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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 2 mars 2022, n° 20/09320

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Cardiosecours (SAS)

Défendeur :

Philips France Commercial (Sasu)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

Mme Depelley, Mme Lignières

Avocats :

Me Flauraud, Me Courtille, Me Bandon Tourret

T. com. Paris, du 29 juin 2020, n° 20190…

29 juin 2020

La société S. A.S. U. Cardiosecours (ci après « Cardiosecours ») est une société spécialisée dans la vente, la formation ainsi que la maintenance des défibrillateurs.

La société S. A.S Philips France Commercial (ci après « Philips ») est une société spécialisée dans l'industrie et le commerce de tous matériels, appareils et accessoires électriques, électroniques et mécaniques, notamment dans le secteur de la santé via la commercialisation des défibrillateurs automatisés externes.

Jusqu'à la fin de l'année 2016, la société Philips a assuré la distribution de ses produits par l'intermédiaire de la société Laerdal « masterfranchisée » pour de nombreux pays dont la France.

La société Laerdal a conclu des partenariats avec des distributeurs, dont la société Cardiosecours pendant plus de 10 ans.

Le 16 janvier 2017, la société Laerdal a arrêté la distribution des défibrillateurs Philips. Dès lors, les sociétés Philips et Cardiosecours ont décidé de conclure un contrat de distribution non exclusif pour des défibrillateurs automatisés externes de la marque Philips avec les consommables et les accessoires, pour une durée d'un an avec un terme le 31 décembre 2017 sans renouvellement tacite possible.

Un second contrat de distribution non exclusif, pour l'année 2018, d'une durée d'un an a été signé par les parties avec pour terme le 31 décembre 2018 sans tacite reconduction.

Le 26 juillet 2018, la société Philips a adressé une lettre recommandée avec accusé de réception informant la société Cardiosecours de son intention de ne pas signer un nouveau contrat pour l'année 2019.

Le 30 janvier 2019, la société Cardiosecours a assigné la société Philips devant le tribunal de commerce de Paris sur le fondement de la rupture brutale de la relation commerciale établie.

Par jugement du 29 juin 2020, le tribunal de commerce de Paris a :

- débouté la S. A.S. U. Cardiosecours de sa demande d'indemnité au titre de la rupture brutale de la relation commerciale établie,

- débouté la S. A.S. U. Cardiosecours de sa demande de nomination d'un expert,

- condamné la S. A.S. U. Cardiosecours à payer à la S. A.S. Philips France Commercial la somme de 10 000€ au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires,

- condamné la S. A.S. U. Cardiosecours au dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 74,50 € dont 12,20 € de TVA.

Le 13 juillet 2020, la société Cardiosecours dépose une déclaration d'appel du jugement du tribunal de commerce de Paris devant la cour d'appel de Paris.

Vu les dernières conclusions de la société Cardiosecours déposées et notifiées le 24 mars 2021 par lesquelles il est demandé à la Cour de :

Vu l'article L. 442-6, 5° du Code de Commerce (actuellement article 442-1 du même Code),

Vu les articles 1199 et 1200 du Code civil,

Vu les articles 700 du Code de Procédure Civile,

Vu la jurisprudence,

Vu les pièces produites,

JUGER la société Cardiosecours recevable et bien fondée en son appel et X en toutes ses dispositions le jugement du 29 juin 2020 du Tribunal de commerce de Paris :

JUGER que la société Philips et la société Cardiosecours entretenaient, depuis plus de 10 ans, des relations commerciales stables, significatives, régulières et donc établies au sens de l'article L. 442-6 du Code de commerce, directement ou par l'intermédiaire de la société Laerdal, master franchisé de Philips pour la distribution de défibrillateurs ;

JUGER que l'organisation de cette relation commerciale résulte du mode de distribution voulu et organisé par la société Philips, qui ne saurait nuire à la société Cardiosecours dans la distribution de l'ancienneté de la relation commerciale et du nécessaire préavis qui en découle à l'occasion de la rupture de ladite relation ;

JUGER, eu égard à la spécificité de l'activité de distribution en cause, de l'état de dépendance économique et de l'ancienneté des relations commerciales, que le délai de préavis doit être fixé en considération de ces éléments ;

JUGER que le délai de préavis de 5 mois notifié par la société Philips est, au regard de la situation de fait, amplement insuffisant ;

JUGER que la société Philips a rompu brutalement ses relations commerciales établies avec la société Cardiosecours et doit en conséquence indemniser cette dernière après fixation d'un préavis de 36 mois ;

CONDAMNER, en réparation, la société Philips à verser à la société Cardiosecours la somme de 1 457 228 € en réparation du préjudice subi par cette dernière soit :

- 133 418 € HT au titre de la marge perdue concernant la vente de défibrillateurs automatisés externes ;

- 1 323 810 € HT au titre de la marge perdue concernant les consommables et la maintenance sur le parc de défibrillateurs.

Subsidiairement, si la Cour d'appel ne s'estimait pas suffisamment informée du chef du préjudice de la société Cardiosecours, malgré l'évaluation réalisée par son expert comptable, alors il désignerait tel expert judiciaire de son choix qualifié en matière d'évaluation de préjudice économique et financier, avec la mission :

- De prendre connaissance du contexte entourant les relations commerciales entre les parties et des documents notamment comptables relatifs aux opérations de vente et de maintenance des produits Philips opérées par la société Cardiosecours ;

- Dans ce cadre, identifier puis chiffrer le préjudice consécutif à la rupture brutale des relations commerciales par la société Philips ;

- Rédiger un rapport synthétisant ses conclusions.

Enfin et en tout état de cause :

REJETANT toutes fins, moyens et prétentions de la société Philips ;

CONDAMNER la société Philips à payer à la société Cardiosecours une somme de 15 000€ sur le fondement de l'article 700 du CPC,

CONDAMNER la société Philips aux entiers dépens de l'instance, dont distraction au profit de Maitre Pascale FLAURAUD, conformément aux dispositions de l'article 699 du CPC.

Vu les dernières conclusions de la société Philips déposées et notifiées le 29 novembre 2021 par lesquelles il est demandé à la Cour de :

Vu l'article L. 442-6 I. 5° du Code de commerce dans sa version applicable à l'espèce,

Vu les articles L. 5212-1 et suivants du Code de la santé publique,

Vu les articles 1199 et 1200 du Code civil,

Vu les articles 146, 515 et 700 du Code de procédure civile ;

Vu les pièces produites,

JUGER que Philips et Laerdal sont deux entités juridiques distinctes et indépendantes ;

JUGER que les relations commerciales entre Philips et Cardiosecours rompues en 2018 ont débuté en 2017 avec le contrat de distribution établi entre Cardiosecours et Philips pour l'année 2017 qu'elle se sont poursuivies par la conclusion d'un second contrat pour 2018 avec échéance au 31 décembre 2018 ;

JUGER que ces relations commerciales étaient nouvelles et précaires et qu'elles ne présentaient à cet égard pas le caractère de relations commerciales établies ;

JUGER qu'il n'y a pas lieu de faire rétroagir le commencement de ces relations commerciales aux relations entreprises par Laerdal avec Cardiosecours, faute de d'élément produit prouvant sans équivoque possible que Philips aurait consenti à poursuivre ces relations commerciales antérieures ;

JUGER que le préavis de cinq mois par lequel Philips a informé Cardiosecours de ce qu'elle n'entendait pas conclure un nouveau contrat pour 2019, rompant de fait leurs relations commerciales, était compte tenu des circonstances de l'espèce raisonnable ;

JUGER que la rupture des relations commerciales entre Philips et Cardiosecours intervenue au terme d'un préavis de plus de cinq mois, n'était pas brutale ;

En conséquence,

JUGER que Cardiosecours n'est pas fondée à relever appel de la décision du Tribunal de commerce de Paris du 29 juin 2020 en ce qu'il a rejeté toute ses demandes aux motifs notamment que les relations antérieures avec Laerdal ne pouvaient être prises en compte dans la période de relations commerciales avec Philips et en jugeant dès lors que le préavis notifié par Philips était suffisant et l'en débouter ;

CONFIRMER les dispositions de ce jugement attaquées ;

Subsidiairement,

JUGER que les conditions pour engager la responsabilité de Philips sur le fondement de l'article L. 442-6 I. 5° du Code de commerce dans sa version applicable à l'espèce ne sont pas remplies ;

JUGER que Cardiosecours ne démontre pas d'un préjudice indemnisable en applicable de l'article L. 442-6 I. 5° du Code de commerce dans sa version applicable à l'espèce et, qu'en particulier, il n'y a pas lieu d'indemniser le distributeur au titre d'une perte de marge afférente à une offre de services distincts de la revente du produit ;

DEBOUTER en conséquence Cardiosecours de l'intégralité de ses demandes ;

Infiniment subsidiairement,

RAPPORTER à de plus justes proportions le préjudice indemnisable de Cardiosecours en tenant compte du mode de calcul habituels de la jurisprudence et des éléments de preuve versés aux débats ;

En tout état de cause,

REJETER la demande d'expertise judiciaire sollicitée à titre subsidiaire par Cardiosecours;

REJETER la demande de Cardiosecours formulées au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et CONDAMNER Cardiosecours à verser à Philips la somme de 15 000 € sur ce même fondement ;

REJETER la demande d'exécution provisoire du jugement à intervenir ;

CONDAMNER Cardiosecours aux entiers dépens de l'instance.

La clôture a été prononcée par ordonnance en date du 21 décembre 2021.

SUR CE, LA COUR,

L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa version antérieure à l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige, dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.

Sur l'existence de relations commerciales établies

- la prise en compte de l'antériorité de la relation commerciale avec la société Laerdal

L'appelante reproche au jugement attaqué de ne pas avoir pris en compte dans l'appréciation de la durée de la relation commerciale avec la société Philips la relation contractuelle antérieure avec la société Laerdal qui a existé pendant près de 10 ans. Elle soutient que la réalité économique du marché n'a pas été bouleversée en 2017 par la modification du réseau de distribution de la société Philips, les conditions étant restées les mêmes en pratique, notamment la condition de non-exclusivité, mais aussi le maintien des conditions commerciales antérieures s'étendant aux conditions tarifaires. Elle en déduit qu'il existe une réelle continuité des relations commerciales entre les sociétés Philips et Cardiosecours avant et après 2017. Elle ajoute que, même si les contrats de 2017 et 2018 ne prévoyaient pas de tacite renouvellement ou de droit à la reconduction tacite, cela n'exclut pas l'existence d'une relation commerciale établie.

En réplique, la société Philips demande la confirmation du jugement ayant estimé que la relation entre les parties avait débuté seulement en 2017. A cet effet, l'intimée soutient que jusqu'en 2017, il convient de distinguer deux niveaux de commercialisation distincts :

- d'une part, entre Philips et Laerdal, auquel Cardiosecours et les autres distributeurs de Laerdal étaient tiers ;

- d'autre part, entre Laerdal et Cardiosecours, auquel Philips ainsi que les autres fabricants ou fournisseurs de produits étaient tiers.

La société Philips considère que la théorie de l'effet relatif des contrats ne permet pas à un tiers au contrat entre Philips et Laerdal, tel que Cardiosecours, de justifier une quelconque ancienneté de la relation entre les sociétés Philips et Cardiosecours.

L'intimée fait valoir que ce nouveau contrat négocié en 2017 avec l'appelante ne reprend pas les dispositions et les conditions des contrats antérieurs conclus entre les sociétés Laerdal et Cardiosecours, qu'il s'inscrit dans le cadre d'une nouvelle relation commerciale, à titre provisoire et d'essai entre les sociétés Philips et Cardiosecours, et qu'il ne mentionne nullement l'intention des parties de s'inscrire dans la continuité des relations que Cardiosecours entretenait avec Laerdal.

Sur ce ;

Si la relation d'affaires qui a existé entre les sociétés Cardiosecours et Laerdal puis celle entre les sociétés Philips et Cardiosecours avaient toutes deux pour objet la distribution de défibrillateurs de marque Philips et si la société Cardiosecours a pu assister avant 2017 en sa qualité de distributeur à des réunions communes entre le fabricant Philips et son master franchisé Laerdal ou être parfois en contact direct avec le fabriquant pour la commande de pièces, cela ne suffit pas à démontrer qu'il s'agit de la même relation commerciale qui se poursuit après 2017 directement avec la société Philips. En effet, il est constant que les contrats de distribution successifs sont jusqu'en 2017 conclus seulement entre la société Laerdal et la société Cardiosecours, que la société Philips et la société Laerdal sont deux entités juridiques bien distinctes, ne faisant d'ailleurs pas partie du même groupe économique. Il est en outre constant que c'est la société master franchisé Laerdal qui avait choisi la société Cardiosecours comme partenaire distributeur.

L'allégation de l'appelante tendant à dire qu'il existait une volonté commune de poursuivre la relation d'affaires établie avec la société Laerdal est contredite par la lecture du contrat que la société Philips lui propose en 2017 en y faisant mentionner expressément dans son article 1 que la désignation de la société Cardiosecours comme distributeur Philips sur le territoire de la France métropolitaine est « à titre provisoire afin de déterminer si le modèle de distribution correspond au business plan et à la stratégie de Philips » (pièce 5 Cardio). Cela tend à démontrer qu'il s'agit d'une nouvelle relation d'affaires avec une période « test » pour le distributeur des produits Philips.

Ce premier contrat avec la société Philips est en outre prévu pour une durée déterminée courte d'une année, et avec des modalités différentes de celles conclues auparavant avec la société Laerdal notamment sur les objectifs de ventes fixés concernant les remises (Annexe A du contrat).

Enfin, comme l'a relevé à bon escient le tribunal, le contrat conclu en 2017 entre les sociétés Philips et Cardiosecours n'évoque nullement la reprise d'une relation ayant existé antérieurement entre les sociétés Cardiosecours et Laerdal.

Au vu de ces éléments, le début de la relation commerciale entre les sociétés Philips et Cardiosecours doit être fixé à 2017, à l'instar de ce qu'a jugé le tribunal de commerce.

- le caractère établi de la relation entre les sociétés Philips et Cardiosecours

La société Cardiosecours soutient que la succession de contrats ponctuels avec l'annonce de la société Philips, en février 2018, de pérenniser la relation commerciale permet de caractériser une relation commerciale établie. Elle ajoute que la mention « à titre provisoire et d'essai » a été imposée par la société Philips au moment des négociations.

Selon la société Philips, la relation commerciale avec la société Cardiosecours n'a pas un caractère suivi, stable et habituel, puisque la présence d'éléments de précarité, tels que la durée déterminée des contrats sans reconduction tacite avec un terme extinctif, ou bien la mention « à titre provisoire et d'essai », s'opposent au caractère établi de la relation commerciale.

Sur ce ;

A l'issue du premier contrat dit « provisoire et d'essai », la société Philips a renouvelé la société Cardiosecours en sa qualité de distributeur agréé non exclusif sur le territoire de la France métropolitaine des défibrillateurs extrahospitaliers par la signature d'un second contrat, certes à durée déterminée et sans reconduction tacite, mais ce renouvellement pouvait faire croire raisonnablement à la société Cardiosecours que la relation avec la société Philips allait perdurer au delà du terme. La relation entre les parties, au moment de la rupture, doit donc être considérée comme stable et établie.

Sur le caractère brutal de la rupture

La société Cardiosecours argue d'une insuffisance du préavis octroyé et du caractère brutal de la rupture décidée par la société Philips.

Il est constant que la société Philips a informé son cocontractant par un écrit du 26 juillet 2018 (LRAR produite en pièce 8 de Cardiosecours) que le contrat ne serait pas renouvelé à son terme prévu au 31 décembre 2018. Le préavis donné était donc de cinq mois.

En prenant en compte la durée courte de la relation liant les parties, soit moins de deux années, le fait que la société Philips n'avait pas accordé d'exclusivité à la société Cardiosecours ni exigé de cette dernière une exclusivité et même si elle était le principal client de la société Cardiosecours lors de la rupture (64,7% en 2018 de son chiffre d'affaires total), ce délai de cinq mois apparaît nécessaire mais suffisant pour permettre à la société Cardiosecours de se réorganiser et de trouver d'autres fournisseurs sur le marché français de la distribution des défibrillateurs.

Par conséquent, le caractère brutal de la rupture n'étant pas démontré par l'appelante, cette dernière sera déboutée de ses demandes en indemnisation sur le fondement de l'article L. 442-6, 5° ancien du code de commerce, le jugement sera confirmé sur ce point.

Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile

Le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné la société Cardiosecours aux dépens de première instance et à payer à la société Philips la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

La société Cardiosecours, succombant en appel, sera condamnée aux dépens d'appel.

En application de l'article 700 du code de procédure civile en appel, la société Cardiosecours sera déboutée de sa demande et condamnée à payer à la société Philips la somme de 6 000 euros.

PAR CES MOTIFS

CONFIRME le jugement dans toutes ses dispositions,

Y ajoutant,

CONDAMNE la société CARDIOSECOURS aux dépens d'appel,

CONDAMNE la société CARDIOSECOURS à payer à la société PHILIPS FRANCE COMMERCIAL la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

REJETTE toute autre demande.