, in solidum, à payer à la SAS 10 MEDIAS la somme de 1.067.000 euros pour la perte de chance sur le support papier ;

o Condamné la SA LES EDITIONS P AMAURY, pour ses droits propres et venant aux droits des sociétés INTRA-PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, la SAS à associé unique AMAURY MEDIAS devenu SAS à associé unique TEAM MEDIA et la SAS L'EQUIPE, in solidum, à payer à la SAS 10 MEDIAS la somme de 20.000 euros pour le préjudice du site internet durant la période de parution papier avec intérêt au taux légal à compter de l’assignation avec capitalisation des intérêts ;

o Débouté la SAS 10 MEDIAS de sa demande de perte de chance sur le site internet ;

o Condamné la SA LES EDITIONS P AMAURY, pour ses droits propres et venant aux droits des sociétés INTRA-PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, la SAS à associé unique AMAURY MEDIAS devenu SAS à associé unique TEAM MEDIA et la SAS L'EQUIPE, in solidum, à payer à la SAS 10 MEDIAS la somme de 100.000 euros au titre de l’article 700 du CPC ;

o Débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires au présent dispositif. ET STATUANT À NOUVEAU :

- DÉBOUTER les sociétés LES EDITIONS P AMAURY venant aux droits des sociétés INTRA-PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, TEAM MEDIA, et L’EQUIPE de leur demande visant à ce que la Cour écarte des débats les pièces dites « comptables » produites par les conseils économiques de la société 10 MEDIAS et les études économiques produites par 10 MEDIAS fondées sur lesdites pièces ;

- CONDAMNER les sociétés LES EDITIONS P AMAURY venant aux droits des sociétés INTRA-PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, TEAM MEDIA, et L’EQUIPE, in solidum, à verser à la société 10 MEDIAS la somme de 10.482.188 euros au titre du préjudice subi par la société 10 MEDIAS lié aux ventes du quotidien le 10Sport.com durant sa période de parution ;

- CONDAMNER les sociétés LES EDITIONS P AMAURY venant aux droits des sociétés INTRA-PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, TEAM MEDIA, et L’EQUIPE, in solidum, à verser à la société 10 MEDIAS la somme de 19.585.853 euros au titre de la perte de chance de la société 10 MEDIAS liée aux ventes du quotidien le 10Sport.com d’avril 2009 à mars 2019 ;

- CONDAMNER les sociétés LES EDITIONS P AMAURY venant aux droits des sociétés INTRA-PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, TEAM MEDIA, et L’EQUIPE, in solidum, à verser à la société 10 MEDIAS la somme de 19.149.362 euros au titre du préjudice subi par 10 MEDIAS lié à la baisse de visibilité du site internet le 10Sport.com ;

- CONDAMNER les sociétés LES EDITIONS P AMAURY venant aux droits des sociétés INTRA-PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, TEAM MEDIA, et L’EQUIPE, in solidum, à verser à la société 10 MEDIAS la somme de 3.000.000 euros au titre du préjudice extrapatrimonial de 10 MEDIAS ;

- JUGER, à défaut de condamnation des sociétés LES EDITIONS P AMAURY venant aux droits des sociétés INTRA-PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, TEAM MEDIA, et L’EQUIPE, in solidum, au titre de l’actualisation des préjudices subis par la société 10 MEDIAS, que les condamnations prononcées à l’encontre de ces sociétés porteront intérêts au taux légal avec capitalisation à compter de la date de l’assignation (27 décembre 2012) ;

- CONDAMNER les sociétés LES EDITIONS P AMAURY venant aux droits des sociétés INTRA-PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, TEAM MEDIA, et L’EQUIPE, in solidum, à verser à la société 10 MEDIAS la somme de 200.000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile (en sus de la condamnation prononcée par le Tribunal de commerce de Paris) et aux entiers dépens dont distraction, pour ceux-là concernant, au profit de la SELARL 2H AVOCATS en la personne de Me Patricia HARDOUIN conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Vu les dernières conclusions déposées et notifiées le 28 mai 2021 du groupe Amaury, intimé et appelant incident, par lesquelles il est demandé à la Cour de :

Vu l’article L. 123-23 du code de commerce, Vu l’article 1240 du code civil,

- INFIRMER le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 11 juin 2019 (RG : 2013004738) intégralement et en toutes ses dispositions, y compris celles relatives à l’application de l’article 700 du CPC et aux dépens.

Statuant à nouveau :

- ECARTER des débats les pièces comptables produites par les conseils économiques de 10 MÉDIAS (à savoir M. RAYMOND et DELOITTE) en ce qu’elles présentent des contradictions et incohérences telles que la comptabilité de 10 MÉDIAS doit être considérée comme « irrégulièrement tenue » au sens de l’article L. 123-23 du code de commerce, ainsi que les études économiques produites par 10 MEDIAS fondées sur lesdites pièces ;

- DEBOUTER 10 MÉDIAS de l’ensemble de ses prétentions indemnitaires fondées sur un gain manqué et une perte de chance prétendus, pendant et après la période de parution du 10 SPORT, ainsi que de l’ensemble des demandes relatives à une baisse de visibilité du site Internet du 10 SPORT, et encore au titre de son prétendu préjudice extrapatrimonial ou moral ;

- DEBOUTER 10 MÉDIAS de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

- CONDAMNER 10 MÉDIAS à verser aux Intimées la somme globale de 300.000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ;

- CONDAMNER 10 MÉDIAS aux entiers dépens.

SUR CE, LA COUR

Sur la demande tendant à voir écarter des débats les pièces comptables produites par les conseils économiques de la société 10 Médias, ainsi que les études économiques produites par 10 MEDIAS fondées sur lesdites pièces

Le Groupe Amaury soutient que les pièces comptables produites par les conseils économiques de la société 10 Médias présentent des contradictions et des incohérences confirmées par M. Didier Kling, expert à la Cour de cassation, et doivent être considérées comme irrégulièrement tenues au sens de l’article L. 123-23 du code de commerce, invoquant le principe selon lequel « le préjudice ne peut être chiffré qu’à partir de données non contestables » (T. Com. Paris, 22 octobre 1996, Eco System c/ SA Automobiles Peugeot).

Il fait état à cet égard de la liste des 12 écarts observés entre les deux bilans ayant servi de base aux travaux des experts économiques de 10 Médias, M Raymond et le cabinet Deloitte., dont le cabinet WNAP tente de n’en expliquer que six, concluant ainsi à l’irrégularité de ces pièces au regard de l’article L. 123-23 du code précité, leur absence de valeur probante et partant, le défaut de crédibilité de rapports économiques qui prendraient appui sur elles. En conséquence, il demande de constater l’irrégularité des pièces comptables invoquées par 10 Médias et ses conseils économiques au soutien de leur analyse de la situation économique et comptable “réelles” de 10 Médias, prise pour base de l’évaluation du préjudice.

La société 10 Médias rétorque que l’article L. 123-23 du Code de commerce empêche seulement un commerçant d’invoquer sa propre comptabilité pour faire la preuve d’un fait de commerce entre commerçants, dès lors que cette comptabilité est irrégulière alors qu’elle ne se prévaut pas de sa comptabilité au soutien de ses prétentions mais d’un rapport d’expertise, en l’espèce le rapport Deloitte, sans se prévaloir d’aucune pièce comptable. Elle dit que l’article invoqué ne trouve pas à s’appliquer alors qu’elle n’entend pas prouver un fait de commerce mais obtenir réparation de son préjudice résultant d’une faute délictuelle du Groupe Amaury et qu’il appartient à la partie adverse de renverser la présomption de régularité de sa comptabilité en démontrant que celle-ci n’est pas conforme à l’ensemble des règles définies par le droit comptable, outre l’impact sur la solution du différend de l’irrégularité comptable.

Elle fait valoir qu’il n’est fait état d’aucune norme comptable qui aurait été violée et que l’extrait n° 1, qui n’a pas été préparée par un expert-comptable, ne constitue pas une pièce comptable, mais un document préparé par M Raymond qu’elle n’utilise pas pour évaluer le préjudice subi.

S’agissant de l’extrait n° 2, les incohérences s’expliquent par des opérations classiques de reclassement de certains revenus et dépenses d’un poste à un autre entre le moment où la situation intermédiaire a été produite et où les comptes finaux ont été produits, que les calculs effectués par Deloitte ne sont nullement affectés par les opérations de reclassement concernées. Elle ajoute que M. Nahum confirme l’absence d’anomalie entre cet extrait et le grand livre au 31 décembre 2009.

Sur ce,

L’article L. 123-23 du code de commerce dispose :

La comptabilité régulièrement tenue peut être admise en justice pour faire preuve entre commerçants pour faits de commerce.

Si elle a été irrégulièrement tenue, elle ne peut être invoquée par son auteur à son profit.”

Ce texte ne peut être appliqué alors qu’aucune comptabilité n’est produite par l’appelante mais seulement les différentes versions du rapport d’analyse économique du Cabinet Deloitte qui constitue une expertise privée.

En outre, aucune violation d’une règle comptable n’est invoquée.

En tout état de cause, s’agissant des écarts observés entre les deux bilans ayant servi de base aux travaux des experts économiques de 10 Médias qui seraient de nature à créer un doute grave et légitime sur la régularité et la sincérité de la comptabilité de 10 Médias au regard des différences figurant aux  deux extraits des comptes déposés, le premier utilisé par    M Raymond et le second par le cabinet Deloitte alors que ces extraits auraient été établis par le même comptable, M Jacky Caille pour la même période (octobre 2008-31 mars 2009) mais aussi de deux contradictions supplémentaires qui résulteraient de la confrontation de l’extrait n° 2 aux comptes déposés pourtant établis par le même expert-comptable, ainsi qu’il résulte deux consultations de M Didier King, expert-comptable, expert près la cour d’appel de Paris et expert agréé près le Cour de cassation (ses pièces 8 et 31), il sera répondu ce qui suit :

- La comparaison entre l’extrait n° 1 et l’extrait n° 2 et les contradictions qui en résulteraient ne peuvent être retenues dès lors qu’il n’est pas établi que l’extrait n° 1 a été établi par l’expert-comptable de la société 10 Médias et que cette dernière n’utilise pas au soutien de l’évaluation de son préjudice le rapport de M Raymond qui aurait préparé l’extrait n° 1.

- Les contradictions apparentes résultant de la comparaison entre l’extrait n° 2 et les comptes certifiés s’agissant du poste “Production vendue (services) / Exportations” de 58 000 euros en 15 mois pour les Comptes déposés contre 419 962 euros en 6 mois pour l’extrait n° 2 et du poste “Achat de matières premières et autres approvisionnements” d’un montant de 589 376 euros en 15 mois pour les comptes déposés contre 608 607 euros en six mois pour l’extrait n° 2 au sein du même exercice sont expliquées par le rapport du cabinet WNAP (pièce 40 de l’appelante).

Ainsi la première différence tient à un problème de présentation sans incidence sur le résultat comptable de l’exercice ni sur les travaux de Microéconomix ainsi qu’il résulte de la lecture du tableau “Détail compte de résultat” en ce que le montant de 419 962 euros classé en exportation correspond aux échanges publicitaires et que le montant des exportations n’est en fait que de 25 000 euros, ce reclassement étant corroboré par le grand livre de la société au 31 décembre 2009.

La seconde différence tient à l’enregistrement de deux avoirs les 6 avril et 9 juin 2019 pour un montant total de 19 031,09 euros ainsi qu’il résulte du grand livre de la société au 31 décembre 2009, étant observé que l’absence d’achat de papier après mars 2009 s’explique par la cessation de la parution quotidienne du journal le 10Sport.com et par la prestation “imprimeur” sur laquelle est portée la fabrication complète du journal hebdomadaire, dont le papier.

Dès lors, l’irrégularité alléguée des comptes publiés et certifiés n’est pas démontrée.

La demande tendant à voir écarter des débats les pièces comptables produites par les conseils économiques de 10 MÉDIAS en ce que celles-ci présentent des contradictions et incohérences telles que la comptabilité de 10 MÉDIAS doit être considérée comme « irrégulièrement tenue » au sens de l’article L. 123-23 du code de commerce, ainsi que les études économiques produites par 10 MEDIAS fondées sur lesdites pièces, est rejetée et le jugement confirmé de ce chef.

Sur la demande d’indemnisation du préjudice

Il appartient à la société 10 Médias qui se prétend victime d’un dommage causé par la pratique anticoncurrentielle du groupe Amaury de démontrer l’existence d’une faute civile, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre le faute et le préjudice invoqué sur le fondement de l’article 1382 devenu 1240 du code civil.

- Sur la faute civile,

En l’espèce, l’existence d’une faute civile n’est pas contestée.

Il suffira de rappeler que la Décision confirmée a retenu que la société Éditions Philippe Amaury a enfreint les dispositions de l’article L. 420-2 du code de commerce ainsi que celles de l’article 102 du TFUE en mettant en œuvre une pratique d’éviction du quotidien Le 10Sport.com sur le marché du lectorat de la presse quotidienne nationale d’information sportive.

A cet égard, il résulte de la Décision qu’en lançant le même jour que le 10Sport.com, un quotidien dénommé Aujourd’hui Sport, à vocation éphémère, présentant les mêmes caractéristiques de prix (0,50 €), de ligne éditoriale et de format que le quotidien Le 10Sport.com que la société le Journal du Sport avait annoncé lancer à compter du 3 novembre 2008, destiné à retracer l’actualité sportive dans un style populaire avec une prépondérance accordée au football, le groupe Amaury qui occupait grâce au journal L’Equipe une situation de position dominante, et même de monopole sur le marché du lectorat de la presse quotidienne nationale d’information sportive, a riposté dans le seul but d’empêcher l’arrivée du nouvel entrant et de protéger la place occupée par l’Equipe.

La Décision retient encore que le lancement du quotidien Aujourd’hui Sport dont la rentabilité n’a pas été envisagée par le groupe Amaury, visait à réduire le lectorat sur lequel le 10Sport.com pouvait compter.

Cette pratique constitue une faute civile au sens de l’article 1240 du code civil. Le Groupe Amaury ne rapporte pas la preuve contraire.

- Sur le lien de causalité

Il appartient à la société victime de la pratique anticoncurrentielle de démontrer l’existence d’un lien de causalité entre cette pratique et le dommage allégué.

En l’espèce, le Groupe Amaury oppose l’absence de lien causal entre sa pratique d’éviction et le préjudice subi par la victime, soutenant que l’échec du 10Sport.com s’explique par :

- La crise du secteur de la presse depuis 2008 au moins (crise économique, évolution des usages des lecteurs, digitalisation de la presse) faisant valoir à cet égard que le journal L’Equipe, quotidien phare de la presse française, diffusé à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, est déficitaire depuis cette date,

- Les nombreux obstacles empêchant le 10 Sport d’être rentable dès son lancement (spécificités de la presse quotidienne sportive, insuffisance de la demande sur le segment “bas prix” du marché).

- Le fait qu’au cours de la période d’exploitation, concomitante des deux quotidiens (novembre 2008-mars 2009), les ventes cumulées n’ont jamais durablement atteint le point “mort” à partir duquel un quotidien est rentable ce qu’a relevé la Cour dans son arrêt du 15 mai 2015.

- La qualité intrinsèque défaillante de ce journal, comme en témoignent de nombreux commentaires de professionnels du secteur, de journalistes et de lecteurs,

- L’échec de la relance du journal quotidien à l’été 2010 durant la coupe du monde de football au prix de 80 centimes, en l’absence de concurrent, démontrant que le segment de la presse quotidienne “à bas prix” était inexistant.

Mais, ni la crise du secteur de la presse écrite quotidienne traditionnelle depuis 2008, ni les spécificités de la presse quotidienne sportive particulièrement sur le segment “bas prix”, ni la qualité intrinsèque défaillante du journal à la supposer établie, ne sont de nature à exclure le lien causal entre la pratique d’éviction commise par le Groupe Amaury et le préjudice allégué par la société 10 Medias.

En effet, 10 Médias a fait le choix d’investir un segment inoccupé du marché, en l’espèce la presse quotidienne sportive à bas prix. Or, le Groupe Amaury, selon ses propres calculs, anticipait 10,4 millions d’euros de perte sur 14 mois en l’absence de riposte de sa part au lancement du 10.Sport.com si le titre avait pu se développer normalement, et que selon ses anticipations, “le 10Sport.com aurait été rentable en l’absence de riposte de sa part” (§ 234 et 240 de la Décision).

Selon la Décision (notamment § 386), le lancement du journal Aujourd’hui Sport, qui avait dès l’origine une vocation éphémère, impliquait un sacrifice financier lié à ses coûts de lancement et de fonctionnement et à un effet de “cannibalisation”, c’est à dire de détournement des lecteurs des autres titres du groupe, en particulier de l’Equipe.

Ainsi, s’agissant de la qualité du journal, il résulte de la Décision (§ 299), que rien ne permet d’affirmer que les problèmes de réglage, courants en cas de lancement d’un nouveau produit, n’auraient pas été résolus et que le titre lancé par des personnes compétentes était de qualité insuffisante pour atteindre le seuil de rentabilité financière. Il sera ajouté à cet égard que les pièces produites par le Groupe Amaury (pièces 3, 4, 13, 14) ne sont pas de nature à remettre en cause cette assertion et qu’en tout état de cause, il n’est pas démontré que ce défaut allégué de qualité du journal aurait été la seule cause du préjudice allégué.

Ensuite, l’affirmation du défaut de rentabilité prise des ventes cumulées au cours de la période d’exploitation concomitante des deux quotidiens ne peut être retenue s’agissant d’un marché affecté par la pratique en cause.

Enfin, il ne peut se déduire de la reprise ponctuelle de la parution de ce quotidien à compter du 12 juin 2010 pendant la coupe du monde de football en l’absence de riposte et de concurrent, la démonstration de l’inexistence du segment de la presse quotidienne à bas prix, alors qu’il s’agissait d’une parution volontairement éphémère et restreinte, sur un marché affecté par la pratique en cause, étant observé de surcroît que le Groupe Amaury ne peut sérieusement soutenir qu’une telle parution lui aurait été cachée et qu’il s’agirait d’un élément nouveau.

En revanche, il est établi ainsi que le retient la Décision :

- (§ 290) qu’en lançant le même jour, un journal similaire, le groupe Amaury a capté une partie significative du lectorat auquel s’adressait son concurrent. La pratique a donc eu pour effet de diminuer les ventes et le résultat opérationnel du quotidien Le 10Sport.com rendant plus difficile pour le nouvel entrant l’objectif d’atteindre son seuil de rentabilité et a eu pour effet de l’évincer du marché,

- (§ 386) que le lancement du journal Aujourd’hui Sport visait à réduire le lectorat sur lequel le 10Sport.com pouvait compter, stratégie dommageable pour celui-ci en termes de vente et de rentabilité et que cette pratique a eu un effet concret d’éviction du 10Sport.com qui a dû se retirer du marché dès le mois de mars 2009 en raison des mauvais chiffres de ventes, très en deçà des prévisions.

Egalement, la Cour de cassation dans son arrêt de rejet du pourvoi retient qu’en l’espèce, la stratégie d’éviction du groupe Amaury a eu pour effet potentiel, et même concret, de faire sortir du marché Le 10Sport.com, précisant que “La pratique a donc eu pour effet de diminuer les ventes et le résultat opérationnel du quotidien Le 10Sport.com. Elle a ainsi rendu plus difficile pour le nouvel entrant l’objectif d’atteindre son seuil de rentabilité et a eu pour effet de l’évincer du marché.”

L’existence d’un lien de causalité direct entre la pratique d’éviction sanctionnée et le dommage allégué, est établi.

- Sur le préjudice

L’appelante fait valoir que le tribunal n’a pas intégralement réparé son préjudice tant s’agissant du gain manqué lié aux ventes du quotidien pendant sa période de parution qui a été sous-évalué, que de la perte de chance subie par elle postérieurement à la commercialisation, ni davantage intégralement réparé son préjudice lié à la baisse de visibilité du site internet le 10Sport.com. Elle forme également devant la Cour une demande au titre de la réparation de son préjudice moral.

Le Groupe Amaury conteste l’existence d’un préjudice, faisant notamment valoir que l’Autorité a sanctionné un usage abusif du droit de riposte de sa part sans consacrer un droit acquis de 10 Médias à demeurer le seul quotidien sportif à “bas prix”.

Sur l’existence d’une présomption de préjudice

La société 10 Médias soutient que tout acte de concurrence déloyale ou pratique anticoncurrentielle fait présumer l’existence d’un préjudice en découlant.

Elle cite à cet égard la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle il s’infère nécessairement un préjudice d’un acte de concurrence déloyale (chambre commerciale, 15 janvier 2020, n° 17-27.778) et fait valoir qu’une telle présomption s’applique aussi aux préjudices résultant de pratiques anticoncurrentielles. (chambre commerciale, 6 octobre 2015, n° 13-24.854).

Mais, ainsi que le fait valoir le groupe Amaury qui se prévaut de diverses décisions de jurisprudence en matière de pratiques anticoncurrentielles (CA Paris, 2 juillet 2015, RG : 13/22609, Confirmé par la Cour de cassation, Cass. com., 13 septembre 2017, n° 15-22837. CA Paris, 17 juin 2020, RG 17/23401, CA Paris 14 avril 2021, RG : 19/19448), la preuve du préjudice incombe à la partie qui l’invoque et la société 10 Médias ne peut se prévaloir d’une présomption de préjudice, en particulier pour celui résultant d’un abus de position dominante.

Il appartient en conséquence à la société 10 Médias d’établir l’existence du préjudice qu’elle allègue.

Sur l’existence d’un préjudice

La société 10 Médias fait valoir que le standard de preuve applicable à la démonstration de l’étendue du préjudice concurrentiel subi est moins exigeant qu’en droit commun de la responsabilité civile du fait de la complexité de la démonstration de l’étendue d’un tel préjudice nécessitant de se fonder sur un scénario par nature hypothétique, invoquant le principe d’effectivité dégagé par la CJUE. Elle s’appuie sur le rapport établi à sa demande par le cabinet Deloitte.

Elle soutient que le tribunal n’a pas réparé intégralement son préjudice lié aux ventes du quotidien, à savoir le gain manqué pendant la période de parution du quotidien et la perte de chance subie postérieurement à la période de commercialisation de celui-ci.

Ainsi, s’agissant du gain manqué, elle estime que le préjudice lié aux ventes manquées a été sous-évalué, que le préjudice lié aux revenus publicitaires manqués a été insuffisamment réparé et que le préjudice lié aux ventes et revenus publicitaires manqués n’a pas été actualisé au taux de 8,23 %.

Selon elle :

-  Le tribunal de commerce de Paris et la cour d’appel de Paris retiennent pour évaluer le préjudice subi par la victime d’un abus de position dominante, le potentiel de clientèle et la part de marché contrefactuelle calculée sur la base des estimations de l’auteur de l’abus (tribunal de commerce de Paris, 15ème chambre, 12 février 2014, n° 2012/03195, cour d’appel de Paris, Pôle 5, chambre 11, 8 juin 2018, n° 16/19147),

- En l’espèce, le tribunal pour apprécier son préjudice, s’est référé à tort aux ventes réalisées par le 10Sport.com et/ou Aujourd’hui Sport sur le marché affecté par la pratique anticoncurrentielle du Groupe Amaury alors que ce référentiel ne représente pas le marché tel qu’il se serait présenté en l’absence du journal Aujourd’hui Sport ainsi que l’a indiqué la Cour (chambre 5-7) dans son arrêt du 15 mai 2015 (n° 2014/05554).

- Les données postérieures à l’infraction ne peuvent pas servir de référence dans le cadre d’une comparaison dans le temps, car elles sont influencées par l’infraction selon le Guide pratique de la Commission européenne,

- Les estimations du Groupe Amaury avant que celui-ci ne mette en œuvre sa pratique sont pertinentes, ainsi que la Cour l’a dit dans son arrêt précité du 15 mai 2015 et fait état de 90 000 à 67 000 exemplaires vendus par 10Sport.com.

-  Son préjudice lié aux ventes du quotidien le 10Sport.com, (ventes manquées et revenus publicitaires manqués) s’élève à 14,4 millions d’euros avant actualisation soit 30.1 millions d’euros, valeur actualisée en octobre 2020, à comparer avec la somme de 1 936 843 euros retenue par le tribunal, tandis que celui lié à la baisse de visibilité de son site internet s’élève à 19,1 millions d’euros (valeur actualisée en octobre 2020) à comparer avec la somme de 20 000 euros allouée à ce titre par le premier juge.

- Le tribunal a sous-évalué son gain manqué pendant la période de parution du journal de novembre 2008 à mars 2009, ne retenant pour les ventes manquées du 10Sport.com que 30 % des ventes effectivement réalisées pendant la période (soit 1,17 millions d’exemplaires sur les 3,9 millions vendus) évaluant ainsi ce chef de préjudice à la somme de 384 000 euros alors que l’expertise Deloitte retient un chef de préjudice de 2,4 millions d’euros avant actualisation, en procédant par une comparaison entre les ventes réalisées par Le 10Sport.com et les ventes contrefactuelles durant la période de commercialisation, ce dont il se déduit que les ventes manquées s’élèvent à 7,3 millions d’exemplaires (en déduisant des ventes contrefactuelles de 11,2 millions d’exemplaires sur la base de l’évaluation du Groupe Amaury, les ventes réalisées à hauteur de 3,9 millions d’exemplaires) et que la perte de marge en découlant s’élève à 2,4 millions d’euros (en déduisant de la perte de chiffres d’affaires issue des ventes manquées de 3,6 millions d’euros, les coûts variables supportés pour le tirage supplémentaire de 1,1 million d’euros).

- Le tribunal a aussi insuffisamment réparé son préjudice lié aux revenus publicitaires manqués du quotidien qui s’élève à 1,7 millions d’euros avant actualisation (en déduisant du revenu publicitaire contrefactuel de 10 Médias de 3,3 millions d’euros sur la base de 3 pages de publicité par numéro au prix de 7 500 euros la page, du revenu publicitaire réel de 10 Médias au cours de la période, soit 1,6 millions d’euros) sans qu’il y ait lieu de déduire des coûts supplémentaires.

-  Le tribunal n’a pas actualisé le préjudice lié aux ventes et revenus publicitaires manqué au taux de 8,23 % correspondant au coût moyen pondéré du capital selon le taux d’actualisation de l’industrie de la presse en Europe alors que, faute de liquidités, 10 Médias a dû restreindre son activité et renoncer à des projets d’investissement identifiés, notamment le développement d’une offre numérique complète, le lancement de magasines papiers supplémentaires ainsi que le développement du e-commerce., sa stratégie étant de réinvestir les revenus du quotidien pour développer progressivement une offre multicanale et bénéficier des synergies possibles entre les différents supports médias.

La société 10 Médias évalue ainsi son préjudice matériel lié aux ventes et aux revenus publicitaires manqués du 10Sport.com pendant sa période de parution (novembre 2008 à mars 2009) à la somme de 10,5 millions d’euros après actualisation en octobre 2020.

De même, elle estime que le tribunal a sous-estimé sa perte de chance liée aux ventes et aux revenus publicitaires manqués du 10Sport.com postérieurement à la période de commercialisation du 10Sport.com en raison des effets durables de la pratique d’éviction et n’a pas intégralement réparé son préjudice lié à la baisse de visibilité du site internet le 10Sport.com alors qu’elle a subi une perte de marge liée à la faiblesse des revenus sur son site internet, de sorte que son préjudice en découlant a été insuffisamment réparé sans être actualisé à hauteur de 8,23 %.

S’agissant de la perte de chance subie liée aux ventes et aux revenus publicitaires perdus du 10Sport.com, elle soutient que :

- En l’absence de la pratique d’éviction, elle aurait réalisé une marge annuelle de 2,1 millions d’euros après mars 2009 avant actualisation, calculée sur une marge annuelle sur coûts variables de 13,4 millions d’euros soit la somme de 5,2 millions d’euros au titre des ventes manquées (chiffre d’affaires annuel perdu sur les ventes manquées soit 12 millions d’euros sous déduction du coût variable supporté pour le tirage soit 6,7 millions d’euros) augmentée des revenus publicitaires manqués de 8,2 millions d’euros par an et sous déduction des coûts fixes de 11,4 millions d’euros annuels.

- Sur cette marge de 2,1 millions par an entre avril 2009 et mars 2019, elle impute un taux de probabilité de 50 % en moyenne (sur la base du scénario contrefactuel et du critère objectif de taux de survie des entreprises créées en 2006) contre 4 % retenu par le tribunal qui a pris en compte le marché affecté par la pratique.

Invoquant ainsi la réalisation d’une marge nette de 10, 3 millions d’euros d’avril 2009 à mars 2019, avant actualisation à hauteur de 8,23 %, soit une perte de chance de 19,6 millions d’euros dont elle demande réparation.

Elle fait encore valoir que le tribunal n’a pas intégralement réparé son préjudice lié à la baisse de visibilité du site internet le 10Sport.com, du fait de la disparition du quotidien et qu’il ne l’a pas actualisé, faisant état :

- D’une perte de marge liée à la faiblesse des revenus de son site internet de 18,5 millions d’euros avant actualisation correspondant à la différence entre les revenus contrefactuels (calculés en recoupant le nombre de visites du site contrefactuel et le nombre de pages visitées contrefactuel) et les revenus réels en lien avec l’exploitation du site.

- D’un préjudice découlant de la perte de marge liée à la faiblesse des revenus du site se décomposant en un gain manqué pendant la période de parution du journal qu’elle évalue à 500 000 euros et en une perte de chance pour la période postérieure (avril 2009- mars 2019) évaluée à 46 % en se fondant sur le taux de survie des entreprises créées en 2006, d’un montant évalué à 9,7 millions d’euros, actualisé à 19,1 millions d’euros dont elle demande le paiement.

Enfin, elle invoque un important préjudice moral causé par cette pratique d’éviction qui a terni son image et sa réputation auprès du public, ajoutant que l’échec du journal a nécessairement porté atteinte à la confiance et à la dynamique créées autour du lancement d’un nouveau quotidien au sein de 10 Médias, sa capacité à attirer et retenir des talents ayant été gravement entamée.

Le groupe Amaury qui s’appuie sur un rapport établi à sa demande par le cabinet Sorgem Evaluation (Sorgem) proposant une contre-analyse du rapport Deloitte, rétorque que :

- L’existence d’un préjudice direct, personnel et certain ne peut être chiffré qu’à partir de données non contestables.

- L’existence d’une perte de chance réparable est constituée par la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable.

- Pour être économiquement viable un journal doit avoir une diffusion et des revenus publicitaires suffisants ainsi que des taux d’invendus et des coûts fixes et incrémentaux (notamment d’impression) aussi modérés que possible.

- La méthodologie suivie par Deloitte contient de nombreuses incohérences, concernant notamment la simple définition de la situation contrefactuelle.

- L’analyse de Deloitte se fonde sur une prémisse infondée, à savoir que le 10 Sport aurait été le seul titre actif sur le segment de la presse nationale quotidienne sportive à bas prix pendant toute la période considérée, ce qui est inconciliable avec la thèse selon laquelle ce  journal aurait dégagé 10 % de marge opérationnelle par an alors qu’avec de tels niveaux de marge, ce marché aurait attiré de nombreux concurrents qui se seraient partagés un tel lectorat et les ventes associées, ajoutant qu’à sa connaissance, personne n’a durablement tenté l’aventure au cours des dix dernières années, et invoquant une erreur de calcul puisque pour tenir compte de la venue de concurrents, 10 Médias réduit de moitié le montant final de la perte de chance au lieu de  réduire de moitié la diffusion contrefactuelle du journal.

- En se fondant sur la méthodologie suivie par Deloitte tout en corrigeant certains critères d’évaluation dans un sens crédible et réaliste, le rapport Sorgem démontre que les prétentions indemnitaires de 10 Médias doivent être ramenées à zéro.

- Deloitte surévalue systématiquement les revenus que 10 médias auraient pu tirer de l’exploitation du 10 Sport et minimise les coûts associés, donnant pour exemple le coût d’impression marginal par exemplaire de sept à dix fois inférieur à celui que 10 Médias aurait effectivement supporté, ce qui est démontré par des pièces qu’elle a elle-même produites et qu’il en est de même notamment pour les taux d’invendus et les coûts de distribution.

- Les produits d’exploitation sont surévalués, notamment s’agissant de la diffusion payée et des revenus publicitaires contrefactuels.

- Les coûts qu’aurait supportés 10 Médias étaient tels que sa rentabilité, globale et par numéro, aurait été structurellement négative, faisant valoir que le 10 Sport n’était pas économiquement viable ce qui fait perdre toute valeur à la prétendue chance perdue.

- Les demandes internet relatives au site du 10 Sport ne sont pas crédibles, 10 Médias prétend en effet avoir subi un gain manqué et une perte de chance évalués à des dizaines de millions d’euros, sans préciser qu’elle n’a investi que 12 500 euros dans son site internet en 2009, alors que dans le même temps, il a investi plus de 42 fois cette somme au cours de la même période (soit 530 000 €) pour construire et assurer une visibilité suffisante au site internet de L’Equipe, de sorte qu’à l’image de son travail sur l’activité papier, Deloitte surévalue grossièrement les revenus que 10 Médias aurait tirés de son site internet, ajoutant que le préjudice invoqué au titre de ce site étant l’accessoire du préjudice invoqué concernant le titre papier, l’absence de démonstration d’un préjudice pour ce dernier condamne la thèse pour le volet digital.

Le Groupe Amaury en conclut que 10 Médias ne démontre pas le préjudice allégué.

Sur ce,

La Cour retient, conformément aux recommandations de la Commission européenne, que lorsque les concurrents évincés demandent réparation, ils peuvent chercher à être indemnisés au titre non seulement des bénéfices qu’ils n’ont pas réalisés pendant la durée de l’infraction, mais aussi des bénéfices dont ils ont été privés après la cessation de cette dernière.

Sur le gain manqué

Ainsi que le rappelle 10 Médias, le modèle économique d’un journal consiste à tirer ses revenus de deux types de services, à savoir l’offre de contenu aux lecteurs et l’offre d’espaces publicitaires pour les annonceurs, la pratique en cause en limitant le nombre de lecteurs a diminué les recettes des ventes et la chute des ventes a dégradé l’attractivité des pages publicitaires vendues, diminuant encore les recettes publicitaires.

Sur le préjudice résultant des ventes manquées

Le tribunal retient un préjudice de 384 000 euros pour les ventes manquées pendant la période de parution du journal (novembre 2008-mars 2009), sur la base de 1,17 millions d’exemplaires perdus pour la version papier du fait de la pratique et de 485 843 euros pour le revenu publicitaire manqué.

Le Groupe Amaury soutient que l’estimation contrefactuelle avancée par 10 Médias est aberrante dans la mesure où l’effet demande totale relevée par les experts Deloitte serait contredite par le taux de report limité du 10 Sport.com vers Aujourd’hui Sport en mars 2009 (30-35 % environ), et l’absence d’effet de ce mécanisme sur la diffusion de l’Équipe entre 2007 et 2010.

Or, 10 Médias établit que sur un marché non affecté par la pratique, les ventes du 10Sport.com auraient été plus importantes que la somme des ventes effectivement réalisées par les deux journaux concurrents, la coexistence de deux titres quasiment identiques se traduisant mécaniquement par une répartition de la demande entre eux, chacun d'eux faisant face à une demande et des perspectives de ventes réduites.

Elle fait état notamment de l’absence d’efforts fournis par les kiosques pour mettre deux journaux quasiment identiques en avant et de la publicité peu favorable au 10Sport.com dans les autres journaux et sur internet causé par la pratique.

A cet égard, Deloitte relève qu’en raison du canal de distribution particulier des journaux 10Sport.Com et Aujourd’hui Sport, le partage de la demande initiale a eu des effets dynamiques négatifs sur ce segment de marché, puisqu’en effet le développement des ventes d’un journal exclusivement vendu en kiosque dépend essentiellement de l’implication des kiosquiers dans sa promotion et dans les efforts qu’ils consentent pour mettre en valeur le nouveau titre et le proposer à leurs clients. Or, en raison du peu de place dont ils disposent et du nombre de titres qu’ils vendent, ces derniers concentrent leurs efforts sur les titres les plus prometteurs. Ainsi, la pratique en cause s’est traduite par une visibilité très faible du 10Sport.com dans les kiosques, limitant le développement de la demande totale pour ce type de journal, ce qui a eu pour effet de limiter encore davantage la visibilité du titre dans les kiosques, tuant ainsi l’émergence d’une demande significative pour les quotidiens à bas prix.

Il sera ajouté que la restriction artificielle du développement des ventes du journal par la pratique anticoncurrentielle a également eu pour effet une publicité peu favorable au 10Sport.com dans les journaux et sur internet. Ainsi plusieurs articles ont relevé ses résultats médiocres (Le journal du Dimanche ou Lesechos.fr) limitant ainsi la demande totale.

Il en résulte que le tribunal a retenu à tort pour estimer le gain manqué un pourcentage de 30 % sur les ventes réelles et de 30 % sur les revenus publicitaires réels alors que selon la Commission européenne, la construction d’un scenario contrefactuel requiert de prendre pour référence des marchés non affectés par les pratiques.

- Sur le contrefactuel des ventes manquées

Selon 10 Médias, son préjudice sur les ventes manquées pendant la période de commercialisation du 10Sport.com s’élève à 2,4 millions d’euros hors actualisation sur la base de ventes manquées de 7,3 millions d’exemplaires (11,2 millions selon le scenario contrefactuel - 3,9 millions de ventes réalisées).

Elle expose que ses experts se sont fondés sur les estimations faites par le Groupe Amaury anticipant ses chiffres d’affaires en l’absence de riposte de sa part, de sorte que ces chiffres ne peuvent être contestés de bonne foi, outre qu’ils ont été repris dans la Décision et dans l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 15 mai 2015.

Le Groupe Amaury considère que ces chiffres sont aberrants, indiquant s’être trompé dans ses prévisions, sans avoir objectivement vérifié l’existence d’une demande suffisante et d’un marché viable pour un quotidien sportif à bas prix. Il soutient que ses anticipations seraient objectivement démenties par les faits :

- Au regard des ventes réelles cumulées des deux quotidiens.

- De l’absence d’“effet demande totale” qui voudrait que la demande en présence d’un seul titre dépasse la somme de diffusion payée de deux quotidiens pour des raisons notamment de mise en valeur d’un seul titre dans les kiosques.

- Le report très limité sur ce segment de marché en présence d’un seul quotidien (les ventes d’Aujourd’hui Sport n’ont augmenté que de 30 % à 35 % après le retrait du 10Sport.Com).

- L’échec de la tentative de retour du quotidien en juin 2010 avec 150 000 exemplaires par jours, en l’absence de concurrent.

Il ajoute qu’il n’existe aucun marché de référence en Europe, ou même en France, que M.  Moulin visait dans son compte prévisionnel un tirage entre 35 000 et 58 000 exemplaires par jour en l’absence d’Aujourd’hui Sport, selon le rapport de M. Raymond produit au soutien de son assignation devant le tribunal de commerce  par Dix Médias.

Le contrefactuel établi par Deloitte se fonde sur une projection établie par l’auteur des pratiques anticipant une vente du quotidien de 90 000 exemplaires par jour en 2008 et de 67 000 exemplaires par jour en 2009.

Si une telle projection a pu être retenue dans son principe par la Décision et l’arrêt confirmatif de la Cour comme révélatrice de l’état d’esprit et de la riposte mise en œuvre par le Groupe Amaury, elle ne peut en tant que telle servir à l’établissement du scénario contrefactuel destiné à mesurer l’étendue du préjudice subi par la victime des pratiques, sans en avoir vérifié sa pertinence.

Le nombre d’exemplaires vendus par les deux quotidiens au cours de la période de parution du 10Sport.com ne peut davantage être retenu s’agissant d’un marché affecté par la pratique en cause.

En l’absence de marché comparable en France ou en Europe sur ce segment d’un quotidien national d’information sportive à bas prix, la Cour retiendra les prévisions de 10 Médias résultant des budgets prévisionnels selon le “compte de résultat prévisionnel” remis par M. Moulin à M. Raymond (rapport Raymond figurant en annexe 6 du rapport Sorgem du 26 septembre 2017 - Pièce 1 du Groupe Amaury), soit 46 500 exemplaires par jour (moyenne entre 35 000 et 58 000) . M. Raymond indique à cet égard (page 16 et suivantes) que le compte de résultat prévisionnel de novembre 2008 à octobre 2009 qui lui a été communiqué par M. Michel Moulin, retient une diffusion payée par jour se situant entre 35 000 exemplaires en décembre 2008 et 58 000 exemplaires en octobre 2009, étant observé que ces prévisions sont corroborées par M. Moulin lui-même lors de l’interview donné au Figaro en mars 2009 dans laquelle il indique qu’il visait 80 000 exemplaires mais précise “Après on a baissé nos coûts, donc à 45 000, 50 000 c’est viable” (pièce 40 du Groupe Amaury).

Il s’en déduit un contrefactuel de vente de 6 324 000 exemplaires (46 500 x 136 jours) sur la période de commercialisation et des ventes manquées de 2 382 066 exemplaires (après déduction de 3 941 934 exemplaires vendus).

- S’agissant du taux contrefactuel d’invendus,

10 Médias estime ce taux d’invendus du 10Sport.com en situation contrefactuelle à 30 % sur la période de commercialisation en se fondant sur le taux d’invendus de l’Equipe.

Le Groupe Amaury rétorque que le taux d’invendus contrefactuel retenu par Deloitte et le tribunal est largement sous-évalué, alors que le taux d’invendus est d’autant plus faible que la diffusion payée du journal est importante, ce que conteste l’appelante en s’appuyant sur un échantillon de journaux régionaux.

Selon Amaury, aucune comparaison ne peut être faite avec un quotidien régional qui constitue un marché distinct de la presse nationale, la presse régionale bénéficiant d’un ancrage et d’une diffusion par kiosques bien plus élevés que n’importe quel titre national. Il ajoute que lors de la commercialisation en 2008-2009, le taux d’invendus du 10Sport.com était de 60-70 % et celui d’Aujourd’hui Sport de 62-81 %, tandis que lors de sa prétendue « relance » à l’occasion de la Coupe du monde de football en 2010, le taux d’invendus du 10Sport.com était de 86.6 %.

Mais, la Cour ne peut se fonder sur le taux d’invendus d’un marché affecté par la pratique d’éviction comme le sollicite le Groupe Amaury, ni davantage sur le taux d’invendus de l’Equipe dont la situation n’est pas comparable, ne s’agissant notamment pas d’un quotidien à bas prix.

Selon le “compte de résultat prévisionnel” remis à M Raymond précité, le taux d’invendus reposait sur une hypothèse de l’ordre de 50 % du nombre d’exemplaires.

La Cour retiendra un taux moyen d’invendus de 50 %, hypothèse prise en compte lors du lancement du journal par 10 Médias.

- Sur la perte de marge découlant des ventes manquées

L’appelante a justement retenu la perte de marge sur coûts variables applicable en matière d’évaluation du préjudice économique pour apprécier la perte de marge découlant des ventes manquées.

Pour cela, il convient de déduire les coûts variables supportés pour le tirage supplémentaire des exemplaires manqués de la perte de chiffre d’affaires issu des ventes manquées.

La perte de chiffre d’affaires issu des ventes manquées est égale à 1 167 212 euros (2 382 066 exemplaires x 0,49 euros prix de vente HT du quotidien).

Pour déterminer les coûts variables liés à un nombre d’exemplaires vendus, il convient, ainsi que le retient l’appelante, de multiplier le nombre total d’exemplaires contrefactuels tirés par le coût variable de chaque exemplaire tiré.

10 Médias soutient que le coût variable d’un exemplaire s’élève à la somme de 0,19 euros en ne retenant que la partie des coûts variables des frais d’impression (20 %), soit 0,03 euros, outre les frais d’achat de papier (0,06 €) et les commissions reversées aux Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne (NMPP) (0,11 €).

Le Groupe Amaury estime que le quotidien était structurellement déficitaire au regard notamment de ses coûts d’impression et de distribution NMPP unitaire qui seraient minorés par Deloitte. S’agissant des coûts d’impression, il est reproché à Deloitte d’avoir retenu le seul coût marginal et non le coût moyen d’impression incluant les coûts fixes. De même le contrat d’impression du quotidien pendant sa période de parution n’aurait pas été pris en compte.

Il en déduit que les ventes manquées du fait des pratiques, limitées, ne pourraient occulter la question de la structure des coûts très déficitaires du journal.

S’agissant des frais d’impression, Amaury soutient que ces coûts (0,03 €) sont largement sous-estimés en ce que les factures de 10 Médias font ressortir un coût d’impression moyen par exemplaire de 0,10 euros par exemplaire et que le contrat d’impression de l’intéressée pendant la période de parution faisait ressortir ce coût entre 0,11 et 0,15 euros.

Mais, ainsi que 10 Médias le fait valoir, il convient s’agissant du coût unitaire des frais d’impression de ne tenir compte que des coûts variables à l’exclusion des coûts fixes qui ne varient pas en  fonction  du  tirage,  soit  297  949  euros  (20 %  de  la  somme  de  1 489 744 euros) dont 10 Médias s’est acquittée selon son compte de résultat réel.

De même, la somme de 608 607 euros figurant au compte de résultat réel de 10 Médias au titre des coûts de papier de nature variable, doit être retenue.

S’agissant des coûts de distribution acquittés auprès des NMPP, Amaury fait grief à l’appelante de ne pas appliquer le barème officiel des NMPP distinguant les frais de distribution pour la diffusion payée et ceux pour les invendus et de diviser les coûts totaux de distribution du quotidien de novembre 2008 à mars 2009 “par les seuls exemplaires tirés sans prendre en compte les exemplaires vendus, minorant ainsi le coût de distribution unitaire appliqué à chaque exemplaire supplémentaire vendu”. Il ajoute que Deloitte majore dans son calcul le tirage contrefactuel en se référant au taux d’invendus réel (de 55 à 73 %) pendant la période de diffusion quotidienne au lieu du taux d’invendus contrefactuel de 30 % revendiqué, ce qui aurait abouti à un coût de 0,27 euros.

Si 10 Médias ne répond pas directement sur ce point, la Cour observe que Deloitte se fonde sur le montant des coûts versés aux NMPP par 10 Médias au 31 mars 2009 d’un montant de 1 225 021 euros incluant les exemplaires invendus (§ 193 et 194 du rapport-pièce 34). Cette somme doit être retenue.

En rapportant le montant total de ces trois montants retenus au titre des coûts variables, soit la somme de 2 131 577 euros et en rapportant au nombre d’exemplaires tirés au cours de la même période (novembre 2008 à mars 2009), soit 11 062 339 exemplaires, on obtient un coût variable par exemplaire tiré de 0,1927 euros au cours de la période

La cour retiendra cette dernière somme au titre du coût variable par exemplaire.

Le tirage contrefactuel est égal à l’addition des ventes contrefactuelles sur la période de commercialisation et du nombre d’exemplaires invendus (50 %).

Le tirage supplémentaire est égal à la différence entre le tirage contrefactuel (12 648 000 ex) et le tirage réel (11 062 339 exemplaires), soit 1 585 661 exemplaires.

Le coût variable pour le tirage supplémentaire à retrancher du chiffre d’affaires manqué de 10 Médias s’élève à 0,1927 euros multipliés par le tirage supplémentaire (1 585 661 ex) soit 305 557 euros.

La perte de marge sur coûts variables découlant des ventes manquées s’élève ainsi à : la perte de chiffre d’affaires sur les ventes manquées (1 167 212 euros) - le coût variable total du tirage supplémentaire (305 557 euros) = la somme de 861 655 euros avant actualisation.

Sur le préjudice lié aux revenus publicitaires manqués

Le tribunal a retenu que « la perte de marge publicitaire peut être estimée à partir du même pourcentage que les ventes au numéro soient 30 % » du revenu publicitaire de la société 10 Médias sur la période concernée.

10 Médias soutient que ce quantum est arbitraire et injustifié, estimant ses revenus publicitaires manqués à 1.7 millions d’euros avant actualisation selon la formule :

Revenu publicitaire manqués de la société 10 médias (c) = revenu publicitaire contrefactuel de la société 10 Médias (a) – revenu publicitaire réel de la société 10 Médias sur la période considérée (b).

Précisons faite que a = prix de la page de publicité contrefactuel (i) x le nombre de pages de publicité contrefactuel par numéro du 10Sport.com (ii) sur la période de parution du journal.

Le Groupe Amaury soutient que les revenus publicitaires contrefactuels retenus seraient surévalués avec un coût des échanges publicitaires minoré (n’étant pas tenu compte d’une commission de 15 % versée à la régie publicitaire MM Médias), un prix de la page surévalué (7 500 €), fondé sur un prix fixe sans le rapporter au nombre d’exemplaires et un nombre de pages de publicité (3 pages par numéro) erroné comme fondé sur la seule moyenne des mois de novembre et décembre 2008, sans tenir compte de la saisonnalité des ventes.

- S’agissant du prix de la page de publicité

Selon 10 Médias, l’hypothèse retenue par le tribunal revient à considérer que le prix d’une page de publicité du 10Sport est de 4 760 euros alors que l’Autorité rapporte que le prix de vente de la page de publicité en 2008/2009 du 10.Sport.com était de 15 470 euros après réduction consentie aux annonceurs, de sorte que son gain manqué a été sous-évalué. Elle estime que le prix de la page de publicité après remises accordées aux annonceurs aurait été de 7.500 euros en situation contrefactuelle.

Les intimées considèrent cette hypothèse irréaliste aux vues des standards du marché et alors que dans les faits, le journal 10Sport.com commercialisait ses espaces publicitaires au prix de 4.500 euros. Ils font valoir que le 10Sport.com a commercialisé, durant sa période de parution, des espaces publicitaires à un prix d’environ 4.500 euros à Citroën, laquelle aurait jugé (tout comme Havas) ce tarif excessif. Ils ajoutent que le prix de la page surévalué (7 500 €) est fondé sur un prix fixe sans le rapporter au nombre d’exemplaires.

L’appelante rétorque s’agissant du prix de l’espace publicitaire que cette pièce, extraite du dossier de l’instruction de l’Autorité de la concurrence de janvier 2009, concerne un prix ne visant qu’un encart à une date précise et résultant d’une négociation de dernière minute.

Ainsi que le fait justement valoir l’appelante, le Groupe Amaury se fonde sur des données tirées du marché affecté par la pratique d’éviction, qui par principe ne peuvent servir de base à l’élaboration d’un scénario contrefactuel. En outre, le 10Sport.com a été lancé sur un segment inexistant en France et le prix de la page de publicité varie en fonction du modèle financier choisi de sorte que la référence au marché de la presse quotidienne nationale ne peut en tant que tel être retenu.

Au vu de ces éléments, la Cour retient un prix de vente de la page de publicité de 7 500 euros, qui correspond à celui figurant au “compte de résultat prévisionnel” de 10 Médias communiqué à M. Raymond, s’agissant du prix du marché.

- S’agissant du nombre de pages de publicité contrefactuel par numéro.

L’appelante soutient que le chiffre de 3 pages de publicité par numéro est très conservateur.

Les intimées critiquent cette hypothèse qui ne tient pas compte de la saisonnalité des ventes et de la trêve hivernale et soutiennent que ce nombre n’aurait pas dépassé deux pages.

10 Médias, mettant en avant un graphique du rapport de Sorgem affirme que la saisonnalité des quotidiens d’information généraliste n’est pas comparable à celle des quotidiens d’information sportive, et cite l’arrêt de la cour de céans du 15 mai 2015 pour justifier son propos.

La Cour considère que le nombre de 3 pages de publicité fondé sur la seule moyenne des mois de novembre et décembre 2008, ne peut être retenu.

Se fondant sur le “compte de résultat prévisionnel” de 10 Médias communiqué à M Raymond, il y a lieu de retenir 2,4 pages de publicité payée par numéro.

Le revenu publicitaire contrefactuel de la société 10 Médias s’établit donc ainsi qu’il suit : prix de la page de publicité contrefactuel (7 500 euros) x le nombre de pages de publicité contrefactuel par numéro du 10Sport.com, (2,4) sur la période de parution du journal, soit 18 000 euros par numéro.

Il convient de multiplier cette somme par le nombre de 136 numéros parus, soit 2 448 000 euros.

La société appelante soutient justement que, contrairement au jugement, les revenus publicitaires manqués de 10 Médias correspondent à une perte de marge sur coûts variables. Il n’y a pas lieu de déduire des coûts supplémentaires car les charges de publicité sont des charges fixes supportées peu important les ventes et le tirage.

Ainsi le revenu publicitaire manqué de la société 10 médias = revenu publicitaire contrefactuel de la société 10 Médias, 2 448 000 euros – revenu publicitaire réel de la société 10 Médias sur la période considérée (1 619 478 euros), soit la somme de 828 522 euros avant actualisation.

Ainsi le gain manqué total par 10 Médias s’établit ainsi qu’il suit :

861 655 euros au titre des ventes manquées + et 828 522 euros au titre des revenus publicitaires manqués, soit la somme totale de 1 690 177 euros avant actualisation.

Sur l’actualisation du préjudice de gain manqué

L’appelante soutient que le préjudice lié aux ventes et revenus publicitaires manqués n’a pas été actualisé par le juge au taux de 8.23 % alors que l’actualisation du préjudice est une composante essentielle de la réparation intégrale selon la CJUE, la Commission européenne ou la Cour de cassation.

Les intimées considèrent que seul le taux d’intérêt légal est applicable en l’absence de démonstration de l’impossibilité de consacrer la somme demandée à un investissement bien défini.

10 médias rétorquent que dans le Rapport Deloitte, les Experts démontrent pourtant, documents à l’appui, que faute de liquidités 10 Médias a dû restreindre son activité et renoncer à des projets d’investissement identifiés. Elle évalue le préjudice à 10.5 millions d’euros après actualisation en octobre 2020.

Dans les actions en dommages et intérêts fondées sur des infractions à l’article 101 ou 102 TFUE, ainsi que l’a souligné la Cour de justice, la réparation intégrale du préjudice subi doit inclure la compensation des effets négatifs résultant de l’écoulement du temps depuis la survenance du préjudice causé par l’infraction, à savoir l’érosion monétaire et la perte de chance subie par la partie lésée du fait de l’indisponibilité du capital.

Le préjudice de trésorerie résulte de la perte de chance subie par la partie lésée du fait de l’indisponibilité du capital alloué en réparation du préjudice initial de la naissance du dommage jusqu’au jour du jugement de réparation. Il est réparé par le paiement d’intérêts compensatoires.

Sa réparation constitue une composante essentielle de la réparation des préjudices liés aux pratiques anticoncurrentielles (CJCE Manfredi 13 juillet 2006).

Il appartient à la victime de rapporter la preuve d’une perte de chance découlant directement de l’indisponibilité du capital.

Si l’entreprise victime démontre que la non disponibilité des sommes dont elle a été privée l’a conduite soit à restreindre son activité sans pouvoir trouver des financements alternatifs par emprunts ou fonds propres, soit à renoncer à des projets d’investissements dûment identifiés qui étaient susceptibles de rapporter l’équivalent du coût moyen du capital, la perte de chance est évaluée en appliquant le coût moyen pondéré du capital (CMPC) encore appelé WACC (Weight Average Cost Of Capital), qui n’est pas un taux de rentabilité effectif, mais un taux requis par les apporteurs de capitaux.

Cette perte de chance pourrait aussi être évaluée au regard de l’usage que la victime aurait fait de la trésorerie correspondante.

En effet, sauf à présumer la certitude que l’entreprise victime a été privée de l’opportunité d’investir les sommes qui lui étaient dues, l’application du CMPC à un projet manqué nécessite que soit démontré au préalable l’impossibilité de réaliser le projet du fait de l’indisponibilité du capital. Le CMPC comprend en effet une composante rémunérant le risque de sorte qu’il ne s’applique pas à des flux passés connus et déterminés dès lors qu’aucun investissement alternatif n’est prouvé avoir été perdu.

Il faut une perte de chance (projet identifié et preuve du lien direct entre la non-réalisation et le préjudice subi du fait de l’absence de moyens alternatifs de financement).

Si 10 Médias établit l’existence de son préjudice de trésorerie constitué par l’écoulement du temps entre la naissance de son préjudice économique subi du fait de la pratique d’éviction mise en œuvre par le Groupe Amaury et la réparation de son préjudice, il lui appartient de justifier du quantum qu’elle sollicite.

A cet égard, elle invoque divers projets (annexes 6 à 10 du rapport Deloitte du 10 novembre 2020) : celui de lancer une radio numérique, une chaine de télévision, un magazine mensuel, des applications pour tablette, améliorer les applications pour smartphones ainsi que développer le e-commerce et vendre plus de pages de publicité par numéro.

Mais ces projets énumérés pêle-mêle, dont il n’est pas justifié qu’ils auraient fait l’objet d’une étude approfondie, ne sauraient être retenus, étant de surcroît observé qu’il n’est pas démontré qu’ils lui auraient rapporté au moins le taux de 8,23 % dont il est soutenu qu’il correspondrait au coût moyen pondéré du capital, selon le calcul du Professeur Damoradan de la Stern School of Business de l’Université de New-York pour le secteur de la presse écrite en Europe (rapport Deloitte).

Dès lors, en l’absence de preuve d’un préjudice spécifique, la perte de chance peut être évaluée en appliquant à la somme dont la société victime a été privée le taux d’intérêt légal correspondant à un placement sans risque.

L’actualisation au taux d’intérêt légal interviendra depuis la survenance du préjudice causé par l’infraction, ainsi que l’a précisé la Cour de justice, conformément au principe de réparation intégrale, et ainsi à compter du 20 mars 2009, date à laquelle l’entier préjudice a été constitué, avec capitalisation des intérêts dus pour une année entière.

Sur la perte de chance postérieurement à la commercialisation du 10Sport.com

L’appelante soutient que le tribunal a retenu que la perte de chance de 10 Médias de réaliser une marge annuelle positive résultant des ventes du 10Sport.com postérieurement à sa période de commercialisation constitue une « perte certaine », et de ce fait, indemnisable.

Elle considère qu’elle aurait réalisé une marge annuelle de 2.1 millions d’euros après mars 2009 en l’absence de la pratique d’éviction du Groupe Amaury avant actualisation.

Pour ce faire, elle retient une marge annuelle sur coûts variables de 13.4 millions d’euros dont 5.2 millions d’euros concernant les ventes manquées et 8.2 millions d’euros de revenus publicitaires manqués et des coûts fixes de 11.4 millions d’euros annuels.

Elle actualise ce préjudice par application du taux de 8,23 %, à la somme de 19.6 millions d’euros.

Elle retient ensuite un taux de probabilité moyen que 10 Médias réalise une marge de 2.1 millions d’euros par an entre avril 2009 et mars 2019 de 50% et non de 4 % comme l’a retenu le tribunal, soit 10.3 millions d’euros avant actualisation, faisant valoir que le tribunal a délaissé la méthode contrefactuelle en prenant en compte le marché atteint par la pratique anticoncurrentielle.

Elle ajoute que ses Experts ont retenu le taux de survie des entreprises créées en 2006 de l’INSEE, critère objectif pour apprécier la probabilité qu’elle réalise la marge annuelle estimée au-delà de mars 2009. Elle met en avant les synergies offertes par la complémentarité des deux dirigeants, leur assisse financière importante, l’appui de l’agence RMC port et la régie publicitaire de RMC.

Les intimées considèrent que le marché en question est inexistant et ne constitue pas un préjudice constituant la prolongation certaine et directe d’un état des choses actuel comme le veut la jurisprudence.

Elles soutiennent que la demande de 10 Médias est fondée sur la prémisse erronée que le 10Sport.com serait resté le seul quotidien sur le segment de la presse sportive à bas coût pendant une décennie alors qu’en cas de viabilité avérée de ce segment de marché, d’autres opérateurs y auraient investi.

Elles ajoutent que :

- La demande pour une presse quotidienne nationale sportive à bas coût aurait été insuffisante pour permettre au 10Sport.com d’être viable jusqu’en mars 2019, faisant valoir que l’insuffisance de la demande sur ce marché aurait été relevée par la cour d’appel de Paris dans son arrêt du 15 mai 2015.

- L’analyse financière choisie par les experts Deloitte contient de nombreuses erreurs.

- L’échec du retour de 10Sport.com en 2010 et l’absence de nouvel entrant sur ce marché depuis 2009 démontre l’absence de marché.

L’appelante rétorque que sa thèse ne repose pas sur la prémisse que son quotidien aurait été le seul sur son segment de marché, que la Cour a seulement constaté que l’arrêt d’Aujourd’hui Sport peut trouver une explication dans l’insuffisance de la demande sur le segment de marché que le Groupe Amaury venait d’anéantir, que le retour du tirage du quotidien était seulement un retour éphémère à l’occasion de la Coupe du monde de football et que le groupe Amaury s’évertue depuis des années à empêcher d’autres concurrents de s’immiscer sur le marché.

Conformément aux recommandations de la Commission européenne, lorsque les concurrents évincés demandent réparation, ils peuvent chercher à être indemnisés des bénéfices dont ils ont été privés après la cessation de l’infraction.

Il incombe à l’appelante en l’absence de toute présomption de préjudice ainsi qu’il a été dit, de rapporter la preuve d’un préjudice de perte de chance en lien direct avec la pratique d’éviction sanctionnée.

La perte de chance réparable s’entend de la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable, ce qui suppose que cette éventualité soit suffisamment sérieuse.

La perte de chance se mesure à la chance perdue et ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée.

En l’espèce, il convient de vérifier l’existence d’une éventualité suffisamment sérieuse de de réaliser une marge annuelle positive résultant des ventes du 10Sport.com postérieurement à sa période de commercialisation, selon le tableau ci-après établi à partir des données de Deloitte, en les adaptant au scenario contrefactuel retenu pas la Cour.

Il se déduit de ce tableau, l’absence d’une éventualité suffisamment sérieuse de réaliser une marge annuelle positive résultant des ventes du 10Sport.com postérieurement à sa période de commercialisation, puisqu’en effet tant les coûts variables contrefactuels annuels      (6 541 201 €) que les coûts fixes tels qu’ils résultent du rapport Deloitte (11 400 000 €) doivent être pris en compte, conformément à la méthodologie proposée par l’appelante, soit la somme de 17 941 201 € sous déduction de la perte de chiffre d’affaires annuel constituée par les  ventes  manquées  et  les  revenus  publicitaires  manqués,  soit  la  somme  de  14 886 525 €, ce dont il résulte une marge annuelle négative arrondie à 3 054 677 euros, dès le première année.

Dès lors, la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable ne peut être retenue. La demande de réparation au titre d’une perte de chance est rejetée.

Le jugement entrepris est infirmé de ce chef.

Sur le préjudice lié à la baisse de visibilité du site internet

L’appelante soutient que :

- Le quotidien et le site internet le 10Sport.com partageant la même dénomination dans l’objectif affiché d’augmenter réciproquement leur visibilité, l’éviction du quotidien le 10Sport.com a nécessairement porté atteinte à la visibilité et à la rentabilité du site internet éponyme.

- L’argument selon lequel ses investissements dans son site internet seraient insuffisants n’est pas prouvé, ajoutant avoir concentré ses efforts de survie sur son quotidien.

- Ce n’est pas parce que certains médias réussissent sur internet sans présence « papier » que la présence quotidienne du 10Sport.com en version papier n’aurait pas bénéficié au site internet le 10Sport.com, d’autant plus que le quotidien papier était nommé d’après son site web.

- Son préjudice de gain manqué qu’elle chiffre à la somme de 500 000 euros correspond à la marge qu’elle aurait réalisée sur les visites manquées du site internet en l’absence de la pratique d'éviction, selon la formule :

Perte de marge lié au site internet (C) = revenus contrefactuels (A) – revenus réels (B)

- Pour calculer ses revenus contrefactuels, elle précise avoir recoupé le nombre de visites du site contrefactuel (1), le nombre de pages visitées contrefactuel (2) et le revenu pour 1000 pages du site (3).

- Son préjudice de perte de chance a été calculé par ses experts en fonction du nombre contrefactuel de visites sur le site du 10Sport.com oscillant entre 4 et 23 millions par mois sur la période 2008-2017, en se fondant sur le ratio « nombre de visites mensuelles d’un site internet / diffusion payée journalière du quotidien papier associé », sur l’évolution du nombre de pages vues par visite de sites internet d’autres quotidiens français.

- Ses experts ont déterminé que le revenu (RPM) pour 1000 pages du 10Sport.com entre 2008 et 2017 est en moyenne de 4.5 euros.

- D’après les tableaux figurant pages 72 et 73 de ses conclusions, sa perte de marge pour la période 2008-2017 s’élève à 18.5 millions d’euros avant actualisation.

Le Groupe Amaury rétorque que :

- L’Autorité n’était pas saisie et ne s’est pas prononcée sur l’existence d’une infraction au droit de la concurrence en lien avec le site internet.

- La somme de 12.500 euros investie en 2009 par la société 10 Médias est à comparer aux 530.000 euros en moyenne par an de dépenses marketing et publicitaire entre 2008 et 2009 du site internet du journal l’Equipe.

- Le préjudice invoqué au titre du site internet étant l’accessoire du préjudice invoqué concernant le titre “papier”, l’absence de préjudice pour ce dernier condamne la thèse de 10 Médias pour le volet digital.

- Il n’existe pas de corrélation entre le succès et l’échec d’un titre de presse “papier” et celui de son site internet et plus particulièrement entre la diffusion d’un quotidien “papier” et le trafic observé sur son site internet comme le montre les motifs de la Décision, faisant valoir qu’il existe sur le marché des situations de forte fréquentation en ligne malgré une faible diffusion papier et inversement.

- Aucune certification par l’OJD/ACPM du nombre de visites et pages vues du site internet de l’appelante n’est produite.

- Le rapport Sorgem se fonde sur un ratio moyen analogue à celui de l’appelante (nombre de visites mensuelles sur le site internet/ diffusion payée du quotidien papier) mais à partir des quotidiens nationaux Les Échos, Libération et La Croix, réduit le ratio moyen du nombre de visites ce qui aboutit à priver de fondement la moitié de l’évaluation faite par Deloitte.

- Le nombre de visites contrefactuelles allégué sur le site 10 Sport place 10 Médias parmi les 4 leaders français parmi lesquels L’Equipe et Eurosport.

- Le revenu allégué par page vue du site internet 10 médias serait de 0,34 centimes d’euro alors qu’il atteint 0,16 centimes d’euro par page pour L’Equipe.fr entre 2009 et 2012.

- La société 10 médias a ignoré les coûts de régie publicitaires dans les charges prises en compte.

- De même ses hypothèses sur la marge alléguée pour estimer le préjudice subi par le site internet et la part variable des charges rédactionnelles du site internet le 10Sport.com ne sont pas satisfaisantes.

- La qualité défaillante du site internet explique la stagnation relative de la fréquentation du site.

Il incombe à l’appelante en l’absence de toute présomption de préjudice ainsi qu’il a été dit, de rapporter la preuve d’un préjudice en lien direct avec la pratique d’éviction sanctionnée.

Même à admettre l’absence de corrélation entre la diffusion payée “papier” et le nombre de visites sur le site internet pour tous les journaux ainsi que le soutient le Groupe Amaury, il ne s’en déduit pas pour autant que l’existence d’un quotidien “papier” ne permet pas à un titre d’être plus visible et d’accroître ainsi le nombre de visites sur son site internet.

Il doit être retenu ainsi que le fait valoir 10 Médias, que le site internet du 10Sport.com aurait obtenu un nombre plus important de visites en l’absence de la pratique d’éviction, ce d’autant qu’en l’espèce le titre “papier” porte le nom de son site web, peu important la qualité du site.

L’appelante affirme que le tribunal a insuffisamment réparé le préjudice découlant de la perte de marge liée à la faiblesse des revenus du site internet le 10Sport.com pendant la période de parution du quotidien, lui reprochant d’avoir encore délaissé la méthode contrefactuelle, seule à même de refléter fidèlement l’entier préjudice subi par elle. Elle ajoute avoir apporté les éléments nécessaires à l’évaluation de son préjudice et fait valoir que les charges sont fixes, c’est-à-dire supportées indépendamment du nombre de visites.

Après déduction des revenus réels générés par le site internet le10Sport.com de la marge contrefactuelle dégagée, les experts de l’appelante ont calculé le gain manqué pendant la période de parution du quotidien (500.000 euros) et la perte de chance que 10 Médias réalise ladite marge sur la période avril 2009 – mars 2019 estimée à 46 % en moyenne (9.7 millions d’euros), avant actualisation.

Le préjudice de gain manqué correspond à la marge que l’appelante aurait réalisée sur les visites manquées du site internet en l’absence de la pratique d'éviction, selon la formule :

Perte de marge lié au site internet (C) = revenus contrefactuels (A) – revenus réels (B)

En l’absence d’éléments plus pertinents, et les seules données de l’Equipe, unique quotidien sportif en France, ne pouvant être prises en compte, la Cour retiendra s’agissant des visites du site contrefactuelles, un scenario fondé sur la diffusion moyenne de l’ensemble des quotidiens à partir des données de l’ACPM/OJD sur la diffusion payée journalière fournies par les parties.

Les données du panel proposé par Sorgem (La Croix, Libération, Les Echos) (annexe 30) n’étant fournies que pour l’année 2009, le panel proposé par Deloitte (Le Figaro, Le Monde, le Parisien, L’Equipe) sera seul retenu pour l’année 2008, aboutissant à un ratio mensuel Visites/ Diffusion payée de 44 (pièce 34 de 10 Médias), tandis que les deux panels seront retenus pour l’année 2009, soit un ratio annuel de 85 conformément au tableau ci- après.

La Cour retiendra le même raisonnement s’agissant de la détermination du nombre de pages vues contrefactuel par visite en se fondant sur des hypothèses à partir du nombre de pages vues par visite des sites internet de ces quotidiens, conformément aux tableaux ci - après.

Ainsi, la Cour évaluera le gain manqué constitué durant la période d’existence du quotidien “papier” au titre de la perte de visibilité du site internet en se fondant sur le ratio visite/diffusion payée et le nombre de pages vues par visite conformément au tableau ci- après.

Le taux de monétisation des pages de 75 % retenu par Deloitte qui n’est pas utilement critiqué, aucune autre proposition n’étant notamment faite, sera retenu.

S’agissant du revenu pour mille pages vues (RPM) contrefactuel en 2008 et en 2009, la Cour ne peut se fonder sur le contrefactuel de 4,5 euros proposé par Deloitte qui repose sur les années 2014-2016 correspondant à une période de stabilisation du titre alors que les années 2008-2009 correspondent à une période de lancement de celui-ci.

Sorgem compare à partir du RPM contrefactuel de 4,5 euros retenu par Deloitte, un revenu par page contrefactuel de 0,34 centimes d’euros pour le 10Sport.fr contre 0,16 euros pour l’Equipe.fr alors que ce dernier aurait une fréquentation 12 fois supérieure à la fréquentation contrefactuelle alléguée du 10Sport.com et bénéficierait ainsi d’une prime dans la négociation des revenus publicitaires.

Il sera retenu le contrefactuel Sorgem de 2,09 euros en se fondant sur le RPM moyen de l’Equipe (page 76 du rapport) entre 2009 et 2012, plus proche de la situation de marché, conformément au tableau ci-après.

S’agissant des revenus contrefactuels, il n’est pas justifié que d’autres revenus que ceux de la publicité auraient dû être pris en compte au cours de la période de cinq mois de parution du journal.

S’agissant de la perte de marge de 10 Médias en lien avec le site internet le 10Sport.com, qui résulte de la différence entre les revenus contrefactuels et les revenus réels, le Groupe Amaury soutient que les coûts de régie publicitaires ont été ignorés, de même que la part variable des charges rédactionnelles du site internet alors que l’appelante estime que l’intégralité des charges liées au site sont des charges fixes.

La cour retient qu’il n’est pas justifié que des charges autres que celle supportées pendant la période de 5 mois de parution du journal seraient intervenues dans le scenario contrefactuel, en particulier s’agissant des charges rédactionnelles et techniques.

Il n’y a donc pas lieu de déduire ces coûts de la marge perdue, laquelle se traduit par un gain manqué conformément au tableau ci-après.

Dès lors, les sociétés du Groupe Amaury seront condamnées in solidum à payer à la société 10 Médias la somme de 99 122 euros, déduction faite des revenus réels du site internet au cours de la période, au titre du gain manqué.

Cette somme sera actualisée pour les motifs déjà retenus s’agissant de l’actualisation du gain manqué, au taux d’intérêt légal à compter du 20 mars 2019, date à laquelle l’entier préjudice a été constitué, avec capitalisation des intérêts dus pour une année entière.

S’agissant de la perte de chance, Amaury soutient justement que le préjudice invoqué au titre du site internet étant l’accessoire du préjudice invoqué concernant le titre “papier”, l’absence de préjudice de perte de chance pour ce dernier condamne la thèse de 10 Médias pour le volet digital.

En conséquence, la demande de préjudice de perte de chance lié à la baisse de visibilité du site internet Le 10Sport.com est rejetée.

Le jugement est confirmé par substitution de motifs de ce chef.

Sur le préjudice moral

La société 10 Médias fait valoir qu’il est de jurisprudence constante que la victime d’une pratique déloyale est présumée avoir subi un préjudice moral de ce fait. Elle évalue son préjudice à 3 millions d’euros.

Ainsi qu’il a été dit aucune présomption de préjudice ne peut être retenue en matière de réparation de pratiques anticoncurrentielles.

Il appartient ainsi à l’appelante de démontrer le préjudice qu’elle allègue en lien direct avec la pratique d’éviction sanctionnée.

En l’espèce, ainsi que le soutient justement cette dernière, l’éviction du 10Sport.com en raison du lancement d’aujourd’hui Sport au même moment, a terni l’image et la réputation de 10 Medias auprès du public. Elle a aussi porté atteinte à la confiance et à la dynamique créée autour du lancement de ce nouveau quotidien, entamant sa capacité à attirer et à retenir de nouveaux talents.

10 Médias a ainsi subi un préjudice moral important qui sera justement indemnisé par l’allocation d’une somme de 100 000 euros à titre de dommages-intérêts.

Sur les dépens et l’article 700 du code de procédure civile,

Le jugement est confirmé en ce qu’il a condamné le Groupe Amaury aux dépens et mis à sa charge la somme de 100 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Le Groupe Amaury qui a formé appel incident, est condamné aux dépens d’appel.

Il est débouté de sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile et est condamné sur ce fondement à payer en cause d’appel, à la société 10 Médias la somme de 100 000 euros.

PAR CES MOTIFS

Statuant dans les limites de l’appel et de l’appel incident,

CONFIRME le jugement sauf en ce qu’il a :

• Condamné la SA LES EDITIONS P AMAURY, pour ses droits propres et venant aux droits des sociétés INTRA PRESSE et AUJOURD'HUI SPORT, la SAS à associé unique AMAURY MEDIAS devenu SAS à associé unique TEAM MEDIA et la SNC L'EQUIPE, in solidum, à payer à la SAS 10 MEDIAS la somme de 869 843 € pour la période de parution du support papier avec intérêt au taux légal à compter de l'assignation avec capitalisation des intérêts.

• Condamné la SA LES EDITIONS P AMAURY, pour ses droits propres et venant aux droits des sociétés INTRA PRESSE et AUJOURD'HUI SPORT, la SAS à associé unique AMAURY MEDIAS devenu SAS à associé unique TEAM MEDIA et la SNC L'EQUIPE, in solidum, à payer à la SAS 10 MEDIAS la somme de 1 067 000 € pour la perte de chance sur le support papier.

• Condamné la SA LES EDITIONS P AMAURY, pour ses droits propres et venant aux droits des sociétés INTRA PRESSE et AUJOURD'HUI SPORT, la SAS à associé unique AMAURY MEDIAS devenu la SAS associé unique TEAM MEDIA et la SNC L'EQUIPE, in solidum, à payer à 1a SAS 10 MEDIAS la somme de 20 000 € pour le préjudice du site internet durant la période de parution papier avec intérêt au taux légal à compter de l'assignation avec capitalisation des intérêts.

Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,

DÉBOUTE les sociétés LES EDITIONS P AMAURY venant aux droits des sociétés INTRAPRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, TEAM MEDIA, anciennement AMAURY MEDIAS, et L’EQUIPE de leur demande visant à ce que la Cour écarte des débats les pièces dites « comptables » produites par les conseils économiques de la société 10 MEDIAS et les études économiques produites par 10 MEDIAS fondées sur lesdites pièces ;

CONDAMNE les sociétés LES EDITIONS P AMAURY venant aux droits des sociétés INTRA-PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, TEAM MEDIA, et L’EQUIPE, in solidum, à verser à la société 10 MEDIAS la somme de 1 690 177 euros au titre du préjudice subi par la société 10 MEDIAS du fait du gain manqué lié aux ventes du quotidien le 10Sport.com durant sa période de parution outre intérêt au taux légal à compter du 20 mars 2009, date à laquelle l’entier préjudice a été constitué, avec capitalisation des intérêts dus pour une année entière ;

DEBOUTE la société 10 MEDIAS de sa demande de condamnation des sociétés INTRA- PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, TEAM MEDIA, et L’EQUIPE, in solidum au titre de la perte de chance liée aux ventes du quotidien le 10Sport.com d’avril 2009 à mars 2019 ;

CONDAMNE les sociétés LES EDITIONS P AMAURY venant aux droits des sociétés INTRA-PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, TEAM MEDIA, et L’EQUIPE, in solidum, à verser à la société 10 MEDIAS la somme de 99 122 euros au titre du préjudice subi du fait du gain manqué par 10 MEDIAS lié à la baisse de visibilité du site internet le 10Sport.com pendant la période de parution du quotidien, outre intérêt  au taux   légal à compter du 20 mars 2009, date à laquelle l’entier préjudice a été constitué, avec capitalisation des intérêts dus pour une année entière ;

CONDAMNE les sociétés LES EDITIONS P AMAURY venant aux droits des sociétés INTRA-PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, TEAM MEDIA, et L’EQUIPE, in solidum, à verser à la société 10 MEDIAS la somme de 100 000 euros au titre du préjudice moral de 10 MEDIAS ;

CONDAMNE les sociétés LES EDITIONS P AMAURY venant aux droits des sociétés INTRA-PRESSE et AUJOURD’HUI SPORT, TEAM MEDIA, et L’EQUIPE, in solidum, à verser à la société 10 MEDIAS la somme de 100.000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile et aux dépens d’appel avec le bénéfice des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

REJETTE toute autre demande.